sam 27 juillet 2024 - 02:07

Don Juan le saint – II

FRANC-MAÇON ET SAINT ? – II –

Franc-maçon et saint ?

Pourquoi parler de sainteté en franc-maçonnerie ? N’y a-t-il pas là un abus de langage ?

Pas vraiment ; ou plutôt nous sommes en droit de nous interroger sur ce point, compte tenu non seulement de l’existence de rites maçonniques à connotation religieuse (judaïque, catholique ou protestante), mais plus encore par l’évocation de la question que le terme de Chevalier Kadosch évoque au 30ème degré du Rite Écossais Ancien et Accepté. Car en hébreu, le « saint », c’est le « qadoš », qui a deux sens : celui de « séparé » et celui de « pur ».

Van Gennep définit la « séparation » comme la première étape du processus initiatique, les deux suivantes étant la transition (le rituel en lui-même) puis l’incorporation (dans le groupe).

Cette séparation est une mise à l’écart de l’impétrant qui va être initié (par rapport à sa situation antérieure de profane). Caractérisée par un déplacement vers un autre emplacement que consacre le lieu de la cérémonie (montagne, bois, clairière, grotte, hutte, maison, temple, église, mosquée, loge), elle sacre la conjonction avec le monde spirituel. Elle permet de passer d’un monde à l’autre, de l’extérieur vers l’intérieur.

Parce qu’elle s’effectue en ascension vers le monde céleste, elle prend l’apparence d’un cheminement cosmique ; mais parce qu’elle se fait en esprit, donc intérieurement, elle est d’abord un cheminement ésotérique.

Dans le cadre de la religion, elle mène le croyant au paradis (ou à l’enfer).

Voyage initiatique, il conduit de la « cité du Diable » (« civitas Diaboli ») à la « cité de Dieu » (« civitas Dei ») pour les membres de la « Fede Santa » – à laquelle appartenait Dante Alighieri, aux dires de René Guénon : « L’association de la Fede Santa, dont Dante semble avoir été l’un des chefs, était un Tiers-Ordre de filiation templière, ce qui justifie l’appellation de Frater Templarius ; et ses dignitaires portaient le titre de Kadosch, mot hébreu qui signifie “Saint” ou “Consacré”, et qui s’est conservé jusqu’à nos jours dans les hauts grades de la Maçonnerie[1]. »

Dans un cadre initiatique, ce voyage traduit l’éloignement du monde profane vers le monde sacré. La porte basse matérialise ce passage.

Symboliquement, l’impétrant franchit la « porte des hommes » pour frapper à la « porte des dieux » (ou à la « porte de Dieu ») : il peut ainsi rejoindre ceux qui ont accédé aux cieux d’en haut, les « kadosh », les « saints ». Cette ascension est la voie d’accès au principe divin.

Dans la mythologie, elle est marquée par un seuil et protégée par des gardiens (dragons, monstres, serpents) ou par un mot de passe (la clé qui ouvre le chemin du trésor caché en soi). Les marches d’un escalier ou les degrés d’une échelle symbolisent la progression en élévation de l’être (à l’intérieur de lui-même). Au-dedans, la sanctification du lieu est assurée par l’autel, centre spirituel sacralisé par l’acte de foi (en l’homme, ce centre est le cœur).

La sainteté dans le judaïsme

Pour le judaïsme, la sainteté appartient à Dieu seul : « Car il est saint, l’Éternel, notre Dieu[2] ! », dit un psaume.

Et c’est parce que Dieu est saint que le peuple qu’il a élu l’est – par son alliance avec lui : « Car tu es un peuple saint pour l’Éternel, ton Dieu ; l’Éternel, ton Dieu, t’a choisi, pour que tu fusses un peuple qui lui appartînt, entre tous les peuples qui sont sur la face de la terre[3]. »

Mais pour cela, il faut qu’Israël obéisse à ses lois : « Tu observeras tous ses commandements, afin qu’il te donne sur toutes les nations qu’il a créées, la supériorité en gloire, en renom et en magnificence, et afin que tu sois un peuple saint pour l’Éternel, ton Dieu, comme il te l’a dit[4]. »

Les Lévites, qui obéissent à la « loi de sainteté[5] », sont des hommes privilégiés, parce qu’ils sont purs : « Soyez saints, car je suis saint, moi, l’Éternel, votre Dieu[6] », prescrit le Lévitique.

