ven 29 mars 2024 - 10:03

Schibboleth, ou la guerre fratricide

SCHIBBOLETH fut écrit  (שיבלת) avant l’écriture massérotique, 7ème siècle av. J.-C. puis écrit (שׁבלת).

Un schibboleth est une phrase ou un mot qui ne peut être utilisé ou formulé correctement que par les membres d’un groupe.

Le mot “schibboleth” a été adopté pour parler d’un trait linguistique qui permet de différencier des locuteurs. Le mot ne vaut que par la façon dont il est dit, son accentuation, sa sonorité. Il ne révèle pas une signification, mais un trait privilégié à la marge de la langue qui peut signaler une appartenance. Autrement dit, un schibboleth représente un signe de reconnaissance verbal, un mot de passe, de passage.

Dans la Bible, le mot schibboleth signifie «épi, céréale», «branche» ou encore «flot», «torrent». Il Apparaît 19 fois dans la Bible : épis 14, eaux 1, flots 1, cours (du fleuve) 1, rameaux 1, Schibboleth 1; Ps 69,16 (Les eaux) Job 24,24 (épis). Michel de Saint-Gall dans son Dictionnaire des Hébraïsmes dans le Rite écossais Ancien et Accepté  précise que Schibboleth a une double signification : épi de blé et courant d’une rivière. De la même manière, le Dictionnaire de la Bible d’André-Marie Gérard donne la traduction suivante : fleuve ou épi. L’iconographie maçonnique représente souvent un épi de blé au bord d’un cours d’eau.

Le schibboleth apparaît dans le Livre des Juges 12,4-6 comme un mot de passe.

Jephté est un homme fidèle à ses serments au point de sacrifier sa fille unique, (Juges 11, 31 et  35). Il est le chef des hommes de Galaad, une des 12 tribus d’Israël[1]. Après s’être délivré de l’oppression des Amonnites, il reprocha aux Éphraïmites (autre tribu d’Israël), de ne pas l’avoir secouru. Parce que ces derniers lui cherchait querelle, il leur livra bataille les défit et prit les gués du Jourdain, probablement vers la ville de Guilgal (voir la carte), située près d’un gué du Jourdain, entre Jéricho et le pont de Damyeh. 

De nombreux fugitifs voulurent retraverser le fleuve pour retourner dans leur territoire après avoir été déportés en Gad et en Amon. Ces Éphraïmites étaient considérés comme  hautains, tenaces à la faute et toujours prêts à résister aux prétentions des autres tribus et plus particulièrement à celle de Juda, dont ils étaient particulièrement jaloux. «Quand un fuyard d’Éphraïm disait : «Laissez-moi passer»,  les gens de Galaad demandaient : «Es-tu éphraïmite ?» S’il répondait «Non», alors ils lui disaient : «Eh bien, dis SCHIbboleth !» ( ת לֶ בֹּ שִׁ qui se traduit par céréale). Mais comme il prononçait SIbboleth, ne pouvant exprimer correctement le chuintement de la première lettre de ce mot (ת לֶ בֹּ סִ, qui se traduit étonnamment par souffrir), les hébreux le tuaient sur-le-champ.  Il est tout aussi étonnant de trouver dans la racine hébreu de ce mot les lettres (ב שׁ) donnant l’idée de retour à un état primitif, à un lieu d’où l’on était parti et également l’idée de tout état d’éloignement de sa patrie, une déportation, une capture[2].

C’est proche de cet endroit que Jésus sera très bien accueilli par les Éphraïmites alors que, poursuivi, il est en route pour sa dernière fête des Tabernacles. Il y donne une parabole sur l’unité des peuples inspiré par la prophétie d’Ézéchiel (Ez ; 37, 16 à 28).

