Au début du xviie siècle paraissent en Allemagne les manifestes de la fraternité de la Rose-Croix. La Rose-Croix y est présentée comme un ordre secret qui aurait été fondé au xve siècle par un personnage mythique, Christian Rosenkreutz. Relevant de l’hermétisme chrétien, du néoplatonisme et de paracelsisme, ils en appellent aux savants et aux gouvernants de l’Europe, proposant de leur révéler leur mystérieuse sagesse. Ils sont vraisemblablement l’œuvre d’un groupe de jeunes théologiens, médecins et philosophes de l’université luthérienne de Tübingen, autour de Johann Valentin Andreae (1586-1654). Ils eurent un retentissement considérable à l’époque, suscitant enthousiasmes et controverses dans toute l’Europe.
À partir du xviiie siècle, en marge et au sein de la franc-maçonnerie, puis dans les milieux occultistes du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui, de nombreux mouvements se sont réclamés de l’ordre de la Rose-Croix ou se sont référés à une « tradition rosicrucienne ».
Les manifestes Rose-Croix
Introduction
Les « manifestes Rose-Croix », la Fama Fraternitatis et la Confessio Fraternitatis, furent publiés en Allemagne de 1614 à 1615 et firent pour la première fois, mention de cette Fraternité en une période de tensions politiques et religieuses (la guerre de Trente Ans commence en 1618), et d’avancées scientifiques. On leur associe généralement un autre texte : Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz publié en 1616.
La Fama Fraternitatis (1614)
En 1614, paraît à Cassel, à l’imprimerie de Wilhelm Wessel (en), un ouvrage anonyme en allemand : Réforme générale et commune de l’univers entier, suivie de la Fama Fraternitatis de la Très Louable Confrérie de la Rose-Croix, à l’adresse de tous les savants et souverains d’Europe, accompagnée d’une brève réponse du Seigneur Haselmeyer qui pour ce motif a été jeté en prison par les Jésuites et mis aux fers dans les galères. Aujourd’hui donnée à imprimer et portée à la connaissance de tous les cœurs sincères.
Cette « réforme générale » est un récit satirique sur les projets de réforme qui fleurissaient à l’époque. En appendices de ce texte, se trouve la Fama Fraternitatis, (Les Échos de la Confrérie) manifeste de l’ordre de la Rose-Croix, ainsi que la réponse d’un certain Adam Haselmayer.
Le nom du fondateur (C.R.C.), ainsi que ceux des membres de la Fraternité ne sont mentionnés que par leurs initiales.
La Fama Fraternitatis narre la vie du fondateur mythique de l’ordre. Allemand, orphelin d’une famille noble mais désargentée, il est élevé et éduqué dans un couvent. Un périple entrepris autour de la Méditerranée lui permet d’acquérir les sagesses et les connaissances de l’Orient et de les confronter à celles de l’Occident. À son retour, il s’entretient avec les savants d’Europe « leur montrant les erreurs de nos Arts, comment les corriger, d’où l’on pourrait tirer des indices certains sur les siècles suivants et en quoi ils devaient concorder avec les siècles passés ; aussi comment réformer les défauts de l’Église et toute la philosophie morale ». Mais ces derniers, se voyant contraints de se remettre en question et craignant que leur réputation n’en souffre, le rejettent. Il fonde alors en Allemagne un cloître appelé « maison du Saint-Esprit »; afin d’y rassembler, conserver et consigner ses connaissances, il y invite trois de ses anciens condisciples qui lui jurent fidélité et silence : « Ainsi commença la Fraternité de la Rose-Croix, avec quatre personnes seulement ». L’Ordre se donne une règle, et se disperse à travers le monde.
L’histoire relate que 120 ans après la mort du fondateur de l’Ordre, les Frères de la troisième génération, refaisant en « bons architectes » la maçonnerie de leur « maison », redécouvrent son tombeau. L’inscription « Post 120 annos patebo » (« après 120 ans, je m’ouvrirai ») indique que cette découverte apparemment fortuite avait été prévue.
Dans ce « temple-tombe », illuminé « par un autre soleil », se trouve le corps intact de C.R.C. tenant dans ses mains un petit livre d’or, intitulé Livre T. L’autel circulaire est entouré de formules de sagesse et d’axiomes comme « Nequaquam vacuum (« nulle part n’est le vide » en latin) ». Les Frères décident alors de révéler au monde cette sagesse chrétienne censée réconcilier les connaissances du passé et celles de l’avenir, et proposer une réforme universelle des sciences, de l’art et de la religion. Ils expliqueront les 37 raisons de cette décision dans une Confessio, et promettent plus d’or « que le roi d’Espagne n’en peut rapporter des deux Indes ». La Fama Fraternitatis, qui devait être écrite en cinq langues, invite les sages, savants et chefs de l’Europe intéressés par cette offre à se faire connaître de quelque manière « et en quelque langue que ce soit ».
La Fama s’achève par la phrase : « Sub umbra alarum tuarum Jehova » (À l’ombre de tes ailes Jéhovah).
L’ouvrage se termine par la Courte réponse faite par Adam Haselmayer qui, pour cela, a été arrêté et emprisonné par les Jésuites et mis aux fers sur les galères.
Bien que la Fama fût en général publiée seule par la suite, l’ensemble de l’ouvrage original (Reformatio, Fama et la Réponse de Haselmayer) forme un tout, dont le sens général est que la vraie réforme ne peut se faire de l’extérieur comme le promouvaient penseurs et législateurs, mais qu’elle doit être intérieure, spirituelle et mystique.
La Confessio Fraternitatis (1615)
En 1615, une seconde édition de la Fama paraît chez le même éditeur. Il y est joint un second texte, en versions latine et allemande (d’ailleurs sensiblement différentes) : « Confessio Fraternitatis Rosæ Crucis. Ad eruditos Europæ. » (« Confession de la Fraternité de la R. C. Aux savants de l’Europe »).
