La littérature dystopique, souvent vue comme un genre populaire est surtout une proposition de futur basée sur l’interprétation du présent. Loin d’être un genre purement léger, elle nous invite à nous interroger sur l’avenir que nous voulons bâtir.
Il y a un genre que j’affectionne particulièrement en littérature : la dystopie. Les romans clés du genre sont bien connus : 1984 d’Orwell, le Meilleur des Mondes d’Huxley, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury (adapté au cinéma par François Truffaut) ou encore, le roman fondateur du genre, Nous, de Ievgeny Zamiatine. Le roman dystopique reprend les codes et schémas du roman utopique, mais en les inversant. Très généralement, le monde dystopique naît d’une rupture dans la trame de l’Histoire. Ce peut être la victoire du parti royaliste en 1871, qui permet la restauration de la monarchie en France (Pierre Bordage, Ceux qui…), une catastrophe écologique ou politique (Pierre Bordage, Chronique des Ombres), l’élection d’un tyran aux faux airs de sauveur (Michel Houellebecq, Soumission). Il faut toutefois noter que la dystopie ne doit pas être confondue avec la littérature post-apocalyptique, autre genre que j’affectionne. Le schéma en est un peu différent : la civilisation a été anéantie après une ou plusieurs catastrophes (guerre nucléaire, phénomène climatique, chute de météore ou réunion de Sexion d’Assaut).
La bande dessinée regorge d’univers dystopiques : SOS Bonheur de Griffo et Jean Van Hamme, Block 109 de Ronan Toulhoat, V for Vendetta d’Alan Moore et David Lloyd, Zetman de Katsura etc. La télévision et le cinéma ont également leurs séries dystopiques : la Servante Ecarlate, Black Mirror, Bienvenue à Gattaca d’Andrew Nicol, Minority Report de Steven Spielberg et Blade Runner de Ridley Scott. Ces deux derniers films sont adaptés des œuvres de Philip K. Dick, mais poussent plus loin l’aspect dystopique. On peut noter aussi que la littérature jeunesse regorge d’oeuvres dystopiques : Hunger Games de Suzanne Collins, Labyrinthe de Kate Mosse, Divergente de Veronica Roth, Thomas Drimm de Didier van Cauwelaert etc. A croire que les éditeurs veulent préparer leurs lecteurs au pire…
Dans ce type de récit, le lecteur est amené à découvrir une civilisation à peine plus avancée que la civilisation contemporaine. Il épouse généralement le regard d’un ou plusieurs protagonistes, qui bien souvent devient un paria dans son monde et s’interroge sur le bien fondé des règles de son monde. Ainsi, le pompier Montag de Fahrenheit 451 se demande pourquoi brûler les livres, le narrateur de Soumission interroge sa propre lâcheté face à la catastrophe en cours, et le jeune Jean décide d’apprendre à lire malgré l’interdiction faite au peuple dans Ceux qui.
Le récit dystopique présente des similarités, quel que soit le contexte. Le récit est souvent urbain, dans des villes devenues mégalopoles, et dont le secteur et le type d’habitation déterminent la classe sociale. Généralement, plus on est proche du sol, plus on est bas dans la société. L’État ou l’autorité instaure un contrôle social permanent : surveillance généralisée, fichage de la population, contrôle de l’information, omniprésence et omnipotence de la police ou plus généralement de l’exécutif. Le contrôle sanitaire et social est souvent institué à la suite d’événements qui ont amené les politiques à instaurer un état d’urgence ou un état d’exception, dont ils ne sont jamais sortis tels que des attentats, des catastrophes climatiques, ou des pandémies. Le tout au nom du bien et des libertés publiques. Ca reste fort heureusement de la fiction, un état d’exception permanent établi au nom du bien public ne s’étant jamais vu dans notre beau pays…
Par ailleurs, le régime autoritaire refrène toute velléité de contestation politique ou de remise en question du régime. Bien évidemment, les libertés individuelles ne sont plus qu’un souvenir. On ne peut plus aller et venir comme on le souhaite, ni physiquement ni socialement. En effet, la classe sociale d’origine détermine l’accès aux études et donc le reste de la vie, les bonnes écoles n’étant accessibles qu’aux élites et classes dirigeantes. La plèbe doit rester à sa place.
