Depuis une trentaine d’années s’est développée la démocratie de l’opinion, court-termiste, qui, à force de sondages, veut constituer une alternative, voire une riposte à la démocratie représentative. Ce nouveau rapport au temps ne favorise-t-il pas ceux qui pensent que la démocratie de l’émotion, voire de la manipulation, risque d’aboutir à un populisme dangereux ?
La problématique est assez paradoxale : d’un côté elle dénonce le triomphe de l’exécutif avec la coïncidence du temps des élections législative et présidentielle, de l’autre elle persiffle l’opinion publique la réduisant un peu rapidement au populisme comme Platon qui reprochait déjà la versatilité de l’opinion la réduisant à une menace de la démocratie.
D’une certaine façon, c’est vrai !Aujourd’hui, les médias surenchérissent en exerçant une pression de plus en plus forte sur les trois pouvoirs constitutionnellement séparés : législatif, judiciaire et exécutif. Tout est prétexte à les solliciter, à dénoncer les carences dont ils seraient coupables, à revendiquer des réponses immédiates à la hauteur des évènements, soigneusement sélectionnés au nom de la liberté de communication et de l’objectivité de l’information, bien que «criminalisant toute pensée n’allant pas dans leur sens» comme le dit Michel Onfray. Des appels solennels sont lancés afin de placer les pouvoirs publics face à leurs responsabilités. Et, ceux-ci ne peuvent mieux faire que de calmer le jeu en apportant une réponse ponctuelle et nationale à ces revendications artificiellement entretenues. Mais les décisions parlementaires sont aussitôt contestées par les corporations dont les privilèges sont touchés. Cet exemple n’est pas d’école, il peut être emprunté à tant de lois. Alors juste un exemple : la loi de mobilisation pour le logement du 25 mars 2009 a prolongé de 15 à 18 ans le délai global imparti aux copropriétaires pour installer les dispositifs définis par la loi de 2003, soit au plus tard au 3 juillet 2021.
Les ascensoristes, ceux qui font les travaux, qui ne sont, évidemment, pas favorables à de nouveaux reports, ont convaincu le gouvernement de ne pas signer les décrets d’application concernant le report des échéances prévues. Où est la démocratie ?
Mais de quoi parlons-nous ? De Démocratie, c’est-à-dire de la création de la loi par le peuple, c’est-à-dire de la norme de l’obéissance aux règles de la société, ou bien parlons-nous de sa création par les représentants du peuple et donc d’oligarchie ? Il y a une façon de trépigner sur la bonne sémantique du mot «démocratie» avec lequel certains gargarisent leurs voix enrouées d’un idéal presque impossible.
Très sérieusement, en France, je vous rappellerai l’art. 2 du Titre1 de la Constitution intitulé «De la souveraineté» : Son principe est un gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple et je vais reprendre ces deux aspects, par le peuple, pour le peuple.
Commençons « Par le peuple ».
Comme nous ne pouvons vivre une démocratie directe, alors le peuple désigne ses représentants, en fait des représentants, ceux d’une majorité composite et relative qui va s’approprier tous les pouvoirs. Ces représentants sont choisis sur la base de quelques lignes programmatiques accompagnées d’une photographie (un tract publicitaire en somme) et sont, le plus souvent, inconnus de leurs électeurs qu’ils ne connaissent pas en retour. Notre système électoral ignorant une vraie proportionnalité au profit d’un bipartisme produit une oligarchie féodale qui aboutit à l’ignorance des minorités représentées et ne parlons pas de celles qui ne sont pas représentées ; ceux qui sont des élus d’opposition l’auront suffisamment vécu pour ne pas me contredire, que celui qui n’a jamais été déçu par une majorité me jette une pierre brute, cubique ou â pointe, au choix!
La majorité qui nous gouverne actuellement, celle qui vote nos lois, qui décide pour nous depuis quatre ans, a obtenu seulement vingt et une voix sur 100 Français en âge de voter ; cela fait 79 % des citoyens qui n’ont pas choisi cette majorité, c’est beaucoup de monde pour s’en plaindre. Et de là vient l’inadéquation des opinions du peuple et de celles du Parlement.
À qui est faite la délégation de pouvoir du peuple et pour combien de temps ? La démocratie est-elle circonscrite aux hémicycles, son temps est-il celui des urnes, la démocratie cesse-t-elle en dehors de l’élection ? Existe-t-elle en dehors des 120 jours de session ordinaire du Parlement (art 28) ? Déjà en 1762, Rousseau écrivait : «Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien».