Cette « Confession » (ou profession de foi), où s’expriment les Frères de la Rose-Croix, fait référence à la Fama, et renouvelle son appel aux savants, mais aussi aux humbles, et ses promesses de réforme chrétienne universelle et de révélation des secrets de la Nature. Dans la forme, elle s’inspire de la Confession d’Augsbourg. Plus que la Fama, elle met l’accent sur le millénarisme et l’antipapisme.
Les Frères se défendent des accusations d’hérésie :
« Comment pourrions-nous être jamais soupçonnés d’hérésie, de menées et de complots coupables contre l’autorité civile, quand nous condamnons les sacrilèges dont Notre-Seigneur Jésus-Christ est l’objet, et dont l’Orient comme l’Occident se rendent coupables (entendons Mahomet et le pape), et quand nous présentons au chef suprême de l’Empire romain notre prière, nos mystères et nos trésors ? »
Ils font l’éloge de la Bible et de la vie évangélique :
« Contre eux, nous professons et témoignons publiquement qu’il n’a pas existé depuis les débuts de ce monde de livre supérieur, de livre meilleur, de livre aussi merveilleux, aussi salutaire que justement la sainte Bible. Et bienheureux son détenteur, bienheureux plus encore son lecteur assidu, au comble de la félicité celui qui en a épuisé l’étude. Qui sait la comprendre ne peut être plus près de Dieu ni plus semblable à lui. »
Le prénom du fondateur de la Fraternité apparaît : Christian R.-C. Il serait né en 1378 et aurait vécu cent six ans. La Confessio Fraternitatis propose une philosophie chrétienne, et aussi un état de vie merveilleux qui « figurait à l’origine du monde avec Adam » accessible à l’homme régénéré. La Confessio annonce la fin du mahométisme et du catholicisme, et la venue d’une nouvelle ère liée à l’avènement d’une mystérieuse quatrième monarchie et à l’apparition de signes, d’étoiles dans les constellations du Serpentaire et du Cygne.
Les Frères disposent d’une « écriture magique », semblable à la langue originelle des patriarches bibliques Adam et Hénoch, qui leur permet de lire et de comprendre la volonté divine.
La Confessio évoque l’alchimie en tant que force guérissante, capable certes d’opérer la transmutation des métaux (ce qu’ils ne prisent pas), mais surtout comme « remède suprême » pour la libération de l’humanité :
« Maintenant, il est nécessaire que cède toute erreur, ténèbre et servitude qui se sont progressivement emparées des sciences, des œuvres et du gouvernement des humains… de sorte que la majorité des hommes se sont obscurcis… Il n’est cependant d’autre philosophie pour nous que Celle qui est la Couronne de toutes les facultés, sciences et arts. En ce qui concerne notre siècle elle comprend surtout la Théologie, la Médecine, et avant tout la Science du Droit ; c’est une philosophie qui sonde le ciel et la terre à l’aide d’un excellent art d’analyse ou qui, en un mot exprime essentiellement que l’homme est un microcosme, et l’étendue de son art dans la nature. »
Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz (1616)
En 1616 paraît à Strasbourg chez Lazare Zetzner, sans nom d’auteur et en allemand, Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz. Si ce texte, plus long que les deux manifestes Fama et Confessio, et dont la qualité littéraire est largement reconnue, est aujourd’hui celui qui retient le plus l’attention tant des ésotéristes que des historiens, il n’eut à l’époque que peu d’influence : jamais traduit en latin, il ne le fut en anglais qu’en 1690, et en français qu’en 1928.
Ce texte allégorique et mystique narre, à la première personne, l’expérience initiatique de Christian Rosenkreutz, nom symbolique qui peut se traduire par « le chrétien à la Rose et à la Croix » ; les rosicruciens francophones le nomment « Christian Rose-Croix ». L’action se situe en 1459. Au cours de sept journées, pleines d’évènements merveilleux et symboliques, Christian Rosenkreutz participe aux noces alchimiques du roi et de la reine, qui culminent avec la décollation et la résurrection du couple royal. Cet ouvrage est suivi en 1619 d’une interprétation de l’auteur dans le PRACTICA LEONIS VIRIDIS. En effet, dans l’édition de 1616 des Noces Chymiques, ce dernier y écrit page 23 lorsqu’il mentionne deux colonnes du portail des Noces : « je les décrirai et les expliquerai dans peu de temps si Dieu me le permet ». Trois ans plus tard paraît ce LEONIS VIRIDIS, dont on peut considérer en toute logique qu’Andreae lui-même est l’auteur.
L’avertissement introductif indique le caractère ésotérique de l’œuvre :
« Les arcanes s’avilissent quand ils sont révélés ; et, profanés, ils perdent leur grâce. Ne jette donc pas de marguerites aux pourceaux, et ne fais point à un âne une litière de rose »
L’alchimie, dans les Noces chymiques de CRC comme dans les autres « manifestes », est considérée comme un processus de régénération spirituelle et une source de purification et de renaissance intérieure.
Ce texte a fait l’objet de nombreux commentaires.
Analyse des manifestes rose-croix
Hypothèses sur les auteurs des manifestes et leurs motivations
Depuis leur parution anonyme, de nombreuses hypothèses ont été faites sur l’identité du ou des auteurs des manifestes, ainsi que sur leurs motivations et leurs desseins.