Mais qu’est-ce qu’être pur ? C’est un état spirituel, le « taharah », qui consiste à valoriser spirituellement sa vie.

Quel sens a-t-il ? Il s’agit de refuser l’impureté (la « toumah »), qui est signe de mort : les cadavres, les maladies comme la lèpre, les menstrues de la femme (l’ovocyte est expulsé), l’éjaculation de la semence de l’homme (elle est perte d’un potentiel de vie), l’accouchement de l’enfant (qui sort vivant du corps de la mère), etc.

La sainteté est donc liée à la pureté de la vie – parce qu’elle est vertueuse -, l’impureté à sa privation et à la mort – parce qu’elle est mauvaise (du latin « malifatius », avec pour radicaux : « malum », « mauvais » et « fatum », « sort », le « mauvais sort ») -.

L’homme pieux se soumet aux lois du destin ; et celui qui est enclin à l’impureté doit se purifier par le rite : c’est le « mikvé », l’immersion dans le bain sanctificateur.

En franc-maçonnerie, par un autre biais nous retrouvons le même besoin de pureté. Dans son Discours de 1738, le chevalier de Ramsay édicte : « Nous cherchons à bâtir, et tous nos édifices sont ou des cachots pour les vices, ou des temples pour les vertus. »

Ainsi le Kadosch purifie-t-il le temple de son esprit : combattre pour la spiritualité contre la matérialité, pour la vérité contre l’erreur, pour l’amour contre la haine, pour l’ordre contre le chaos. Afin de devenir sain (de corps) et saint (d’esprit)…

Le terme de « kadosch » trouve là sa pleine justification. Et c’est avec acuité que René Guénon l’authentifie : « Cette désignation des initiés comme les “Saints”, dont Kadosch est l’équivalent hébraïque, se comprend parfaitement par la signification des “Cieux” telle que nous venons de l’indiquer, puisque les Cieux sont en effet décrits comme la demeure des Saints[7]. »

Dans le judaïsme, la troisième bénédiction de la Amida, le mot de « Tz’vaoth » (« Sabaoth ») est associé au mot « Kadosh » (« Saint ») : « Kadosh Kadosh Kadosh Adonaï Tz’vaoth M’lo Khol Ha’aretz K’vodo » : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur des armées [célestes], la Terre entière est remplie de sa gloire ».

La sainteté dans le christianisme

Le christianisme fait écho au judaïsme. Le Sanctus, acclamation du « Te Deum » prononcée par les Églises dites « des origines » (catholiques et orthodoxes) est un lemme antique de la liturgie céleste : « Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth ! » (« Saint, Saint, Saint [est] le Seigneur des armées[8] ! »

Mais les critères qui définissent la sainteté sont plus larges.

La première étape est la béatification qui doit prouver  les vertus canonisables du prétendant.

En quoi consistent-elles ?

1°/ La vertu doit être héroïque : « Que le sujet qu’elle concerne soit ardu, et qu’en raison des circonstances sa pratique suppose une énergie très supérieure au commun des mortels. »

Don Miguel de Mañara, surnommé « le Héros de Dieu », répond à cette requête.

2°/ La vertu doit être persévérante : « Que les actions soient réalisées avec promptitude et constance. »

Appelé « le Père des pauvres », Don Miguel de Mañara a consacré sa vie aux plus miséreux et n’a jamais cessé d’œuvrer pour eux.

3°/ La vertu doit être joyeuse : « Qu’il la porte avec optimisme et courage[9]. »

Don Miguel de Mañara s’est opiniâtré dans ses entreprises de charité, espérant le secours de Dieu avec optimisme, foi et raison quand il n’avait plus d’argent pour subvenir aux besoins des plus démunis ; et faisant preuve d’un courage exemplaire à supporter les affres de la maladie jusqu’au seuil de la mort.

Son procès en béatification relève trois vertus qui le caractérisent : l’humilité, la foi et la charité[10].

La même sollicitation est requise du Franc-maçon.