On pourrait croire qu’en élisant ses députés, le peuple leur confie le pouvoir de légiférer et d’organiser la vie de la société sur la base d’une mandature. Mais avec le fonctionnement du pouvoir législatif on atteint l’absurde. Le principe de la séparation des pouvoirs est que : celui qui fait la loi n’est pas celui qui peut l’appliquer c’est l’exécutif qui fixe les modalités d’application de la loi en général ; en corollaire, le juge ne fait qu’appliquer la loi à des cas particuliers, loi qui doit lui être antérieure et extérieure.
Constitutionnellement, le Parlement a la possibilité de déléguer au gouvernement le pouvoir de légiférer (art 38 de la constitution). Bien que ses marges de liberté pour décider des sujets qu’il convient de traiter se révèlent de plus en plus restreintes (80% des textes sont imposés par l’Europe), le Parlement ne manque pas d’abuser de cette délégation de son pouvoir à l’exécutif. Élu pour faire la loi, le législatif se dépossède de son pouvoir normatif au profit de l’exécutif qui statue par voie d’ordonnances élaborées par les embusqués des ministères ou par 49-3. Et quand le gouvernement légifère, ce n’est plus de la démocratie… Une des conséquences des plus absurdes est que le pouvoir règlementaire du gouvernement trop débordé, a peine à suivre pour prescrire les mesures d’applications des lois prises par le Parlement, sans lesquelles la loi n’est pas applicable, il paralyse la démocratie . C’est toujours le triomphe de l’Exécutif ! Sur la base du bilan annuel de l’application des lois du 31 mars 2015, sur les1675 lois votées depuis 2012, à l’heure actuelle, 589 sont toujours en attente du suivi règlementaire qui permettrait leur application. Où est la démocratie ?
Rappelons que trois quarts des lois sont préparées par le gouvernement qui les soumet à un parlement trop bien disposé à son égard. La procédure législative fait, ainsi, que ce sont les «énarques» du gouvernement, qui ne sont ni élus ni juristes, faut-il s’en souvenir, qui posent un défi à la démocratie et à la compétence des élus. Voilà ce que raconte un énarque. «Je me souviens d’un examen emblématique qui portait sur cette utopie : l’épreuve sur dossier qui dure six bonnes heures. Nous avions sous les yeux un dossier à sangle, rempli de documents d’informations. La note introductive décrivait un problème de la société française et il s’agissait pour y répondre de proposer un texte, un décret qui ferait disparaître le problème. Vous imaginez ? Un type tout seul, dans son coin, qui va faire disparaître un problème d’un seul trait d’encre en barbouillant un arrêté. Il y a là quelque chose de faustien. En six heures on va réformer la société française» !
Pire encore, non seulement c’est l’exécutif qui propose une grande partie des questions du Parlement mais les ministres s’autorisent, sans scrupules, à légiférer de leur côté à l’occasion de circulaires qui devraient n’être qu’interprétatives et qui souvent sont règlementaires. Quelles que soient les complaisances, on ne peut le nier, c’est énorme ! Où est la démocratie ?
Quant à l’aspect démocratique du fonctionnement des institutions européennes qui nous abreuvent de lois, il suffit de lire les traités européens aboutissant à celui de Lisbonne, qui règlementent ce sujet pour comprendre que nous vivons, aujourd’hui en Europe, un régime autocratique, où le Parlement européen, qui après avoir été un mirage, n’accède au pouvoir normatif que comme un amputé de sa moitié, assujetti qu’il est de ne pouvoir statuer que conjointement avec le Conseil des Ministres et, surtout, à la condition que la Commission Européenne ait bien voulu le saisir de la question, puisque elle seule a l’initiative des textes. Et n’oublions pas que ces 27 commissaires appartiennent à la classe des technocrates cooptés par les puissants du jour, produisant donc un nombre très élevé de lois calquées sur les circonstances et les opportunités du moment.