Schibboleth devient quelque chose  qui différencie ces frères si proches (Éphraïm et Manassé, sont les deux petits-fils bénis par Jacob[3]  qui se refusent le passage et même la vie parce de croyance différente : ne pas pouvoir chuinter, c’est ne pas adorer Shaddaï (shaddaï qui apparaît par ailleurs dans le texte de la prière, traduit des Constitutions irlandaises de Pennell (Dublin, 1730 (31) : « Très Saint et Glorieux Seigneur Dieu (il s’agit du Tout Puissant, en hébreu El Shaddaï), toi, Grand Architecte du Ciel et de la Terre,…). Pendant son séjour de plusieurs années en Égypte, Jéroboam (de la tribu d’Éphraïm) avait fait connaissance avec la religion du pays, et avait pu constater que l’adoration des animaux, particulièrement celle du taureau, était fort avantageuse aux rois. Ce culte grossier avait abêti le peuple, et pourrait lui être, à lui aussi, le parvenu, d’une haute utilité politique. Il se concerta donc avec ses conseillers pour l’introduire dans son royaume en détournant les Éphraïm de Shaddaï.

Quant aux 42000 égorgés au cours de cette narration, leur nombre s’écrit en hébreu “quarante et deux suivi de Aleph final”qui marque les milliers. Or, symboliquement Aleph désigne le Principe (ףלֶאָ). Quarante-deux, c’est le nombre des juges qui assistent Thot dans la pesée des âmes. Il faut entendre, par cette référence aux Égyptiens, que ceux qui prononcent SIB… ont la gorge tranchée , ils sont jugés selon les normes applicables aux fils d’Amon, car SIB… est totalement antinomique des règles de vie applicables à la société de ceux qui prononcent SCH…La séparation était radicale pour le moins !

Dans le récit biblique, la traversée est interdite à ceux qui ne savent pas prononcer avec justesse le mot de passe. Jephté signifie «il ouvrira», «il libérera» ou «Dieu libère». Jephté «délivre» les Galaadites de leurs ennemis ; dans une vision ésotérique, il est celui qui libère l’homme du joug du matérialisme exclusif en le faisant accéder à l’autre rive, au monde spirituel, à condition qu’il prononce le juste mot.

Pris au sens symbolique, le meurtre de l’Éphraïmite au passage du fleuve est également celui de l’étranger qui est en soi-même pour, à l’occasion du changement de rive, acquérir la plénitude de son être intérieur. Cette lutte contre la mauvaise partie de soi dont il faut se débarrasser trouve aussi un écho dans l’islam ésotérique soufi, où c’est le véritable sens du Ijdihad (guerre contre soi-même).

La forme de la lettre initiale à prononcer, le shin ש, dessine l’accueil par l’ouverture de ce qui vient d’en haut pour féconder spirituellement l’être, cette même lettre commençant aussi le nom divin Shaddaï. Utiliser la prononciation sifflante, c’est se servir de la lettre Samekh ס dont la forme montre la fermeture et l’incapacité de recevoir la spiritualité, siboleth signifiant «fardeau», c’est donc refuser l’adombrement. En effet,  Jephté signifie : «il ouvrira», «il libérera» ou «Dieu libère». Dans une vision ésotérique, Jephté est celui qui libère l’homme du joug du matérialisme exclusif en le faisant accéder à l’autre rive, au monde spirituel, à condition qu’il prononce le juste mot.

Comme la diagonale, Schibboleth joint également. Le bon geste et la bonne prononciation sont des codes d’appartenance. N’oublions pas les origines irlandaise et écossaise de la Franc-Maçonnerie ; l’identité clanique «verbale  était le propre des Scots ou des Pictes (et de toute tribu), car le sens donné au mot leur était commun et inconnu des étrangers qui en ignoraient la prononciation et l’accent spécifique. Pour les Ancients (qui soutenaient Stuart), le tuilage en serait alors la réminiscence pour démontrer son appartenance, tuilage se faisant dans la prononciation spécifique au clan dans la bonne compréhension du psaume 137.

