Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais j’admire Newton. Ah ! sa pomme… Et avec lui, pas de surprise : les phénomènes qui se produisent dans le monde suivent des lois naturelles ; parfois divines quand c’est vraiment trop compliqué, mais c’est rare. Le hic, c’est quand on est obligé d’en arriver là. Certes, le problème est résolu, mais pas la question, et c’est vraiment très ennuyeux… Mais bon, ce détail mis à part, on peut affirmer avec Newton que tout est déterminé, que tout effet a sa cause et que la manière dont le monde s’organise est mathématique, géométrique, bref scientifique : on peut tout mettre en équations, et avec ça, tout est dit. Il suffit après, ben… de trouver l’équation !
D’ailleurs Victor Hugo nous rapporte que lorsque le grand astronome Laplace mit un point final à sa Mécanique céleste en cinq tomes, l’empereur Napoléon, qui avait été son élève à l’École militaire, lui asséna tout-à-trac :
- « Vous avez écrit un livre entier sur l’Univers sans mentionner une seule fois son Créateur ! »
- « Sire, lui aurait répondu Laplace, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ».
Car tout est logique, rigoureusement logique. Einstein avait bien raison de s’écrier, au conseil Solvay de 1927 : « Dieu ne joue pas aux dés ! », le hasard n’existe pas, il n’y a que des rencontres, et qui ne sont rien d’autres que des retrouvailles. Voilà tout ! Et j’ajouterai à l’attention de ceux qui ont une curiosité exigeante, qu’ils en soient loués !, que Platon avait déjà eu cette intuition-là. D’après Jean Tzétzès, le célèbre grammairien et poète byzantin du XIIe siècle qui le rapporte dans ses Chiliades (VIII, 974-7), il avait fait graver sur sa porte : « Nul ne doit entrer sous mon toit, s’il n’est géomètre ». Cela nous explique pourquoi la pupille est ronde, le pubis triangulaire et la tête au carré.
Malheureusement pour ces merveilleux savants, Dieu est dans les détails. Selon certains auteurs et non des moindres, il se les partage avec le diable. Examinons la situation de plus près, car il faut être prudent : ce ne sont pas les détails qui manquent ! Et les détails, c’est comme les piquants du coussin de belle-mère (je parle de la plante grasse, pas de la mienne de belle-mère, qui n’est pas maigre non plus), les piquants, ça empêche de cueillir les fleurs.
Revenons à la science, c’est un sujet suffisamment sérieux pour qu’on ne le prenne pas à la légère. Si tout est réglé comme du papier à musique, pourquoi la crise, hein ? Voilà la vraie question ! Le réponse m’est venue grâce à Edward Lorenz. Vous savez, c’est l’inventeur de « l’effet papillon » dont il a parlé dans sa fameuse conférence de 1972 : « Le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Il faut dire que, depuis, j’ose à peine remuer le petit doigt. Une tornade au Texas, ça fait au mieux trois minutes à la télé, c’est tout, mais en France, chez moi, au village, une tornade ! Je n’en dirai pas plus… La dernière qu’on ait eue, c’est quand la nièce de l’instituteur est venue en vacances… Quels ravages ! Mais ne nous éloignons pas de notre sujet. Vous avez bien compris que la moindre petite cause peut produire de grands effets. Par exemple, mes grands-parents, une petite cause de rien du tout dans un champ en été, et ils en sont déjà à cinquante ans de mariage.
Eh bien, pour la crise, c’est pareil. Je vais tout vous raconter. Un jour que je me demandais comment gagner de l’argent, ce qui n’a rien d’original, j’ai ajouté « Eh bien, sur le dos des autres, pardi ! ». Je savais que ce n’était pas très original non plus, mais là où ça l’est devenu, c’est quand je me suis demandé « le dos de qui ? » Après avoir écarté : la loterie, la visite guidée de mon appartement pour attirer les touristes, ou creuser dans le jardin pour trouver un puits de pétrole, j’ai fini par me creuser les méninges pour essayer de répondre à ma fichue question. La réponse m’est venue en un éclair : « Sur le dos d’acheteurs, évidemment ! Je vais monter une boîte internet. Mais de quoi ? Ou alors un magasin. Mais pour vendre quoi ? Tiens, ça y est, un journal ! Je l’appellerai 450.fm… Oh, zut, c’est déjà pris ! Non, tout ça, c’est pas bon… Ah ! Ça y est ! Je vais m’enrichir sur le dos des électeurs. En voilà une bonne idée ! Je m’engage dans un parti, tant qu’à faire celui qui a la cote auprès des journalistes, mais est-ce qu’il payera bien ? Aujourd’hui, ça vaut moins le coup depuis qu’on parle sans arrêt de morale, surtout les voleurs d’ailleurs… Ou bien en créer un… mais il y en a tant ! Ou alors, tiens ! monter une secte. Ça c’est une super idée, ça rapporte gros ! Il me suffit d’écrire un bouquin ésotérique, du genre