Les rituels maçonniques fourmillent de mots empruntés aux récits bibliques. Schibboleth en est un exemple parmi d’autres. Des générations de francs-maçons et de franc-maçonnes se sont imprégnées d’une interprétation, somme toute assez simpliste, en le réduisant à un mot de passe permettant de prouver que celui ou celle qui l’utilisait était bien compagnon-ne. Et s’il y avait un autre sens, beaucoup plus conséquent ?
Mais tout d’abord reprenons le récit biblique :
C’est dans « Le Livre des Juges » qu’il est fait mention de Schibboleth. Nulle part ailleurs on le retrouve.
Rappelons que « Le Livre des Juges » fait partie de l’Ancien Testament ; il relate sur le mode légendaire la période, vers 1130 avant JC, où les tribus sémitiques étaient considérées comme irrespectueuses des commandements divins. Les « Juges » étaient des chefs militaires, héros des batailles avec les Cananéens, les Madianites et les Philistins. La référence à Schibboleth est mentionnée dans le 6ème vers du chapitre 12 consacré à l’histoire de Jephté. Jephté a été choisi comme « juge » des hommes de Galaad. Il devra affronter la Tribu d’Éphraïm comme le raconte le chapitre 12.
- Les hommes d’Ephraïm se rassemblèrent, partirent pour le nord, et dirent à Jephthé : Pourquoi es-tu allé combattre les fils d’Ammon sans nous avoir appelés à marcher avec toi ? Nous voulons incendier ta maison et te brûler avec elle.
- Jephthé leur répondit : Nous avons eu de grandes contestations, moi et mon peuple, avec les fils d’Ammon ; et quand je vous ai appelés, vous ne m’avez pas délivré de leurs mains.
- Voyant que tu ne venais pas à mon secours, j’ai exposé ma vie, et j’ai marché contre les fils d’Ammon. L’Eternel les a livrés entre mes mains. Pourquoi donc aujourd’hui montez-vous contre moi pour me faire la guerre ?
- Jephthé rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Ephraïm. Les hommes de Galaad battirent Ephraïm, parce que les Ephraïmites disaient : Vous êtes des fugitifs d’Ephraïm ! Galaad est au milieu d’Ephraïm, au milieu de Manassé !
- Galaad s’empara des gués du Jourdain du côté d’Ephraïm. Et quand l’un des fuyards d’Ephraïm disait : Laissez-moi passer ! les hommes de Galaad lui demandaient : Es-tu Ephraïmite ? Il répondait : Non.
- Ils lui disaient alors : Hé bien, dis Schibboleth. Et il disait Sibboleth, car il ne pouvait pas bien prononcer. Sur quoi les hommes de Galaad le saisissaient, et l’égorgeaient près des gués du Jourdain. Il périt en ce temps-là quarante-deux mille hommes d’Ephraïm.
Comme le texte biblique le précise, le mot « Sibboleth » était utilisé par Les hommes de Galaad en raison de sa prononciation spécifique pour identifier les fuyards de la tribu d’Ephraïm qui étaient tentés de l’utiliser pour traverser le fleuve Jourdain et retourner dans leur tribu.
Sachant que ces tribus étaient toutes deux des tribus juives, il s’agit bien d’une guerre fratricide.
Dans l’histoire de l’humanité, cette technique d’identification d’un ennemi a été utilisée à plusieurs reprises, de sorte que « Sibboleth » (ou schibboleth) est aussi devenu un mot commun . Plusieurs schibboleths sont devenus célèbres ainsi en a-t-il été particulièrement en 1282 lors des « Vêpres siciliennes » à l’occasion de la révolte contre le Duc d’Anjou, avec l’utilisation d’un schiboleth sicilien, ciciri.
Schibboleth et franc-maçonnerie
Il semble que l’on voit apparaître la référence à Schibboleth dans les rituels maçonniques vers les années 1740. Il s’agit des rituels du 2ème degré, dans lesquels, Schibboleth devient le mot de passe des frères compagnons, utilisé en particulier pour s’assurer du grade du postulant avant de subir l’élévation au grade de maître. Cela concerne la quasi-totalité des rites maçonniques.