Le thème de la « Vertu » est présent du 1er au 33ème degré du Rite Écossais Ancien et Accepté, soit sous la forme d’un concept (l’« Aretè »  grec ; les quatre vertus cardinales et les trois vertus théologales des chapitres), soit encore sous le forme d’incarnations par des hommes vertueux (les grands initiés, Hiram, le Christ, etc.), soit enfin sous la forme des valeurs qui en découlent (valeurs ontologiques, éthiques, humaines et sociales).

Ainsi le Grand Élu, Parfait et Sublimes Maçon est-il animé par l’amour de la Vertu.

Le martyre par le don de sa propre vie, sur l’exemple du Christ et des saints, est un deuxième critère.

Le sacrifice d’Hiram, même s’il n’est que symbolique parce qu’il reste rituel, en est le modèle maçonnique. D’ailleurs Rousse-Lacordaire rappelle « que l’on ait pu voir en Hiram une figure du Christ, tué à cause de la Parole de Dieu » (puisque les anciens catéchismes faisaient du Nom de Dieu le Mot du Maître qui a été perdu par l’assassinat de l’architecte).

Mais tous les bienheureux ne sont pas morts en martyrs. 

Le troisième focus est l’un des plus importants : c’est rayonnement spirituel. Il est à raccorder aux vertus qu’assument ceux qui les propagent par leur exemple. Et c’est bien évidemment la voie de l’exemplarité que préconise la démarche maçonnique à l’égard de ses membres.

Pour autant, une dernière étape doit être encore franchie pour passer de la béatification à la sainteté : le (ou les) miracle(s) attribué(s) au postulant conditionne(nt) sa canonisation.

Les rosiers que Don Miguel de Mañara a lui-même plantés continuent de refleurir plus de trois cents ans après son décès ; c’est le « miracle des roses », authentifié une première fois en 1740, puis confirmé en 1802 par les juges du procès en béatification : « Plants de rosiers avec leurs pots de fleurs apportés à cette sainte maison par son illustre fondateur, le Vénérable Don Miguel de Mañara Vicentelo de Leca, chevalier de l’ordre de Calatrava, en 1671, conservés en toute vigueur et donnant du fruit, tous les ans en leur propre force[11]. »

Si des analogies existent entre la vie vertueuse du saint et les vertus de la vie du kadosch, elles s’arrêtent là : le Franc-maçon ne fait pas de miracles… ou on ne le sait pas ! Toujours est-il qu’ils ne lui sont pas demandés puisque, si la vie du premier est extra-ordinaire, celle du second demeure tout à fait ordinaire.

Qu’est-ce qui distingue leurs existences ?

Le saint cherche l’illumination par la foi en une grâce qui éclaire son esprit. Le kadosch cherche la lumière par sa croyance en une spiritualité qui éclaircit ses pensées. La différence est notable, et elle mérité d’y consacrer notre prochain article…

Pierre PELLE LE CROISA, le 12 juin 2021


[1] GUÉNON R., ch. II : La « Fede Santa » in L’ésotérisme de Dante, p. 11 (éd. NRF-Gallimard, coll. Tradition, Paris, 1974).

[2] Psaume XCIX.

[3] Deutéronome, VII, 6.

[4] Ibid., XVI, 18-19.

[5] Lévitique, X-XIX.

[6] Ibid., XIX, 2.

[7] GUÉNON R., Aperçus sur l’Ésotérisme chrétien, p. 53 (Éd. Traditionnelles, Paris, 1973).

[8] Ésaïe, VI, 3.

[9] Apud. TASSARA SANGRAN L., ch. XIX : El Héroe de Dios, trad. Pierre Pelle Le Croisa (PPLC), p. 197 (éd. María Auxiliadora, Séville, Espagne, 1959).

[10] Apud. BUENO Y MOREAL J.-M., El venerable siervo de Dios Miguel Mañara. Tercer centenario de su muerte in D. Miguel de Mañara, apostól seglar y padre de marginados (éd. Centro de estudios de teología espiritual – Hermandad de la Santa Caridad, Séville, Espagne, 1979).

[11] Procès informatif en béatification, folios 1092 et 1097, trad. PPLC.

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Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa
Pierre Pelle le Croisa a dirigé de grandes entreprises et de grandes écoles internationales. Franc-maçon depuis 35 ans, il a été membre actif du Grand Orient et de la Grande Loge de France... et désormais de la GLAMF.

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