Comte de Gabalis mais plus axé sur la modernité, annoncer en préface que le livre m’a été dicté directement par Dieu dont je suis l’élu, non l’Élu avec une majuscule il faut voir les choses en grand, moi son humble prophète, et que les fidèles, dûment initiés, auront le bonheur sur terre et la jouissance dans l’au-delà, et bingo !, les adeptes payent, deviennent de plus en plus nombreux, on les habille en bleu ciel et en jaune soleil, je me laisse pousser la barbe, je choisis les plus belles initiées qui auront l’honneur de partager ma couche, et je suis le roi ! Aaaaah ! Mais… ça demande du temps tout ça et il me faut devenir riche tout de suite ! Tiens ! et pourquoi pas gigolo, c’est pas mal non plus. Il me reste plus qu’à trouver une vieille de vingt-cinq ans de plus que moi, et hop !, l’avenir est assuré. À moins que… Bon, c’est pas mon truc, mais à la rigueur un vieux… »
« J’en étais là de mes méditations quand… j’en ai encore la chair de poule, oui, de poule, vous savez bien que depuis Henri IV, la poule a toujours eu du pot ! J’étais tranquillement assis sur un banc du jardin public en train de me demander de quoi demain serait fait, lorsqu’elle est passée devant moi, La Crise, en personne ! On m’avait dit qu’elle était hideuse, mais lorsque je l’ai vue, elle m’a parue plutôt accorte, élancée, avec un mouvement de hanches chaloupant vers le futur, tandis que sur son visage flottait comme un air de famille… Je l’ai abordée poliment et ça l’a sans doute décidée à s’asseoir à mes côtés. De près, elle était pâle, un peu trop peut-être, avec des yeux battus comme quelqu’un qui ne mange pas à sa faim et qui dort mal.
- « Vous avez l’air fatiguée », lui dis-je sans laisser rien paraître de ma pitié.
Elle me regarda avec des yeux, mais des yeux…
- « Oh merci ! Merci de vous intéresser à moi autrement que pour vous plaindre » – me dit-elle avec un sourire meurtri.
- « Que vous est-il arrivé ? » lui demandai-je après un long silence d’observation mutuelle, moi avec ma barbe de trois jours et mes maigres indemnités chômage, elle avec son jean et son tee-shirt troués aux bons endroits.
- « Oh, c’est malheureusement très simple. Je suis passée du travail en entreprise au travail en bourse. J’étais au service des personnels lorsque mon patron m’a convoquée pour une introduction en bourse. J’imaginai que ce serait une affaire juteuse. J’ai donc tout misé sur le développement de son entreprise. J’ai pris la chose en main. Au début ça allait doucement mais j’ai aidé à sa croissance et de microentreprise, c’est devenu une petite, puis une moyenne entreprise, avant d’être une entreprise de taille intermédiaire, ce qui était déjà convenable. Tout au long du processus, je l’ai aidé dans son analyse sectorielle en valorisant ses actifs. Ensuite ce fut l’introduction même. Parfaitement réussie. Dès le lendemain, à l’ouverture de la séance sa cote était au plus haut. C’était une action à fort rendement. Il en fut ainsi durant des mois. Mais on connaît les bourses, ça va ça vient jusqu’au moment où le marché explose avant de revenir à son cours plancher… L’opération de contrepartiste aurait pu durer mais je ne voulais pas me contenter de quelques dividendes ; il me fallait un fonds commun de placement, je voulais du long terme. C’est lorsqu’il y a capitalisation boursière, qu’il faut veiller à son portefeuille et à sa plus-value. Mais lui, prétextant un risque d’inflation, me proposa une manœuvre de contournement. Je m’y opposai. C’était l’orthodoxie ou rien. Ce qui devait arriver arriva : ce fut la bulle. Il exigea une opération de liquidation, avec un ordre d’exécuter, sinon annuler (FOK). Je refusai tout net. Dès lors ce fut l’arrêt des opérations sur le titre et la clôture du marché, juste avant le crack. Et je n’ai même pas pu prendre mes bénéfices. Voilà, cher monsieur. J’en suis là. »
- « C’est une bien triste histoire. Et maintenant, qu’allez-vous faire ? »
- « Je vous répondrai avec les mots du physicien Niels Bohr : « La prévision est un art difficile, surtout quand elle concerne l’avenir ». Alors, j’essaie de prendre de la distance en suivant le proverbe : « Si tu veux voir de près, place-toi loin », et je garde espoir, j’ai encore un joli capital » – et elle me lança un air enjôleur, avant d’ajouter, d’une voix mystérieuse : « La Bruyère disait, dans ses Caractères : « Ce qui barre la route fait faire du chemin »… Vous ne voudriez pas qu’on en fasse un bout ensemble ? À deux on serait moins seuls ! »
Face à une telle logique, comment dire non ?
« Et c’est comme ça, monsieur, que La Crise a gagné le monde. L’effet papillon… »
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