A titre d’exemple au Rite Ecossais Ancien et Accepté pratiqué au GODF, le mot Schibboleth apparaît dans le rituel d’instruction du compagnon :
Demande : Donnez-moi le Mot de Passe du Compagnon.
Réponse : S…
D. : Que signifie-t-il ?
R. : II signifie « épi » et il est représenté par un épi de blé à côté d’un cours d’eau, allusion à un épisode relaté par la Bible au Livre des Juges (XII-5-6).
Cet épisode, interprété symboliquement pourrait signifier qu’il ne suffit pas de connaître les mots maçonniques pour être des initiés véritables.
Il s’agit d’en pénétrer le sens profond car celui qui ne connaît que les mots, ne possède pas pour autant le Secret maçonnique. On peut voir aussi dans le Mot de Passe une allusion aux Mystères d’Eleusis où l’épi de blé était le symbole d’immortalité.
L’interprétation donnée dans cette instruction est naturellement sujette à caution : Faire référence au sens hébraïque du terme « Schibboleth » ne correspond pas à son utilisation biblique et vouloir les associer appartient à la pratique d’une dérive interprétative. De même, faire une extension de sens d’un mot de passe vers la différence existant entre l’utilisation d’un terme et la connaissance de son sens apparaît « artificiel » et convenu.
Quel contenu symbolique peut-on donner à cette utilisation du terme « Schibboleth » ?
Il faut tout d’abord rappeler ce que l’on pourrait appeler la logique de la démarche maçonnique. Dès les premiers pas de la franc-maçonnerie, un certain nombre de principes sont établis, puis d’autres apports sont apparus :
- La franc-maçonnerie anglaise revendique une filiation biblique. Au XVIIème siècle, la Bible de référence en Angleterre est la KJV Bible (King James Version Bible – Version de la Bible du roi Jacques Ier). Cette filiation biblique se retrouve dans la symbolique du temple de Salomon.
- Sur cette base, de nombreux apports extérieurs (en particulier l’occultisme, l’égyptophilie, la kabbale et la philosophie des lumières) ont enrichis les rituels et le contenu symbolique de la franc-maçonnerie en en faisant un syncrétisme ésotérique.
- A la suite des événements historiques du XIXème siècle, un courant maçonnique libéral et progressif s’est constitué, en particulier en France, en créant une rupture avec la filiation anglaise.
- Sociologiquement, la franc-maçonnerie anglo-saxonne peut être comprise comme une démarche de paix sociale fondée sur l’alliance d’une bourgeoisie ambitieuse à une aristocratie éclairée. Ce rapprochement s’est également opéré dans des pays républicains, en substituant l’aristocratie à la haute fonction publique.
- Globalement, quelque soit la forme nationale de la dynamique maçonnique, on retrouve un désir de socialisation, bienveillance, de tolérance, de respect des institutions, de quête d’éthique et de philanthropie.
Cette logique maçonnique se retrouve dans les rituels maçonniques :
- En instituant une dichotomie entre les trois premiers degrés et les autres, les rituels ont objectivement contribué à créer une hiérarchisation sociale intra-maçonnique héritière des divisions sociétales, mais acceptée sous couvert d’un « approfondissement » de la démarche initiatique.
- Tous les rituels maçonniques ont conservé leur imprégnation biblique avec une référence théiste. Si la franc-maçonnerie libérale revendique la liberté de conscience dans l’interprétation symbolique, elle a continué d’utiliser les mêmes rituels que ceux pratiqués par la franc-maçonnerie anglo-saxonne.
- Les rituels maçonniques mettent en exergue le travail sur soi, la recherche de la perfection éthique et l’engagement vers une certaine « béatitude ».
Cette logique maçonnique explique combien la référence à Schibboleth pourrait paraître incongrue si on en restait à l’interprétation simpliste d’un mot de passe destiné à protéger l’accès à un degré.
Pour que Schibboleth soit en cohérence avec la logique maçonnique, ce mot doit s’interpréter comme un enseignement et un avertissement !