En ce qui concerne les Noces Chymiques, Johann Valentin Andreæ (1586-1654) déclarera dans son Autobiographie, qui ne fut publiée qu’en 1799, en avoir été l’auteur dans sa jeunesse (entre 1602 et 1604). Il s’agissait d’« une plaisanterie (ludibrium)) pleine de scènes d’aventures. À (ma) surprise ce livre fut apprécié par certains et expliqué par des interprétations subtiles, quoique ce ne soit qu’une petite œuvre insignifiante et qu’il représente les vains efforts de la curiosité ». Inspecteur ecclésiastique, chargé de fonctions diplomatiques puis prédicateur de la cour de Stuttgart, Andreæ fut aussi connu pour ses écrits satiriques qu’il justifiera ainsi : « C’est l’affaire du Christianisme qui me tenait à cœur et je voulais le faire progresser par tous les moyens ; et comme je ne pouvais le faire par des chemins rectilignes, je tentai de la faire par des détours et des pitreries, non point, comme il a semblé à certains, avec un esprit de raillerie mais en recourant à la manière dont usent beaucoup de gens pieux, en ce sens que par le truchement d’une plaisanterie et par une charmante malice, je poursuivais un but sérieux et j’insufflais l’amour du christianisme ».
Le ou les auteurs des manifestes ne sont pas connus avec certitude. L’analyse stylistique et thématique des différents textes (Fama et Confessio mais aussi leurs préfaces, la Reformatio et la Réponse de Haselmayer), tend à montrer qu’il s’agit de l’œuvre de plusieurs auteurs. Il semble probable que ces textes ont été écrits au sein d’un groupe d’intellectuels luthériens, rassemblés à partir de 1607 avec Andreæ sous la houlette du théologien Johann Arndt (1555-1621). Ce groupe, qu’on appelle Cénacle de Tübingen, promouvait notamment l’imitation de la vie de Jésus-Christ. Si Andreæ eut sans doute un rôle inspirateur et central, on trouve également la marque de ses amis, en particulier Wilhelm Wense, Tobias Hess et Christoph Besold (1577-1638). Ainsi un groupe de jeunes luthériens allemands, qui avait eu maille à partir avec les autorités universitaires « s’est dressé clandestinement contre l’orthodoxie desséchante à laquelle il a opposé tout à la fois la mysticité antique et médiévale, l’esprit scientifique naissant et l’œuvre sociale enseignée notamment par Campanella, avec ses études et sa Cité du Soleil socio-théocratique »
La publication des manifestes : le rôle de Adam Haselmayer
La Fama semble avoir été rédigée vers 1608 et avoir rapidement circulé sous forme manuscrite (quatre exemplaires originaux ont aujourd’hui été retrouvés) dans les milieux alchimiques : en 1611, le médecin danois Ole Worm en avait reçu une copie, probablement de la part de Johannes Hartmann (en), qui tenait la première chaire de « Chymie » d’Europe, à l’université de Marbourg.
Mais c’est Adam Haselmayer, l’auteur d’une réponse à la Fama publiée en même temps qu’elle, qui joua un rôle déterminant dans la publication des manifestes. Donné dans la préface comme secrétaire de l’archiduc Maximilien, il a longtemps été considéré comme un personnage fictif. Des recherches récentes ont permis de retrouver sa trace. Il s’agit d’un paracelsien du Tyrol. Ayant lu la Fama dès 1610, il en offrit en 1612 une copie qu’il tenait de Tobias Hess à son protecteur Auguste d’Anhalt-Plötzkau, féru d’alchimie et des textes de Paracelse et de Valentin Weigel dans l’espoir que ce dernier devint le leader politique de la réforme universelle annoncée par les Rose-Croix. Ce fut sans succès, car Auguste de Anhalt qui avait renoncé à toute ambition politique en laissant le gouvernement de la principauté d’Anhalt à son frère, se contenta de faire imprimer secrètement une centaine d’exemplaires de la réponse de Haselmayer, dans l’espoir de susciter la réaction des Rose-Croix. L’enthousiasme de Haselmayer se tourna alors vers son suzerain le catholique archiduc Maximilien III d’Autriche, qui cependant le fit arrêter et envoyer aux galères.
On a retrouvé une version de ce texte imprimée en 1612, et il s’agirait donc de la première « réponse » à l’appel de la Fama. Haselmayer déclare avoir lu un manuscrit de la Fama en 1610 (ce qui permet de supposer que le texte circulait quelques années avant sa publication en 1614). Dans ce texte apocalyptique et mystique, il voit dans les frères de la Rose-Croix des disciples de Paracelse, et annonce l’imminence de la fin du monde et l’avènement de l’empire du Saint-Esprit (règne dénommé « Quatrième Monarchie » dans la Fama).
Les sources et les références
Tant par le style que par le fond, les manifestes sont caractéristiques de la pensée de l’époque, au tournant de la Renaissance et de l’âge baroque. Ils puisent leur inspiration, comme la multitude d’écrits alchimiques qui fleurissent alors, dans le fond séculaire de la littérature mystique et hermétique. Ainsi, on peut y trouver des références et allusions au néo-platonisme, aux pythagoriciens, à la philosophie arabe, à la kabbale, à la Gnose, et même aux sages de l’Inde.
Paul Arnold a remarqué que les Noces Chymiques sont inspirées par le Livre I du poème The Færie Queene (1590) d’Edmund Spenser. En particulier, on y trouve les aventures similaires d’un « chevalier de la Croix-Rouge », qui deviendra le « Frère de la Rose-Croix rouge » dans les Noces Chymiques, avec le glissement en allemand de Rotes-Kreutz à Rosen-Kreutz. Andreæ a pu aussi s’inspirer de son blason familial qui comprenait quatre roses rouges entre les branches d’une croix rouge, blason lui-même peut-être inspiré des armes de Luther, représentant une croix noire sur un cœur rouge entouré d’une rose blanche.
La General reformatio, est en fait l’adaptation en allemand de l’avis LXXVII d’un ouvrage satirique de Trajano Boccalini : Ragguagli di Parnasso (Nouvelles du Parnasse), publié à Venise en 1612. Cet ouvrage eut un grand succès à l’époque et était connu des membres du Cénacle de Tübingen et en particulier de Christoph Besold.
Les textes de la Fama et de la Confessio sont probablement inspirés de l’utopie de Tommaso Campanella : La cité du soleil. Parmi les contemporains allemands, on y trouve l’influence d’écrits alchimiques tels que l’Amphitheatrum Sapientiæ Æternæ (1595) de Heinrich Khunrath (~1560-1605) et la Naometria (1604) de Simon Studion (1543-1605).
