lun 07 octobre 2024 - 00:10

Arbeit macht frei

Sinistre devise que cette incantation que l’on retrouve en frontispice des camps de concentration et des camps d’extermination. Et pourtant, cette devise n’est pas une création des nazis. C’est un héritage luthérien. Pour ces braves gens, le travail est censé rendre libre, avec les grands poncifs de la prédestination, l’expiation de la faute et toutes ces fadaises. Cette devise est née en Allemagne au XIXe siècle sous la plume d’écrivaillons divers, qui estimaient que seul le travail pouvait permettre la rédemption des délinquants. Il est aussi intéressant de noter que les usines chimiques de l’IG Farben (le consortium des grandes entreprises allemandes de la première moitié du XXe siècle, fabricantes notamment de l’ypérite et du Zyklon B) avaient comme frontispice de leurs usines cette devise, reprise par les nazis à l’entrée des camps de concentration et d’exterminationSinistre proximité, n’est-ce pas ? Mais ce n’est pas mon propos que de chercher les liens entre Industriekultur et nazisme i.
On retrouve cette idée de salut par le travail en Angleterre, autre pays protestant, où ont été créées les « maisons de travail » aux XVIIIe et XIXe siècles pour les gens désoeuvrés ou au chômage suite aux crises diverses. Le travail y était fort simple : il s’agissait de casser des cailloux plusieurs heures par jour. Pour qui ? Pour quoi ? Dunno. Finalement, le bullshit job n’est pas si récent qu’on ne le croit…

Mais au fond, qu’est-ce que le travail ? Hannah Arendt nous invite dans La condition de l’homme moderne à distinguer l’animal laborans (le labeur absurde et déshumanisant) de l’homo faber (le processus de création de l’oeuvre qui humanise). La bonne question est de savoir quel est ce travail qui rend libre. Labeur ou ouvrage ? C’est plus compliqué que ça. J’aurais envie de dire aucun des deux, et que cette incantation est une vaste escroquerie de protestants capitalistes d’un autre siècle. On peut aussi se poser la question ô combien marxiste de la distinction emploi-travail. Reste à savoir lequel rendrait le plus libre, mais surtout lequel a le plus de sens. Un parent qui travaille à élever ses enfants n’est pas reconnu comme employé et n’a pas droit à la protection sociale ni à un quelconque revenu. Une personne qui occupe un emploi indispensable à la vie en société est souvent méprisée ou décriée. Ce sont les personnes qui travaillent dans le soin ou qui assurent le lien social comme les caissières. Le lien social n’étant pas quantifiable et le soin n’étant pas rentable, ces personnes sont payées en raison inverse de leur utilité sociale. En revanche, une personne qui occupe un emploi inutile ou néfaste, comme consultant RH en conduite du changement (vous savez, ces gens qui ont transformé France Télécom au début des années 2000 ou qui massacrent la Poste), ou trader (vous savez, ces gars qui font un pognon de dingue en spéculant sur le prix de matières premières alimentaires) gagnent en quelques semaines ce que les catégories socio-professionnelles essentielles gagnent en une année, voire plusieurs. Ce qui montre bien qu’on ne s’enrichit pas par le travail salarié, surtout quand on réalise que la vente d’un bien immobilier familial rapporte plus que plusieurs vies de travail…

A présent, imaginons un monde dans lequel il faudrait travailler jusqu’à 60 heures par semaine pour ceux qui ont un emploi, où il n’y aurait plus de congés payés (ou moins que les 5 semaines réglementaires, quand ils ne sont pas imposés arbitrairement), et où les lieux de loisir et de détente seraient fermés pour cause de sécurité sanitaire, la bonne blague. Un monde sans Loges ? Ah Seigneur, mon Dieu ! Un monde sans partage, sans amour et sans joie. Un monde où toute la politique, toutes les décisions seraient orientées vers l’économie (terme thucydidéen signifiant les profits des grands groupes). L’État lui-même serait au service de l’économie, au point que les pertes des grandes entreprises seraient mutualisées et renflouées par l’État, alors que les profits seraient individualisés et partagés par une oligarchie. Un monde où les salariés de base seraient interchangeables, pendant que les cadres et décideurs appliqueraient avec soin « la méthode », qui consiste à remplir des tableaux, dont les cases changent de couleur selon les données qu’on y insère, ces données étant ce que l’on appelle des indicateurs RH. Des données qui, à l’instar du PIB, mesurent tout sauf l’essentiel. Bien évidemment, dans ce monde, les instances de surveillance comme l’Inspection du Travail se retrouveraient bridées et ne pourraient plus exercer leurs missionsii.
Donc, ceux qui auraient la chance d’avoir un emploi devraient travailler plus, et gagner moins, et ce jusqu’à leur épuisement total, voire leur mort. Mais comme personne n’est irremplaçable
et que du boulot, il y en a pour ceux qui veulent s’investir à fond, ça ne posera pas de problème. Bon, pour le drame humain que peuvent représenter un burn-out voire un suicide, ce sera toujours la faute de l’employé, trop faible et pas assez investi Ah, le monde merveilleux de la Start Up Nation, cette gigantesque escroquerie. J’aurais envie de répondre ce que chantent les métalleux de Sidilarsen : Start Up Nation ? Fucked up generation.