Et que dire des manquements à la démocratie à partir de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ? Les articles de cette Convention, supra-loi européenne qui s’applique aux 47 États qui l’ont signée, expriment des principes si généraux que c’est à la Cour [de justice] Européenne des Droits de l’Homme de les interprétés, au cas par cas, produisant une jurisprudence constitutive de lois qui va même à l’encontre des lois parlementaires nationales. Parmi tant d’exemples possibles pour illustrer cette transgression à la démocratie législative de la France, celui de la gestation pour autrui est explicite. En France, la convention de gestation pour autrui est nulle comme contraire à l’indisponibilité du corps humain et de l’état de la personne. Le droit français refuse notamment de retranscrire l’acte de naissance d’un enfant issu d’une convention de gestation pour autrui, quoique établi licitement dans l’état civil d’un pays étranger. La Cour de cassation, suprême instance juridique française, avait jugé que cette solution ne portait pas atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale de l’enfant au sens de l’article 8 de la Convention EDH, non plus qu’à son intérêt supérieur garanti par l’article 3 § 1 de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. À l’opposé, la Cour EDH, elle, dans deux arrêts du 26 juin 2014*, considérant que le droit d’établir sa filiation participe de la vie privée, a décidé dans l’intérêt supérieur de l’enfant que l’on ne peut refuser la transcription sur les registres français d’état civil de la filiation d’enfants nés d’une gestation pour autrui à l’étranger.
C’est énorme tout de même, non sur le fond bien sûr, mais où est la démocratie quand 48 juges européens non élus, ont une emprise totale sur les décisions parlementaires de plus de 800 millions d’européens ?
Voyons maintenant « Pour le peuple »
Lorsque l’injustice gangrène l’exercice du pouvoir n’est-il pas juste que l’opinion exprime une riposte à la démocratie représentative ?
En principe, les dérives de l’exercice du pouvoir ou d’autorité sont, dans les sociétés, limitées et jugulées par les droits de l’Homme, la démocratie, par une répartition équilibrée des pouvoirs. Mais qu’en est-il dès lors que le pouvoir est détenu par ceux qui confondent pouvoir et autorité en formatant les esprits et l’esprit des lois à des fins féodales pour protéger des acquis, le plus souvent des privilèges qui les servent en premier. Il est aberrant, par exemple, que des députés-maires puissent siéger à la Cour des comptes alors que leur gestion est contrôlée par cette même Cour. Il est tout aussi aberrant que les députés se votent le montant de leurs revenus. Ce n’est pas aux hommes au pouvoir d’écrire les limites de leurs propres pouvoirs.
Ce qui me semble le pire symptôme de cet état de faits, plus particulièrement en période de grande difficulté économique, le plus injuste, le plus ignoble, c’est le détournement des fonds publics au seul profit des représentants du peuple parce que cela détruit le principe même d’égalité contenue dans la démocratie. Et cela va des indemnités outrancières que les élus se votent assortis d’avantages et de privilèges, les réceptions somptuaires dans les palais de la République, l’usage extravagant et personnel des finances publiques pour des vies de roitelets, des dépenses incongrues pour entretenir familles et basses-cours des thuriféraires des potentats locaux, en passant par les gaspillages outranciers des deniers publics que je considère équivalent à des détournements (comme les constructions décoratives de milliers de ronds-points, de bâtiments municipaux inutiles alors que les mal-logés et autres SDF ne trouvent pas d’abris salubres).
Être élu pour représenter le peuple et ne représenter que soi-même, ses copains et coquins, c’est énorme ! Pire, ce sont ceux qui se servent du miel à la louche qui font les lois empêchant les autres de se lécher les doigts. Qui n’a pas été verbalisé pour un mauvais stationnement de sa voiture, pendant que tel sénateur-maire de province entretient à l’année à Paris, avec nos impôts, une voiture, avec chauffeur, pour ses si rares déplacements au Sénat qu’il a même été sanctionné pour manque d’assiduité.
Devant ces carences, déficits et perversions de la démocratie, il est normal que le peuple gronde, ce n’est pas du populisme, c’est un contre-pouvoir à l’injustice, à l’iniquité, c’est la voix sage, forte et belle du peuple berné. La démocratie ne peut plus tolérer la féodalité de ceux qui se permettent de rentrer à cheval dans nos institutions républicaines. Cela ne laisse-t-il pas apparaître l’ombre des guillotines sur le cou des nouveaux féodaux qui ne la voient pas encore ? Si la classe dominante a perdu le consentement, c’est-à-dire si elle n’est plus dirigeante mais uniquement dominante et seulement détentrice d’une force de coercition, cela signifie précisément que les grandes masses se sont détachées des idéologies traditionnelles, qu’elles ne croient plus à ce qu’elles croyaient auparavant. Et c’est justement dans ces interrègnes qu’on favorise l’éclosion de phénomènes morbides les plus variés.