Le personnage de Christian Rosenkreutz ferait référence aux vies de Joachim de Flore, de Thomas a Kempis, ainsi que d’un certain Ægidius Gutman (1490-1584) dont la biographie touche à la légende.
Controverses sur l’existence et l’origine de l’ordre
Il n’existe aucune preuve historique de l’existence d’un ordre de la Rose-Croix avant ou au moment de la parution des manifestes, au début du xviie siècle. Les mouvements qui se sont par la suite baptisés « Rose-Croix » n’ont pas le moindre lien de filiation directe avec le groupe des auteurs des manifestes (le Cénacle de Tübingen). La société rosicrucienne AMORC (fondée en 1915) se prévaut, quant à elle, de « l’authentique » tradition Rose-Croix.
Les opinions sur l’existence et l’origine de l’ordre peuvent schématiquement être classées en quatre catégories différentes :
- Pour les universitaires Yates, Arnold, Edighoffer, Faivre (« Bien que, de 1615 à l’époque actuelle, quantité de faussaires n’aient cessé de brouiller les pistes, on peut affirmer qu’entre 1614 et 1620 il n’existe pas de « Fraternité Rose-Croix », à moins d’entendre par là qu’une amitié spirituelle rapprochait les amis du cénacle »), Christian Rosenkreutz et l’ordre de la Rose-Croix sont des fictions inventées par les auteurs des manifestes, et ces textes relevaient à l’origine du « ludibrium » (c’est-à-dire du « jeu », de la « plaisanterie ») ésotérique d’un jeune luthérien malicieux et cultivé, Johann Valentin Andreæ. Les manifestes de la Rose-Croix ne seraient pas une preuve de son existence mais seulement la narration de son mythe. Ils auraient pris rapidement une dimension polémique dans l’âpre contexte de la Réforme. Les affiches parues à Paris en 1623 (voir ci-dessous) ne seraient quant à elles qu’un canular. Les idées développées dans les manifestes n’ayant rien de particulièrement original ni de spécifique, leur succès non démenti tient à leur qualité littéraire, à leur parfum de secret et de mystère, et à l’association, puissamment évocatrice dans la culture occidentale, des noms et symboles de la rose et de la croix.
- Ceux qui, tout en croyant à l’existence d’une fraternité de la « Rose-Croix », estiment que les détails historiques fournis dans les manifestes sont à prendre au moins en partie dans un sens symbolique. L’ordre aurait été constitué du regroupement d’esprits brillants autour de Johann Valentin Andreæ. La Rose-Croix exprimerait les aspirations spirituelles et profondes qui imprègnent encore aujourd’hui l’imaginaire de l’Occident.
- D’autres tenants de l’interprétation symbolique des manifestes croient à une existence ancienne voire antique de l’ordre. C’est ainsi que plusieurs auteurs rosicruciens du xxe siècle, parmi lesquels Harvey Spencer Lewis, le fondateur de l’AMORC, ont affirmé que l’ordre de la Rose-Croix avait une origine traditionnelle égyptienne.
- Certains enfin ont réinterrogé avec Serge Hutin le concept d’ordre initiatique en y voyant un courant de pensée — organisé par des principes et fondé sur la reconnaissance tacite entre ses contributeurs de leurs autorités morales respectives — plutôt qu’une organisation secrète hiérarchisée de manière formelle.
Les réactions au xviie siècle
Un retentissement considérable
Les manifestes Rose-Croix eurent très vite un retentissement considérable. Il y eut rapidement plusieurs rééditions. Leur appel (et surtout les références à Paracelse) fut reçu par nombre de « chymistes » d’Allemagne, et aussi d’Europe. La Bibliotheca Hermetica Philosophica d’Amsterdam a recensé 400 réponses imprimées dans les dix années qui suivirent leur parution et environ 1 700 entre les xviie et xviiie siècles. Pour Carlos Gilly : « le succès des manifestes Rose-Croix tenait non seulement à leur habillage mythique (sans lequel ils n’auraient suscité que fort peu d’intérêt), mais aussi et surtout à l’idée d’avoir présenté la Fraternité comme déjà constituée, et au fait d’avoir invité les savants et les princes d’alors à y donner réponse par la voie de l’imprimé ».
Des polémiques ne tardèrent pas à naître. Les rose-croix furent accusés d’imposture et, plus grave à l’époque, de sorcellerie et d’hérésie.
Cependant, Michael Maier, l’influent médecin de l’empereur Rodolphe II28, prit fait et cause pour les Rose-Croix dans son Silentium post clamores (1617) puis son Themis Aurea (1618), voyant en eux les héritiers d’une antique tradition philosophique. L’Anglais Robert Fludd, qui publie en Allemagne, médecin et auteur d’un certain nombre de traités rosicruciens, se voulut, principalement dans Apologia Compendiera (1616), dans le Tractatus apologeticus Integritatem Societatis de Rosea Cruce defendens (1617) puis dans le Summum bonum (1629), un porte-parole de cette fraternité. Fludd et Maier furent les principaux défenseurs et promoteurs des Rose-Croix, leur donnant leurs lettres de noblesse et accréditant l’existence d’une fraternité immémoriale de sages possédant toutes connaissances et vertus. Ils expliquèrent et développèrent les idées rosicruciennes en y adjoignant certaines qui leur étaient propres.