De la même manière que Le Livre des Juges relate la désapprobation divine au laisser aller des tribus, l’utilisation de « Schibboleth » dans l’instruction des compagnons met l’accent sur le risque de la déliquescence de la Fraternité.
- Frère compagnon (Sœur Compagnonne) voyez ce qu’il advint à ceux qui ont succombé à une guerre fratricide !
- Frère compagnon (Sœur Compagnonne), en qualité de franc-maçon-ne, prenez garde de ne jamais vous laissez entraîner dans cette spirale d’égoïsme, de séparatisme et de sectarisme !
- Frères et Sœurs, rappelez-vous ce que nos précurseurs francs-maçons anglais ont connu dans cette Angleterre du XVIème siècle avec la déchirure sociale causée par la guerre des sectes ce qui a motivé leur désir de voir la franc-maçonnerie contribuer à rétablir la paix sociale.
En intégrant cet enseignement et cet avertissement, par l’intermédiaire d’une réflexion sur ce que la Bible relate à propos de Schibboleth, le nouveau compagnon (la nouvelle compagnonne) peut prendre conscience d’une nouvelle dimension de son engagement initiatique : Veiller à la cohésion sociale par l’amour, la paix et le respect mutuel.
L’état du Monde d’aujourd’hui et des sociétés humaines qui le composent, montre combien cette réflexion est d’actualité.
Aujourd’hui, l’étranger est devenu l’ennemi , le gêneur, celui ou celle qui va nous faire perdre nos tradition ! On érige des murs pour le dissuader de venir sur nos terres !
La folie a fait place à la raison ! La guerre intercommunautaire s’impose !
On oublie que de tous temps, les êtres humains ont migré pour s’intégrer dans d’autres communautés !
On oublie que la mixité communautaire est la condition de la Paix !
Nous pouvons être fiers, nous francs-maçonnes et francs-maçons, d’avoir conservé, à travers ce mot de Schibboleth, l’enseignement que rien n’est pire que la guerre fratricide conséquence des divisions ethniques !
Qui dira à nos gouvernants que seule l’intégration et l’entente permettent de réguler les relations inter-communautaires ?
NB : On lira avec intérêt un article de Mariette Aklé intitulé « Les enjeux du schibboleth » paru dans la revue « Research in Psychoanalysis » 2018/1 (N° 25) ; il y est question de la situation libanaise mais on pourrait très bien transposer l’analyse pour de nombreuses situations de conflits interethniques.
Autres sources d’information sur Schibboleth :
Schibboleth ou la guerre fratricide, un article de notre sœur Solange
“Schibboleth – Le blé du ciel” par Philippe Langlet – Étude complète d’un mot de la franc-maçonnerie universelle – Éditions de La Hutte – BP 8 – 60123 Bonneuil-en-Valois.
Un site internet Schibboleth – Actualité de Freud –, “association internationale et inter-universitaire, propose des éléments pour penser notre époque et trouver comment y agir, grâce aux contributions d’intellectuels, universitaires, chercheurs, praticiens, auteurs et créateurs, artistes, spécialistes de référence issus de toutes les disciplines, la psychanalyse et la psychopathologie, le droit, l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, la philosophie, l’analyse des images et des discours, les sciences politiques, économiques, sociales, et humaines et du vivant, la géopolitique, l’étude des cultures et des peuples, des idéologies, des religions, la littérature et les arts cinématographique et plastique, la médecine, les sciences et la bio-éthique… au cours de séminaires, conférences, publications et colloques ouverts à tous.”
“Le Schibboleth pour Paul Celan” par Jacques Derrida – Editions galilée – 1986
Paix à l’âme de Philippine … laissée pour morte par un OQTF.
Va falloir arrêter avec ” refugees welcome ” ; où laissez lés entrée dans vos (belles) demeures 😉
Merci Valentin pour votre réflexion ! Je comprends votre raccourci peut-être justifié par l’émotion que l’on peut ressentir face à ce drame !
Mais avouez que ce raccourci occulte la réalité :
– d’une part les viols et les crimes ne sont pas l’apanage d’un groupe communautaire
– d’autre part parce que l’incapacité de nouer des relations fraternelles entre communautés alimentent les conflits !