Je pourrais continuer des pages, mais vous aurez compris où je veux en venir. Ce monde qui nous attend, c’est le monde d’après le Grand Confinement. Un monde dans lequel nous aurions tous à bosser comme des tarés, où nous aurions tous à payer l’incurie de nos dirigeants, et dans lequel nous devrions nous sacrifier pour l’économie et les profits de quelques uns. Sombre dystopie, me direz-vous ? Non, vous répondrai-je. C’est le monde dont rêvent les grandes organisations patronales européennes. Un monde où le travail salarié serait à la fois valeur, garantie etc. Tous ces braves gens sont très imprégnés de l’éthique protestante, celle-là même qui a fondé le capitalisme et soigneusement analysée par Max Weber. Toujours travailler et faire travailler les autres, parce que rien ne doit exister en dehors du travail rédempteur, à en juger par les prises de position d’organisations patronales européennes. Cette même pensée est celle qui a engendré le terrible Arbeit macht frei. Travailler toujours plus. Pourquoi ? Pour être libre ? Donc travailler des heures par jours pour gagner un salaire à peine suffisant pour vivre devrait rendre libre ? J’ai plutôt l’impression qu’il s’agit d’acheter sa libération de prison par une peine forcée, un genre de travail de Sisyphe à durée déterminée. Le fameux labeur décrit par Hannah Arendt, qui nous animalise ou nous éloigne de notre humanité.

Nous autres Francs-maçons avons l’habitude de dire « Gloire au Travail ». Mais il ne s’agit pas de glorifier le travail salarié à la con, ou alors je n’ai rien compris du tout. Le vrai travail est le travail de civilisation et de culture (dans lesquels on peut inclure le travail du soin et le travail reproductif), et c’est ce travail qui est à glorifier, pas celui qui consiste à accomplir des tâches mal salariées, plus ou moins utiles et plus ou moins néfastes, au nom de l’enrichissement d’une élite dévoyée. Je me souviens d’une parole prononcée par feue la philosophe Monique Castillo, à l’occasion d’un cours du soir sur Hannah Arendtiii. Elle nous invitait à « nous mettre au service de quelque chose de plus grand que nous». La définition du plus grand que soi est à l’appréciation de chacun, mais je doute que faire progresser les dividendes d’un quelconque CEO d’événementiel d’entreprise en B2B n’en fasse partie… Je pense plutôt qu’il s’agit de la troisième déclinaison du travail proposée par Hannah Arendt, dans la condition de l’homme moderne : l’action. L’oeuvre nous humanise, et l’action nous permet de bâtir l’histoire, d’écrire notre récit. Le hic est que l’action ne plaît pas du tout aux politiques autoritaires, ni les regroupements, ni tout ce qui peut permettre de se poser des questions.

En fait, je crains que les jours heureux ne soient que ceux des organisations patronales, qui auront des ouvriers interchangeables, que ni la loi ni les syndicats ne protégeront et sans aucune autre perspective que le labeur et l’emploi à mort. Encore un pas en avant qui sera un retour en arrière. La régression, c’est le progrès, visiblement. Un peu Orwellien, non ? Est-ce cela que nous voulons, vraiment ?

Sinon, l’Espagne est en train de mettre en place un système de revenu universel.

Ne nous laissons plus faire. Agissons. Vite.

J’ai dit.

PS: exemples d’action, le boycott et le soutien à l’économie locale. Le soin aussi.

iVoir plutôt le très bon Libres d’obéir – les racines nazies du management de l’historien Johan Chapoutot, qui explique la pensée prussienne antérieure au nazisme, ainsi le parcours d’un nazi, Otto Hahn, devenu enseignant, et dont les idées ont influencé le management moderne contemporain.

iiPolémique la plus récente en date : https://www.liberation.fr/france/2020/04/21/des-inspecteurs-du-travail-se-rebellent-face-aux-pressions-de-leur-ministre_1785845

iiiEt là, vous avez compris d’où je tiens mes sources.

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Josselin
Josselin
Josselin Morand est ingénieur de formation et titulaire d’un diplôme de 3e cycle en sciences physiques, disciplines auxquelles il a contribué par des publications académiques. Il est également pratiquant avancé d’arts martiaux. Après une reprise d’études en 2016-2017, il obtient le diplôme d’éthique d’une université parisienne. Dans la vie profane, il occupe une place de fonctionnaire dans une collectivité territoriale. Très impliqué dans les initiatives à vocations culturelle et sociale, il a participé à différentes actions (think tank, universités populaires) et contribué à différents médias maçonniques (Critica Masonica, Franc-maçonnerie Magazine). Enfin, il est l’auteur de deux essais : L’éthique en Franc-maçonnerie (Numérilivre-Editions des Bords de Seine) et Ethique et Athéisme - Construction d'une morale sans dieux (Editions Numérilivre).

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