L’accès à la culture n’est pas toujours évident non plus, la connaissance du passé étant une potentielle source de remise en cause des mesures du présent. Le peuple est donc maintenu volontairement dans un état de bêtise et d’ignorance, voire d’abrutissement (cf. la récompense dans le Meilleur des Mondes ou la télévision personnalisée dans Globalia de Jean-Christophe Rufin).
Il en résulte que le monde dystopique est un monde profondément inégalitaire : l’élite (peu norelu bf mbreuse) a accès à tout, y compris au soleil et à l’air pur, le reste du monde n’a accès à quasiment rien, même pas à un air pur ou une nourriture saine. Aucun rapport avec la réalité, bien sûr.
Evidemment, les libertés d’aller et venir n’existant plus, la population est soumise à un certain nombre de contrôles de l’autorité : contrôles aux faciès, examen des passeports (incluant les données médicales et de vaccination, le secret médical n’ayant plus cours en dystopie), examen du parcours, interrogatoire poussé si le personnage veut sortir de sa zone. Le droit à l’anonymat est oublié depuis longtemps.
La classe dirigeante assoit son pouvoir par l’abrutissement des peuples, la maîtrise de l’exécutif, du capital mais aussi, et surtout par la maîtrise de la technologie. Les technocrates de la dystopie sont les clercs de ces mondes, de véritables maîtres secrets manipulant les politiques pour établir leur pouvoir et faire régner leur idéologie : solutionnisme, utilisation sans garde-fou de leur technologie (cf. l’oeil de Batman, ce système d’espionnage généralisé), néolibéralisme ou toute autre forme de darwinisme social dévoyé. Je ne puis m’empêcher de lier la dystopie à des systèmes de « démocraties illibérales », dans lesquelles, au nom de l’efficacité expéditive de l’exécutif, les garants du droit sont tout bonnement supprimés… Je précise que la dystopie reste de la fiction et que personne n’aurait à l’idée de supprimer les Conseil d’État, Conseil Constitutionnel, Défenseur des Droits, et tous les autres garants du droit. Du moins, je l’espère.
Dans ce type de monde, les institutions comme la Franc-maçonnerie n’ont bien évidemment pas leur place. La démarche maçonnique impliquant un large questionnement et faisant appel au passé, un Franc-maçon est en mesure d’avoir, si tout se passe bien, une vision critique du monde, incluant le pouvoir en place. Toutefois, je regrette qu’on ne propose pas forcément aux Apprentis et Compagnons (ni aux Maîtres, d’ailleurs) de lire de la dystopie. Je suppose que le snobisme aristotélicien (qui se résume ainsi : la tragédie et les classiques, c’est bien ; la comédie et le reste, c’est pas bien) y est pour quelque chose. Du fait de mettre tout le monde au même niveau, de traiter tout le monde en égal et d’inviter chacun à se questionner, la Loge ne constituera jamais une dystopie.
Imagine-t-on un monde dans lequel l’accès aux droits les plus élémentaires serait conditionné par la possession d’un terminal personnalisé ? Imagine-t-on un monde dans lequel l’orientation des enfants se ferait sur la base de critères d’origines sociales et serait décidée par un automate programmable ? Imagine-t-on un monde dans lequel les plus pauvres n’auraient plus le droit d’aller et venir ? Ou encore un monde dans lequel l’accès au moindre service, au moindre lieu serait conditionné par la détention d’un passeport donnant non seulement l’identité, la date de naissance mais aussi la situation médicale de son détenteur ?
Heureusement que la dystopie reste de la fiction, sinon, le monde serait un enfer !
Je vous embrasse.