(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)
D’année en année, nous avons presque tout dit, dans ces « colonnes », de la célébration du travail au 1ermai[1], de la commémoration de la Commune au Père Lachaise à l’initiative du Grand Orient de France[2], du symbole du muguet[3], que sais-je encore ? Mais, ce marronnier fera-t-il longtemps sens à l’avenir ? Non seulement la notion de travail se dilue dans nos sociétés mais elle est appelée à se recomposer dans des proportions spectaculaires et encore aujourd’hui indiscernables.

Nous avons commencé à en percevoir des contours flous, à mesure que l’emploi industriel régressait gravement dans nos contrées. En parallèle, s’affaiblissaient les traditions ouvrières et le militantisme syndical, historiquement au cœur de ce jour de fête à la fois chômé et férié. La pandémie de Covid-19 aidant, le télétravail se répandit plus vite et rendit mouvante la définition habituelle des espaces de travail, tandis que la réduction du temps de travail (RTT), en permettant aux salariés de bénéficier de journées de repos supplémentaires, contribuait à éroder un peu plus, cette fois-ci dans le temps, le prix et la conscience du travail dans la vie des hommes.

LLes jeunes générations, très asservies à toutes sortes de consommations (licites ou illicites) mais en partie moins attachées que les précédentes à la progression hiérarchique, semblent se démobiliser face à l’idée de carrière, celle-ci se déroulant au demeurant de moins en moins dans un seul métier et au sein d’un même cadre. De plus, face à l’accroissement du nombre de candidats diplômés et expérimentés, les perspectives d’évolution se sont bouchées pour un très grand nombre, sans compter qu’au-delà des lourds prélèvements dont elles sont grevées, les entreprises se sont pour la plupart affranchies des responsabilités sociales qu’elles exerçaient localement et que, tout aussi regardées de travers, les administrations ont de plus en plus souffert d’un taux exorbitant d’absentéisme et d’une aggravation continue de leur inefficacité relative, le tout dans une sorte de passivité générale.

Au-delà des miroirs aux alouettes que constituent des influenceurs passablement incultes et formatés et des « people » extravagants mais prévisibles dans leurs excès – tous modèles non conventionnels qui incitent plus ou moins formellement à ne plus travailler –, ce qui, a contrario, devient attractif, ce sont des activités émergentes, certes dans de nombreux domaines, mais globalement marginales à l’échelle de la population – et d’une population qui, majoritairement, n’est guère encline ni même souvent apte à s’y adapter.

Observons, d’ailleurs, que la plupart des évolutions que nous avons connues ces dernières décennies sont liées à l’expansion des outils informatiques et des réseaux sociaux mais ce n’est rien encore au regard des gigantesques bouleversements qu’est en train d’introduire dans tous nos univers et à une vitesse fulgurante l’intelligence artificielle (IA). Elle se substitue à de nombreuses tâches et remplace des employés de toute qualification et des prestataires de tout niveau dont les fonctions se réduisent comme peau de chagrin ou doivent se réorganiser incessamment. Le long apprentissage des langues étrangères ou des mathématiques, par exemple, sera-t-il « rentable » à un terme proche ? Que voudra dire « apprendre », alors que les connaissances classiques qui se sont déjà effondrées chez nos contemporains sont au mieux remplacées par des savoirs techniques fragmentaires, dès l’origine obsolescents ?

Pour en venir enfin, dans nos loges, à notre acclamation : « Gloire au travail ! », n’en appellera-t-elle plus qu’à une vigilance accrue et à une action radicale sur soi ? Nos planches bientôt rédigées par des agents conversationnels utilisant des modèles de langage producteurs de textes ne reflèteront plus notre engagement intime envers des sujets précis[4]. Mais le faisait-on déjà pertinemment, quand, après s’être « inspiré » de grands auteurs de la spécialité, on « aspirait » tout également des pans entiers des encyclopédies en ligne ? Si l’on n’a plus d’autre issue que de rester honnête, on n’aura peut-être plus guère d’autre ressource, sauf à sombrer dans l’imposture généralisée, que d’en revenir au témoignage personnel direct, essentiellement oral, comme à l’origine des travaux anciens. Le passage des degrés prendra une autre allure, tout comme les séances d’instruction. On pourra solliciter l’IA pour élaborer une documentation collective répondant à des angles et à des axes de recherche précis, socle commun ouvrant d’autres pistes[5].
Alors, comme francs-maçons, ou nous auronS gagné ou nous auronS disparu : si notre Voie subsiste, « Gloire au travail ! » résumera plus que jamais une injonction décisive, constamment renouvelée à la mesure des défis que nous devrons affronter : « Travaille sur toi-même ! »
[1] V., par exemple, mon édito du 1er mai 2022. Pour y accéder, cliquer ici.
[2] Comme, par exemple, en 2023. Pour accéder à l’article en cause, cliquer ici. Pour l’hommage rendu, chaque 1er mai, par la Grande Loge Féminine de France (GLFF) à Louise Michel, cliquer ici.
[3] V., à ce sujet, l’article de Yonnel Ghernaouti, le 1er mai 2022. Pour y accéder, cliquer ici.
[4] J’avais déjà abordé ce point dans mon édito du 15 mai 2024. Pour y accéder, cliquer ici.
[5] Sur ces perspectives, on lira avec profit l’ouvrage, qui paraît ces jours-ci, de Franck Fouqueray (directeur de la publication de 450.fm) :
L’intelligence artificielle va-t-elle transformer la franc-maçonnerie ?, Dervy (coll. : Les outils maçonniques du XXIe siècle), 30 avr. 2025, 120 p., 9,90 €. Pour aller sur le site de l’éditeur, cliquer ici.

L’éditeur présente ainsi, en 4e de couverture, l’argument de cet essai pour la rédaction duquel l’auteur a eu lui-même recours à ChatGPT :
« Si l’arrivée de l’Internet, à la fin du siècle dernier, n’a pas changé la face des Loges, la déferlante de l’IA risque de provoquer un tsunami au cours des 10 prochaines années. Nous avons demandé à ChatGPT de nous décrire le futur, les risques, les moyens à mettre en œuvre. Fort de ses prévisions et de l’anticipation de sa croissance, nous pouvons prévoir d’ores et déjà une mutation anthropologique qui impactera l’Art Royal et toutes ses structures. La seule question à poser est : Comment accompagner cette mutation ? C’est justement le thème de cet ouvrage. »