Dans une perspective initiatique, hermétique ou alchimique, les deux rives d’un fleuve représentent les mondes matériel et spirituel. Ils sont séparés mais forment un tout. Passer la rivière, faire l’effort d’aller de l’autre côté, signifie dans le domaine initiatique accéder au monde spirituel au péril de sa vie. C’est l’épreuve purificatrice de l’eau dont la réussite ouvre le passage vers un autre état d’être. L’épreuve de l’eau imaginalise le déluge contemporain des clichés et des paroles, qui ne permettent plus vraiment de se retrouver en soi et qui submergent l’homme de rumeurs et d’informations à l’infini, noyant l’accès au livre, à la lecture, à l’interprétation, rendant difficile l’imagination créatrice qui ouvre à ce que la philosophie nomme «transcendance».

C’est en France, dans les années 1740, que schibboleth est apparu comme mot de passe pour la première fois dans un contexte maçonnique et particulièrement dans la divulgation de G.-L. Pérau, L’Ordre des francs-maçons trahi et le secret des Mopses révélé[4].

Ce vocable de droit au passage est transmis au devenant compagnon au cours de l’augmentation de salaire. On peut dire qu’il est rattaché à la colonne Yakin du compagnon (au REAA). En effet, il est écrit au verset 12,6 des Juges le mot «Yakin» associé avec la bonne prononciation  : «Il prononçait Sibboleth, ne pouvant le faire correctement». Yakin ici est relié avec le sens de pouvoir (ou pas) parler droit, juste, dans la rectitude. Schibboleth est le passage vers la bonne parole.

L’association de l’épi à un cours d’eau, représentée sur le tableau du grade, accentue l’idée du passage d’un état de nature, celui de la terre confuse, à un autre, celui de la terre spiritualisée. Le symbolisme du cours d’eau évoque l’écoulement des eaux, lesquelles comme la vie terrestre, ne repassent jamais deux fois au même endroit. Peut-on interpréter que les épis de blé au milieu de la rivière sur le frontispice du prologue du Traité de la Cabale de Jean Thenaud (présenté à François 1er en 1535/1536) représentent schibboleth ?[5]

Selon l’évènement biblique auquel il est fait référence, il ne s’agit pas ici de descendre, ni de remonter le courant, mais de traverser le cours d’eau, c’est-à-dire de franchir un passage,  pas nécessairement sans difficultés, celui conduisant l’apprenti au statut de compagnon.

Pour une exégèse du mot «schibboleth» en hébreu consulter l’article de Pierre Drulang sur : masoniclib.com/parcourcont.php?lg=fr&cont=schibboleth&mode=t (avec mot de passe du compagnon).

Compléter avec le texte  de Reno Boggio Schibboleth, La lettre shin ou le sens alchimique des hébraîsmes maçonniques : freemasons-freemasonry.com/masonica_GRA_boggio.html

Illustration Benjamin West, Jacob bénissant Éphraïm et Manassé, 1767-1768


[1] Le nom de Galaad est aussi celui d’au moins trois personnages de la Bible : 1- Galaad est l’arrière-petit-fils de Joseph fils de Jacob ; 2- Galaad est l’un des membres de la lignée des fils de Gad fils de Jacob ; 3- Galaad est le père de Jephté l’un des juges d’Israël.

[2] Page 380/392 La langue hébraïque restituée, 1ère partie, par Fabre d’Olivet : gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k647859.pdf

[3] <akademimg.akadem.org/Medias/Documents/Vaye’hi-Horvilleur.pdf>

[4] 1758, p. 136 : <gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3110864/f11>

[5] <gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55008904n/f33.item>

3 Commentaires

  1. Toujours très clairs les articles de Madame Solange Sudarskis !
    Un plaisir à lire chaque fois ( la culture reste un vrai délice !)
    Merci ….
    Claude Laporte

  2. Bonjour,
    “SCHIBBOLETH fut écrit (שיבלת) avant l’écriture massérotique, 7ème siècle av. J.-C. puis écrit (שׁבלת).”
    S’agit-il d’écriture ‘massérotique’ ou massorétique ?
    Merci pour ce texte très éclairant
    Très cordialement

    • PhilC, Massorétique évidemment! Merci pour ce regard qui a révélé la dyslexie de mon clavier. LOL

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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