Le tableau est un peu sombre, ne pourrions-nous y apporter un peu de lumière ? Si toute forme de médiation entre le peuple et sa gouvernance est contraire à la démocratie et que la démocratie pure est impossible, la problématique est donc celle de la souveraineté, celle de la désignation de l’instance détentrice de l’autorité légitime qui peut édicter des normes et le devoir d’obéissance qui s’y rattache, conjuguant liberté de l’individu et légitimité de l’autorité.
Des solutions sont proposées ça et là
Constatant avec Rousseau que les ambitions d’extension et de puissance viennent la plupart du temps de la concentration du pouvoir entre les mains d’un seul, de la démesure de celui-ci, de son besoin de reconnaissance et de consolidation du pouvoir, une première solution serait de partager le pouvoir ce qui le rendrait légitime, tempéré et sage ? Déjà en 1970, Jean-Jacques Servan-Schreiber disait: «Le problème est celui du pouvoir, qu’il faut désormais partager si l’on veut préserver les chances d’une cohérence sociale».
Pour cela, voici quelques propositions de répartition du pouvoir, parmi d’autres, qui aboutiraient à ce que chacun, à son niveau, avec ses capacités, puisse s’impliquer dans les affaires de son pays et contribuer ainsi au bien public : c’est ce que l’on appelle à la fois le «décentralisme démocratique» et «la démocratie de responsabilité plurielle».
Il faudrait : que les citoyens puissent se réunir au niveau local, par exemple le canton, et faire office de conseil législatif pour toutes les questions de proximité ; que les citoyens puissent, directement, révoquer un élu ; qu’ils prendre l’initiative d’une loi, l’amender, la voter, la bloquer, la censurer via un système de démocratie d’initiative citoyenne, où les citoyens peuvent jouer le rôle des députés ;
il faudrait strictement éviter les cumuls de mandats afin de dé-professionnaliser la politique.
Enfin, revoir entièrement la structure d’organisation de notre pays, en revenant sur la hiérarchie des subdivisions administratives, l’empilement des centres décisionnels, pour revenir sur quelque chose de simple, d’adapté à notre temps et à notre ambition.
Soyons visionnaires. Qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer que tout citoyen soit aussi un député ? Grâce à une connexion internet sur lequel seraient publiées les questions étatiques importantes à l’ordre du jour, sous forme de questions référendaires à choix multiples, chaque citoyen accomplirait en quelques minutes son travail politique de Souverain en faisant part, anonymement ou non, de ses propres réponses. La transparence des réponses, visibles par tous, serait garantie en temps réel, et soumise à un contrôle permanent. Un délai pourrait être envisagé afin de laisser le temps au citoyen de s’informer et de se forger son avis, notamment à travers des débats publics impliqués. Rien n’empêcherait également les citoyens de formuler eux- mêmes des propositions générales de lois ou de révocation des élus, propositions qui, une fois approuvées par un nombre suffisant de concitoyens, pourraient être reformulées précisément par les parlementaires avant d’être soumises à nouveau au peuple souverain sous forme de questions référendaires. Ensuite, qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer la mise en fonction d’assistants politiques impartiaux chargés d’exposer au mieux les divers enjeux des questions importantes à qui en aurait besoin ? La démocratie aurait tout à y gagner. Enfin, cette souveraineté de tous les citoyens ne remplacerait aucunement les services d’experts politiques : elle ne ferait que mettre à jour le matériau de base, les aspirations authentiques fondamentales des citoyens, à partir desquelles pourrait commencer le travail des experts. Ce travail des experts politiques porterait sur les détails précis et bien souvent complexes des orientations prises par le Peuple, et, en tant qu’il s’incorporerait à la dynamique populaire, il ne saurait par conséquent susciter la révolte, puisque le Peuple entier, uni dans la décision commune, serait l’initiateur des opérations à mener.
Je terminerai en vous rappelant, une fois encore, l’art. 2 du Titre1 de la Constitution de la France intitulé « De la souveraineté » : Son principe est un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ; c’est énorme ! Cela aurait pu être magnifique.
Il y a toujours des rébellions qu’il est sain d’avoir. Je sens en moi une liberté rebelle qui entrelace ma vie citoyenne.
* Labassé n° 65941/11 et Menneson n° 65191/11