Parmi les autres défenseurs des idées rosicruciennes, le médecin et astronome Daniel Mögling fait éditer coup sur coup plusieurs ouvrages en réponse aux calomnies. Tout d’abord en 1617 , il fait imprimer un justificatif de la Fama sous le pseudonyme de Florentinus de Valentia : « Jhesus Nobis Omnia Rosa Florescens ». Cet ouvrage est une description de la Fraternité de la Rose-Croix et une défense de ses membres contre les accusations d’un certain Menapius (Friedrich Grick)31. Puis, toujours en 1617, « Pandora ou le miroir de la grâce » qu’il considèrera comme le préliminaire de l’ouvrage suivant publié en 1618, sous le pseudonyme de « Theophilus Schweighardt Constantiensem », « Speculum Sophicum Rhodostauroticum (Miroir de la sagesse des rose-croix). En 1620 Il poursuit son projet de description des travaux de l’Ordre de la Rose-Croix dans “prodromus rhodo-stauroticus parergi philosophici, » qui traite de la pierre philosophale.
Mystérieuse, sans existence avérée, la Fraternité inspira les interprétations et les réactions les plus diverses et parfois les plus fantaisistes. Ce ne furent pas seulement des théologiens et des hommes de science qui se jetèrent dans le débat, mais aussi des âmes en quête de spiritualité, et parfois même des escrocs.
Des princes comme Frédéric V du Palatinat et Gustave Adolphe de Suède ont pu être inspirés par certaines idées des manifestes. Frances Yates note que ces derniers ont été publiés dans le contexte politique d’une tentative d’union des princes protestants européens, projet qui culminera en 1613 avec le mariage de la princesse Élisabeth Stuart d’Angleterre avec Frédéric V du Palatinat, et l’acceptation par ce dernier de la couronne de Bohême alors en rébellion contre l’empereur Ferdinand II de Habsbourg. Selon Frances Yates, les manifestes rose-croix seraient le reflet ésotérique de ces projets de réforme politique, sous l’influence de l’astrologue et mathématicien anglais John Dee (1527-1608). Cela expliquerait la bonne réception que reçurent les manifestes en Angleterre, dans la lignée de Robert Fludd : en 1652 Thomas Vaughan, sous le pseudonyme de Eugene Philatete, traduisit la Fama et la Confessio, et publia plusieurs ouvrages sur la Rose-Croix qui influenceront Elias Ashmole (1617-1692). La thèse de Yates manque cependant de preuves historiques directes . Quoi qu’il en soit, le « règne d’un hiver » de Frédéric V du Palatinat s’acheva en 1620 avec la victoire des impériaux catholiques à la bataille de la Montagne-Blanche.
Les réactions des membres du Cénacle de Tübingen
Pour leur part, les auteurs des manifestes semblèrent dépassés tant par leur succès que par les polémiques engendrées, et se désolidarisèrent. Tobias Hess mort en 1614, Andreæ fut le principal suspecté, sa participation semblant avoir été notoire. Il adopta une attitude complexe et ambigüe (voir les analyses de Arnold et Edighoffer) pour se défendre des accusations et calomnies. Il semble avoir voulu d’abord rectifier l’interprétation des Manifestes en publiant les Noces Chymiques et le Theca Gladii Spiritus (fourreau du glaive de l’esprit). En même temps, il attaqua ou dénigra dans ses écrits (Menippus, Turris Babel) certains aspects des manifestes, tout en défendant d’autres. Et finalement, il essaya tout au long de sa vie de promouvoir des sociétés d’union chrétienne, dans lesquelles on peut retrouver une part du projet utopique des rose-croix, dépouillé de leur contenu alchimique et hermétique.
Christoph Besold fit éditer en 1623 De la monarchie espagnole de Tommaso Campanella, pourtant l’un des inspirateurs des manifestes, avec cette phrase mettant en doute l’existence même de la fraternité et le sérieux des manifestes :
« Et déjà la fameuse Fraternité des Rose-Croix déclare que dans tout l’univers circulent des vaticinations délirantes. En effet, à peine ce fantôme est apparu (bien que Fama et Confessio prouvent qu’il s’agissait du simple divertissement d’esprits oisifs) il a aussitôt produit un espoir de réforme universelle, et a engendré des choses en partie ridicules et absurdes, en partie incroyables. Et ainsi, des hommes probes et honnêtes de différents pays se sont prêtés à la raillerie et à la dérision pour faire parvenir leur franc parrainage, ou pour se persuader qu’ils auraient pu se manifester à ces frères, à travers le Miroir de Salomon ou d’autre façon occulte. »
Quoi qu’il en soit, la Fraternité ne s’exprima plus publiquement.
L’affaire des placards en France
En juin ou juillet 1623, alors qu’en Allemagne les polémiques s’éteignent peu à peu devant le silence des rose-croix et face aux débuts de la guerre de Trente Ans (1618-1648), des affiches reprenant l’appel des manifestes sont placardées dans tout Paris. Les auteurs de ces affiches sont restés longtemps inconnus, mais selon un témoignage de Nicolas Chorier découvert en 1971, il s’agirait d’un canular lancé par un jeune étudiant en médecine, Étienne Chaume, avec quelques amis.
Il existe plusieurs versions du texte de ces affiches, et il semble qu’en fait plusieurs textes aient été affichés simultanément.
« Nous Députés du Collège principal des Frères de la Rose-Croix, faisons séjour visible et invisible en cette ville, par la grâce du Très-Haut, vers lequel se tourne le cœur des Justes. Nous montrons et enseignons à parler sans livres ni marques, à parler toutes sortes de langues des pays où nous voulons être, pour tirer les hommes, nos semblables, d’erreur et de mort. »
Cette première affiche est rapidement suivie par une seconde :
« S’il prend envie à quelqu’un de nous voir par curiosité seulement, il ne communiquera jamais avec nous ; mais si la volonté le porte réellement et de fait de s’inscrire sur le Registre de notre Confraternité, nous qui jugeons des pensées, lui ferons voir la vérité de nos promesses ; tellement, que nous ne mettons point le lieu de notre demeure, puisque les pensées jointes à la volonté réelle du Lecteur, seront capables de nous faire connaître à lui et lui à nous. »
Leur texte est reproduit dans un ouvrage publié la même année par Gabriel Naudé, qui mena une enquête : Instruction à la France sur la Vérité de l’Histoire des Frères de la Rose-Croix où l’auteur expose la légende de Christian Rosenkreutz et ironise sur la prétention des Frères de la Rose-Croix de réformer le monde. Il voit en eux des êtres acharnés à détruire la religion catholique et le pouvoir royal. La réaction française, à la différence de l’accueil anglais et allemand, fut extrêmement négative et pour tout dire, les textes et proclamations rosicruciennes y provoquèrent la panique. L’avis général fut que les rosicruciens pratiquaient la magie noire et que ces « invisibles » étaient donc des sorciers. Les idées rosicruciennes y furent perçues comme des idées d’agents de l’étranger, principalement de l’Angleterre, Robert Fludd en étant la figure emblématique.
