Ne pas être reconnu par ses pairs peut être source de souffrance permanente, même en franc-maçonnerie, mais il y a autre chose…
L’autre soir j’écoutais, tout oreilles, un maçon faire un très détaillé exposé autobiographique. Le fait que la durée standard allouée à une planche soit allègrement dépassée était un premier indice que son auteur avait attaché à son récit une importance inhabituelle. Puis il m’est apparu que le mot clé qui n’était jamais prononcé dans la narration était « reconnaissance ». Du coup réapparaissait à mon esprit cette affirmation que nous répétons comme un mantra identitaire : « ils me reconnaissent pour tel ».
Notre orateur éclairait successivement plusieurs facettes de son vécu : la famille et son cortège génétique, l’histoire personnelle, et enfin le parcours maçonnique. Tous les chapitres se terminaient par des constats d’écart persistant entre ses points de vue ou pratiques et ceux de son entourage , préludes à postures du type « je persiste et signe », à des mises à l’écart, à déménagements, divorces…
Comment ne pas se souvenir des enseignements d’Eric Berne et de l’analyse transactionnelle à propos des « jeux psychologiques » ? On peut résumer ainsi cette terminaison de parcours, toujours négative : « puisque tu ne reconnais pas ma valeur, tu seras obligé de reconnaître ma capacité de nuisance ».
Cela vous rappelle peut-être quelque chose dans le domaine des relations entre salariés et hiérarchies ?
L’analyse transactionnelle verrait aussi dans cette répétition du schéma « rébellion / rejet » ce qu’elle appelle un scénario, le résultat de l’intériorisation d’une injonction insistante provenant d’un parent. L’exemple-type d’un scénario c’est le « tu ne réussiras jamais », prophétie souvent auto-réalisatrice.
Mais revenons à la notion de jeu psychologique, qui est le plan B de celui qui manque de reconnaissance. De l’extérieur, impossible de se forger une opinion sans connaître les détails. Est-ce que le « mal-reconnu » a accompli de raisonnables efforts d’adaptation ? Est-ce que le « mal-reconnaissant » a fait montre de tolérance pour la différence ? J’ai cru déceler, chez notre orateur de l’autre soir, un cas récurrent à la racine de son mal-être. Membre d’une famille immigrée, soudée par la solidarité, il s’est senti exclu du clan car issu d’une mère d’origine française « pièce rapportée » du clan. C’était la première d’une longue série de désamours-exclusions.
Notre frère Jacques Fontaine publiait il y a quelques années un livre « la franc-maçonnerie est-elle une thérapie ? » Nous répondons tous sans réfléchir « non » à cette question ; Jacques Fontaine répondait « non, mais… » trois étapes … la gémellité ( tous nous sommes passés par l’initiation ), les injonctions morales répétées, et enfin l’introspection, mise en valeur dès le début puis maintenue au long du parcours, font qu’il y a d’indéniables points communs malgré les tout aussi importantes différences. Notre frère Jacques concluait :
« Trois étapes et notre utopie nous autorisent à déclarer : la fraternité maçonnique est une thérapie de l’amour. »
Tout de même, le thérapeute est un observateur neutre mais aguerri des troubles humains et de leur mécanismes. La clairvoyance thérapeutique arrive à (faire) nommer les choses, étape majeure de la résolution des névroses.
Dans nos loges ce phénomène reste rare. C’est ce que je me disais en observant notre frère énumérer ses échecs sans en voir les points communs.
Il faut ajouter que ce frère est aussi fréquemment celui qui demande la parole pour souligner les (micro)-différences entre nos pratiques rituelles et la variante ancienne dans laquelle il a initialement été formé .
Le rituel et sa pureté, pureté théorique ou d’exécution, devient ainsi un enjeu d’identité. La tolérance à la différence se voit alors réduite, officiellement au nom de la tradition. Le conservatisme est donc dans ce cas la peur du changement qui conduirait à la perte d’identité puis de reconnaissance. L’amour allégué de la tradition n’est alors que prétexte à tout figer en l’état. Mieux vaudrait une banquise de sentiments gelés par l’hypocrisie que l’abandon par perte de reconnaissance.
Nous voilà devant un mécanisme possible des crispations sur le rituélique, au sens large.
Observons que, même dans les loges dites adogmatiques, certains, pas si rares, s’érigent en défenseurs sourcilleux des rituels jusque dans les derniers détails, et au-delà de la seule défense du lien avec les explications symboliques. Ces « gardiens »-là souhaitent endiguer la liberté des autres de faire évoluer les pratiques par micro-altérations successives. Ils interviennent en tenue bien trop souvent, troublant la sérénité bienveillante de l’ensemble.
Je me hasarde ici à une interprétation. Ces membres-là se sentent différents et rejetés à cause de leurs différences. Ils souhaitent que les frontières rituéliques soient hermétiquement fermées, et chaque souplesse éliminée, afin qu’on ne puisse plus les exclure.
A propos de reconnaissance :
De mon point de vue, il s’agit moins d’être reconnu ( l’état-civil est là pour çà, dès le départ de notre existence!) que d’être “considéré”. Etre aimé même…mais il ne faut pas trop en demander à notre société devenue tellement “auto-centrée” pour ne pas dire “nombriliste”!
Je comprends d’autant mieux ton observation mon cher Patrick, que le Code Maçonnique lui-même nous recommande de ne pas “Louer” notre semblable. D’où, peut être, cette recommandation bien mal venue et fausse en tout cas, de ne pas dire “merci” en loge!
Les rituels, pour certains usés par le temps jusqu’à la corde, demanderaient une sérieuse révision en termes de mise à jour, si nous voulons vraiment que la Franc-maçonnerie retrouve son lustre et sa pertinence!
Bien fraternellement,
Gilbert Garibal
bien d’accord avec tes remarques, cher TiotPif. Merci de ta contribution.
Patrick Van Denhove
L’égrégore s’obtient notamment lorsque la tenue se déroule sans anicroche, dans la fluidité et la sérénité.
La connaissance et le respect du rituel participent à ce phénomène. “Il faut que ça claque”, selon l’expression actuelle …
Ceci ne veut pas dire que les rituels ne doivent pas évoluer, d’ailleurs nos rituels ne sont pas identiques à ceux du 18ème siècle.
Toutefois, un individu ou même un atelier ne peuvent s’arroger le droit de modifier le rituel de leur rite, pour tel ou tel prétexte ou en vertu de petites habitudes prises de-ci de-là et qui deviennent la norme.
Il faut garder à l’esprit qu’un F qui travaille selon un rituel doit se retrouver comme chez lui lorsqu’il visite une Loge de son rite. Comment cela serait-il possible si chaque atelier travaillait selon un rite revu et corrigé à sa façon ? On pourrait sans doute parler de reconnaissance collective, la FM étant universelle mais elle ne peut être universelle que si chacun se plie “en toute liberté” à notre Ordre.