– enfin, n’oubliez pas que l’humanité et la bienveillance restent les meilleurs atouts pour trouver des solutions aux problèmes sociaux !
Fraternité
Alain
Comme le rappelle Solange, le mot a un double sens en hébreu : épi et torrent d’eau. La description dans la planche du deuxième degré Émulation indiqué ce double sens : “shibboleth, représenté ici par un épi de blé auprès d’une chute d’eau”.
Ce n’est pas anodin.
L’épi évoque l’abondance, abondance de la connaissance symbolique que le candidat a dû acquérir au premier degré.
L’eau évoque la vie, la purification, mais aussi la destruction. Rappelons nous du déluge. L’eau est aussi certainement le premier des miroirs : miroir vérité ou miroir déformant.
Dans le Tao-tê-king, Lao-Tseu écrit :
Rien au monde
n’est aussi mou et fluide que l’eau.
Mais pour dissoudre le dur et l’inflexible,
rien ne la surpasse.
Le mou triomphe du dur ;
le souple triomphe du rigide.
Ainsi, Shibboleth peut être rapproché du pavé mosaïque dans son symbolisme de dualité.
Je me permettrais de rappeler que l’objet de cet article était de montrer qu’une référence biblique dans un rituel maçonnique pouvait avoir un sens universel qui transcende les époques et les religions et qui soit toujours d’actualité !
Il est clair qu’un mot peut avoir plusieurs sens, surtout si on se place dans une dynamique métaphysique en dehors de la démarche maçonnique proprement dite !
Fraternité
Alain
Merci pour ce partage. Cependant, serait-il envisageable d’avoir des articles par grade ? Un App abonné à votre newsletter serait “spoilé” de la suite de son parcours. Cela m’est déjà arrivé avec une gravure que vous aviez choisi en miniature d’un article (Je suis encore Com).
Sacrifier sa fille n’était pas un problème pour ces chefs, Qu’en est-il maintenant?
Schibboleth se trouve AUSSI dans la Bible en Isaïe 27,12 avec le sens “d’épi” et en Psaumes 69,16 avec un autre sens “tourbillon des eaux”.
On peut imaginer la colère de Jephté contre les récriminations d’Ephraïm car on oublie que le prix de sa victoire sur Ammon fut le sacrifice de sa fille. Rappelons l’histoire : Iphtar, connu sous le nom français de Jephté le gaaladite, (Galaad désigne une région située à l’est du Jourdain, couvrant une partie des territoires attribués aux tribus de Gad) fit un vœu à l’Éternel s’il était victorieux contre les Ammonites, ses voisins belliqueux qui avaient investi le territoire de Gad, en promettant imprudemment : “Si tu livres en mon pouvoir les enfants d’Ammon, la première créature qui sortira de ma maison au-devant de moi, quand je reviendrai vainqueur des enfants d’Ammon, sera vouée à l’Éternel, et je l’offrirai en holocauste.”
Jephté, animé par l’esprit de l’Éternel, fut vainqueur et devint ainsi le chef de la tribu de Gad. Mais ce fut son unique enfant, sa fille consentante, qu’il dû sacrifier, par fanatisme à sa promesse (Juges ; 11, 31 à 38). Une parenthèse, cette histoire n’est pas sans rappeler le sacrifice d’Iphigénie par son père Agamemnon pour obtenir des vents favorables pour que la flotte grecque puisse aller attaquer Troie.
A découvrir sur 450.fm : Schibboleth, ou la guerre fratricide
Merci MTCS Solange pour ce complément très intéressant ! Fraternité !
Merci beaucoup Solange, c’est toujours enrichissant.
J’arrive à vingt cinq ans de travail en maçonnerie et à chaque lecture je continue d’apprendre, c’est un réel bonheur.
J’espère presque que tous ces mystères qui ont forgé notre ordre ne soient jamais tous révélés classifiés et mis dans des cases.
Il est bon de chercher, et bon d’espérer.
Merci pour tout ce que tu fais
Bises Fraternelles
Philippe