Dépassé par l’ampleur des réactions et des polémiques, Chaume s’enfuit de Paris pour faire ses études à Montpellier.
Cyrano de Bergerac (1619-1655), dans son Histoire comique des États et Empires du soleil, en parle comme d’« une certaine cabale de jeunes gens que le vulgaire a connus sous le nom de « Chevaliers de la Rose-Croix ».
Controverses autour de Descartes, Leibniz, Comenius et d’autres personnalités
Afin d’accréditer l’existence et l’influence de la fraternité, les auteurs rosicruciens ont souvent mis en avant les relations que des personnalités illustres, notamment Descartes, Leibniz et Comenius, mais aussi Spinoza ou Newton, auraient eues avec la Rose-Croix. Ces relations iraient parfois jusqu’à l’appartenance effective à l’Ordre.
Leurs contradicteurs objectent que les éléments historiques disponibles relèvent de l’anecdote tant pour la vie et l’œuvre de ces personnages que pour l’histoire du rosicrucisme. Ces éléments font d’eux des hommes de leur temps plutôt que des membres de la Rose-Croix ou même de la mouvance rosicrucienne :
« On a voulu voir également du rosicrucisme chez Leibniz et chez bien d’autres ; jeu stérile, puisqu’au xviie siècle l’ésotérisme moniste est de toute manière la philosophie de presque tous les gens qui pensent. »
— Antoine Faivre
Sociétés rosicruciennes et rosicrucianisme au xviiie siècle
Après un oubli relatif pendant la seconde moitié du xviie siècle, une nouvelle efflorescence rosicrucienne apparaît au xviiie siècle. Parallèlement à l’essor de la franc-maçonnerie, différents mouvements et groupements rosicruciens se forment, touchant les sphères aisées de la société.
Les plus importants de ces groupements furent les différents groupes dénommés « Rose-Croix d’or » et celui de la « Rose-Croix d’or d’ancien système » (ces organisations n’ont pas de lien historique avec le Lectorium Rosicrucianum contemporain, dont il est question plus loin, hormis une prétention alchimique commune).
L’ordre de la Rose-Croix d’Or (1710)
En 1710, parut à Breslau et en allemand, sous le nom de Sincerus Renatus (pseudonyme du prédicateur silésien Samuel Richter (de)) : La vraie et parfaite préparation de la Pierre Philosophale par la Fraternité de l’Ordre de la Rose-Croix d’Or.
Ce texte, qui est essentiellement un traité d’alchimie, se termine par l’énumération des cinquante-deux règles de l’Ordre (instituant comme chef suprême le grade d’« Imperator » qui sera repris plus tard).
L’ordre décrit par Richter ne semble pas avoir existé, mais divers conventicules, de doctrine plutôt floue et reliés entre eux de façon assez lâche, prirent le nom de Rose-Croix d’or et se développèrent en Allemagne, en Pologne, en Tchécoslovaquie, aux Pays-Bas et jusqu’en Russie. C’est au sein de ces groupements que serait née vers 1750 la théorie de la filiation templière de la franc-maçonnerie, avec pour intermédiaires les rose-croix. Cette théorie se développa ensuite au sein de la branche dite rectifiée de la franc-maçonnerie, avant d’être démentie par le convent de Wilhelmsbad en 1782. Toutefois, cette mise au point ferme sur le plan historique n’empêcha pas une partie du symbolisme alchimique et chevaleresque introduit dans les hauts grades maçonniques à cette occasion d’y demeurer par la suite.
Les Figures secrètes de la Rose-Croix des xvie et xviie siècles, imprimées en deux parties, en 1785 puis en 1788, à Altona près de Hambourg, constitueraient le « testament spirituel » des Rose-Croix d’or. Elles comportent entre autres 36 planches d’images et de symboles alchimiques, théosophiques et hermétiques. L’auteur en est inconnu. On y distingue l’inspiration de Valentin Weigel, Heinrich Khunrath et Jacob Boehme, précurseurs des pensées rosicruciennes et théosophiques.
L’ordre des Rose-Croix d’or d’ancien système (1777)
En 1777, un officier prussien, Johann Rudolf von Bischoffswerde, et un ancien pasteur, Jean Christophe Wöllner, fondent à Berlin l’« Ordre des Rose-Croix d’or d’ancien système » à partir de la loge maçonnique des Trois Globes. Ils font remonter la généalogie des rose-croix, non au fondateur supposé Christian Rosenkreutz, mais à « Adam lui-même ». Cette sapience divine aurait ensuite été conservée et transmise par les patriarches bibliques, les sectes à mystères, les pythagoriciens et les druides. L’ordre lui-même aurait été fondé par Ormus, un prêtre d’Alexandrie baptisé par saint Marc. Il se serait perpétué en Palestine jusqu’à l’époque des croisades, où il se serait transporté en Europe. La Rose-Croix d’or d’ancien système eut un succès certain et compta, dès 1779, 26 cercles et 200 membres en Allemagne. Les deux fondateurs, grâce à diverses mystifications teintées d’occultisme, parvinrent à s’attirer les bonnes grâces des hautes sphères politiques. Ils furent ainsi nommés ministres en 1786 et suspendirent alors les activités de l’ordre qui devenait suspect et comptait alors plusieurs milliers de membres.
La symbolique rosicrucienne dans les milieux maçonniques
Le premier document connu rapprochant la rose-croix et la franc-maçonnerie date de 1638 à Édimbourg. Il s’agit d’un bref extrait du poème de Henry Adamson La Thrène des muses :
« For what we do presage is not in grosse,
For we be brethren of the Rosie Crosse:
We have the Mason word and second sight,
Things for to come we can foretell aright. »
Il est possible que des personnes sensibles aux idéaux de l’utopie rosicrucienne se soient affiliées aux loges maçonniques du xviie siècle en Angleterre et en Écosse.
Dans la seconde moitié du xviiie siècle, le mot « rose-croix » fait beaucoup plus référence à un état d’ultime sagesse et de complète réalisation qu’à une organisation : on dit à l’époque « un rose-croix » pour désigner un de ces supposés initiés ultimes et « l’ordre des Rose-Croix » pour parler de leur organisation.
C’est dans cette acception qu’apparaît en franc-maçonnerie, vers 1760, le grade dénommé « chevalier rose-croix ». Il se présente alors comme un grade terminal de l’écossisme avant de devenir, en 1801, le 18e grade du rite écossais ancien et accepté. Le « bijou » traditionnel de ce grade est un compas orné d’une rose-croix et d’un pélican qui nourrit ses petits avec son propre sang. Dans certains autres de ces rituels maçonniques, on trouve des développements ésotériques du mythe de la construction du temple de Salomon qui rappellent la symbolique du temple-tombe de Christian Rose-Croix, « image et abrégé de l’Univers ». À l’inverse, on trouvera, dans les rituels de nombreux groupes rosicruciens contemporains ou fondés au xixe siècle, des emprunts à des rituels maçonniques attestés dès la fin du xviiie siècle. Ces influences mutuelles s’expliquent aisément par le fait qu’à l’instar de Papus, Lewis, Hutin et bien d’autres, les auteurs rosicruciens des xixe et xxe siècles seront très souvent également francs-maçons.
À la même époque, Martines de Pasqually fonde un « ordre des Chevaliers élus Cohen » au sein duquel il enseigne sa doctrine, proche de l’hermétisme chrétien (comme celle des rose-croix) et dont les membres les plus avancés pratiquent la théurgie et portent le titre de « réaux-croix ». Le mot « réaux-croix » semble avoir été inventé par Pasqually, par analogie avec rose-croix, tout en s’en distinguant, réau signifiant le « grand Adam » et « puissant prêtre ». Ses successeurs Jean-Baptiste Willermoz et Louis-Claude de Saint-Martin (« le philosophe inconnu ») mirent l’ordre en sommeil après la mort de Pasqually en 1774, mais sa doctrine inspira en partie Willermoz dans sa contribution à la rédaction des derniers hauts grades maçonniques du rite écossais rectifié à l’occasion du « convent des Gaules » en 1778.
En 1798, l’abbé Augustin Barruel publie ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme dans lesquelles il accuse les Illuminés de Bavière (fondés en 1776, interdits en 1784 et éteints en 1790) d’être à l’origine d’un complot mondial qui aurait été la véritable cause de la chute de la monarchie en France. Bien que réfutée depuis longtemps par la plupart des historiens, cette théorie du complot et ses dérivées ont encore aujourd’hui un certain nombre de partisans qui estiment que les rose-croix faisaient eux aussi partie de ce supposé complot. Quoique les idées des « illuminés » de Bavière, branche radicale des Lumières, semblent incompatibles avec la doctrine mystique « illuministe » des rose-croix et des rosicruciens, la confusion lexicale fut et reste fréquente.
Les rose-croix dans l’art et la littérature au xviiie siècle
Les proches des rosicruciens contemporains voient de fréquents symboles rosicruciens dans l’art et la littérature des xviie et xviiie siècles. Certaines de ces influences sont avérées, d’autres sont plus discutables. Les symboles utilisés par les rosicruciens sont comparables à ceux utilisés par d’autres mouvements férus d’ésotérisme et d’alchimie déjà existants.
Les manuels initiatiques des Rose-Croix d’or et le texte des Noces Chymiques marquèrent une partie de l’œuvre de Gœthe, notamment dans Les Mystères, le Conte et le second Faust61. Dans son poème inachevé Les Mystères (1784-1786) on trouve notamment la phrase : « Qui donc a marié les Roses à la Croix ? ».
Pour les rosicruciens, l’opéra La Flûte enchantée de Mozart constituait une allusion à peine voilée aux rites initiatiques supposés de la Rose-Croix, notamment pour ce qui concerne les épreuves du feu et de l’eau que traversent les deux héros à la fin de l’opéra. Il est néanmoins communément admis que, Mozart et Emanuel Schikaneder — son librettiste — étant tous deux francs-maçons, cette œuvre adopte une symbolique maçonnique.
Personnages célèbres
L’appartenance de certaines personnalités aux organisations rosicruciennes du xviiie siècle a parfois été évoquée.
Influencé par les idées de Josef Hoëné-Wronski, l’occultiste Éliphas Lévi a prétendu que Napoléon Bonaparte était rosicrucien, et avait reçu pour mission d’unifier l’Europe. D’autres auteurs, tels Papus ou Harvey Spencer Lewis ont aussi soutenu cette idée.
La Golden Dawn (1887)
Nous avons eu l’occasion d’en parler dans les colonnes de 450.fm à plusieurs reprises.
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En 1887, à Londres, est fondée la « Fraternity of the Esoteric Order of the Golden Dawn », connue plus tard sous le nom d’« Hermetic Order of the Golden Dawn » (« ordre hermétique de l’Aube dorée ») par le Dr. William Wynn Wescott, William R. Woodman et Samuel Liddell MacGregor Mathers, membres de la SRIA.
Un de ses membres importants sera l’occultiste et alpiniste Aleister Crowley, par ailleurs membre d’un ordre martiniste et de l’Ordo Templi Orientis. On y rencontre aussi l’écrivain Bram Stoker et le poète irlandais William Butler Yeats.
Sous l’impulsion de Mathers se développa au sein de l’ordre un « cercle intérieur » rosicrucien, l’« ordre de la Croix d’Or et de la Rose Rubis », dont les membres pratiquaient la théurgie et qui eut une influence considérable sur la pensée rosicrucienne moderne.
Hostiles à Crowley et à la magie opérative, Arthur Edward Waite (auteur d’études historiques sur la Rose-Croix) et Yeats réforment l’ordre et fondent le Saint Ordre de l’Aube dorée. La Golden Dawn traditionnelle survit sous la forme de la Stella Matutinaat.
L’ordre kabbalistique de la Rose-Croix (1888)
Fondé en 1888, en France, par Stanislas de Guaita et Joséphin Peladan, l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix a compté, parmi ses membres Papus, Paul Sédir, l’abbé Alta. L’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix enseignait la Kabbale et l’occultisme au sein d’une université libre. L’ordre décernait des grades de « bachelier en kabbale », « licencié en kabbale » et « docteur » au cours d’examens écrits et oraux. Selon Jean-Pierre Bayard, le but en était « de mener simultanément une action occulte en vue de préserver la civilisation judéo-chrétienne et une action diffusante au cœur d’un public de profanes mais curieux de sciences occultes ». L’épisode de la guerre « occulte » de ces rosicruciens avec le moine défroqué Joseph-Antoine Boullan, mage noir réputé et exorciste, a alimenté les chroniques mondaines de l’époque et fut l’occasion de proclamations et d’anathèmes jetés par journaux interposés. Prétextant un refus de la magie opérative, Peladan se sépare du groupe en 1891 pour fonder l’ordre de la Rose-Croix catholique et esthétique du Temple et du Graal. Cet ordre sera à l’origine des « Salons de la Rose-Croix » qui connurent une grande fréquentation. Le compositeur Erik Satie fut un moment proche de Peladan, en témoigne, quelques titres de ces compositions : Le Fils des Étoiles, Wagnerie Kaldéenne de Sâr Peladan, Première Pensées et Sonneries de la Rose+Croix. Entre mai 1890 et mars 1893 éclata « la guerre des deux roses ». Il s’agit de l’opposition entre Stanislas de Guaita, fondateur de l’ordre kabbalistique de la Rose-Croix, et de son ancien ami Joséphin Peladan, fondateur de l’ordre de la Rose-Croix Catholique du Temple et du Graal.
De 1920 à 1942 Pierre Piobb réserve son enseignement à un petit nombre d’élus mais refuse de fonder un ordre. Cependant, cet ordre existe et est encore actif de nos jours. Son siège est aux USA, à Las Vegas, dans le Nevada.
L’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix (AMORC) (1915)
Nous avons l’occasion de présenter l’AMORC grâce à son Grand Maître Serge Toussaint. Nous vous livrons un texte de présentation sur le lien qu’il nous avait offert.
À la suite de son initiation à Toulouse le 12 août 1909, Harvey Spencer Lewis fonde l’Ancien et Mystique Ordre de la Rose-Croix ou AMORC le 1er avril 1915 aux États-Unis.
Pour l’AMORC, Christian Rose-Croix, ou Christian Rosenkreutz, est un personnage légendaire. L’ordre aurait été créé par un collège d’initiés : le Cercle de Tubïngen (début du xviie siècle) et sur le plan traditionnel, remonterait aux écoles de mystères de l’Égypte antique.
L’AMORC a publié en 2001, ce qu’il définit comme étant un « quatrième manifeste rosicrucien », suivi en 2014 de l’Appellatio Fraternitatis Rosæ Crucis et en 2016 d’un sixième manifeste, Les Nouvelles Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz.
Le symbolisme de la rose et de la croix
Ce symbole classique au xviie siècle a été repris par l’AMORC sous forme d’une croix en or trilobée ayant en son centre une seule rose rouge : la croix représenterait le corps physique, et la rose l’âme en voie d’évolution, comme la fleur s’ouvre lentement à la lumière. Il désignerait symboliquement un état spirituel à atteindre, et l’aboutissement de la quête d’une connaissance d’ordre cosmologique en rapport avec l’hermétisme chrétien. Cette vision toute moderne du symbole de l’ordre ne saurait en limiter la signification. À ce titre, il est intéressant de rappeler que, d’après Robert Fludd, le symbole de l’ordre serait une rose rouge sur une croix rouge (Summum bonum, 1629). S’inscrivant dans la lignée des manifestes rosicruciens du xviie siècle, Robert Fludd situe cette symbolique dans le christianisme en ajoutant que « les Rose-Croix s’appellent Frères parce qu’ils sont tous fils de Dieu et que la rose est le sang du Christ, que, sans la croix interne et mystique, il n’y a ni abnégation, ni illumination ».
Les sociétés rosicruciennes passées et présentes ont décliné le symbolisme de la rose et de la croix de diverses manières : l’Ordre Kabbalistique de la Rose-Croix de Stanislas de Guaita et Joséphin Peladan avait pour symbole une croix inspirée de la croix de Malte ornée d’un pentagramme et de quatre roses, la Rosicrucian Fellowship a pour symbole une croix ornée d’une couronne de roses, etc.
L’École de la Rose-Croix d’Or désigne la rose épanouie comme étant le symbole de la perfection divine de l’âme, matérialisée par l’or. La croix d’or représente le corps de l’homme transfiguré. Cette école évoque un chemin, vécu à travers trois roses, soit trois phases de transformation :
- la rose blanche représente la purification ;
- la rose rouge évoque le sang de l’amour répandu pour tous, par le service à autrui ;
- la rose d’or est l’accomplissement, la réintégration du corps, de l’étincelle divine (l’âme) et de l’esprit dans l’harmonie originelle divine.