sam 23 novembre 2024 - 14:11

Pain bénit

(Les “éditos” de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Qui d’entre vous se trouve, en ce 15 août, à Rimou, ce petit village d’Ille-et-Vilaine, situé entre Rennes et le Mont-Saint-Michel, à quelques encablures à l’ouest de Fougères ? À  l’Assomption, précisément, on y célèbre les Cônes, ces petits pains bénits[1] en forme de croix que reçoivent les fidèles à la sortie de la messe et qui, précieusement conservés durant toute l’année, sont censés préserver leurs foyers. Telle est l’une des multiples croyances qui survit peut-être encore parmi les représentations du pain dans l’univers spirituel.

Nous autres, Francs-maçons, avons aussi du pain sur la planche, si je puis dire, car le pain, par le travail de l’homme, régénère la vie et il n’est pas exagéré de penser que, métaphoriquement, nous sommes, en quelque sorte, appelés à devenir des maîtres du pain[2]. Comme nous l’allons voir.

Avant cela, en remontant aux sources, faisons un premier détour, par l’épi de blé, dénommé, dans la Bible, schibboleth, en hébreu : שִׁבֹּלֶת, que l’on trouve à plusieurs reprises, comme dans Genèse 41:7, Job 24:24, Zacharie 4:12. Il s’avère que, dans un épisode rapporté au Livre des Juges 12:4-6, les Guiléadites utilisent ce terme comme mot de passe pour confondre leurs ennemis, les Éphraïmites, qui cherchent à fuir mais ne parviennent pas à prononcer correctement la lettre shin. Dès l’instant, leur sort est scellé : se retrouvant tout de suite chocolat, ils se font littéralement et définitivement couper le sifflet ! Dieu merci, à un certain  degré, nos rituels n’en ont conservé qu’un usage adouci… Remontant toujours aux sources, en un second détour, relevons encore que le mot schibboleth veut aussi dire « flot », « fleuve » ou « torrent », comme dans Psaumes 69:2, si bien que, joignant l’eau et le grain, ce vocable – qui figure dans certains versets dramatiques sans être jamais traduit – nous met, à la confluence de ses significations, sur la route du pain, cet aliment de base de nos cultures qui combine magnifiquement les quatre éléments chers aux alchimistes : la terre où pousse le blé, l’eau qui régénère toutes choses, l’air qui, sous l’action du levain, aère la mie, et le feu qui, au sein du four, cette matrice d’une deuxième naissance, amalgame, transforme et sublime les ingrédients, à la manière d’un athanor. J’allais en oublier le sel qu’on y ajoute souvent. Le sel de la vie ?

Fécondité de la terre, don de Dieu, à l’instar de la « manne » que Dieu, dans Exode 16, envoie providentiellement aux Hébreux durant leur traversée du désert, matérialisant ainsi l’Amour divin, tout comme, dans les Évangiles, il en va du « miracle de la multiplication des pains », qui nourrit, certes, la foule, mais plus puissamment encore, de la Parole de Jésus.

Dans notre tradition humaniste, le pain demeure, à la fois, symbole du travail et du partage, substance de fraternité, jusqu’à cette hospitalité que chante Georges Brassens dans sa Chanson pour l’Auvergnat qui rappelle une période de sa vie où, à la suite d’une erreur de jeunesse, il se trouvait au ban de la société[3] :

Ce n’était rien qu’un peu de pain,
Mais il m’avait chauffé le corps,
Et dans mon âme il brûle encore
À la manière d’un grand festin.

Vous me direz que le pain est mis à toutes les sauces, comme dans cette expression : « S’il continue, je vais lui coller un pain ». Holà, ho! Il est temps pour moi d’achever cet édito. En tout cas, en un tel jour, ce fut pain bénit.


[1] Béni et bénit étaient autrefois deux formes indifféremment employées du participe passé du verbe bénir. Les grammairiens recommandent aujourd’hui de réserver bénit à son rôle d’adjectif signifiant : « Qui a reçu la consécration du prêtre par les rites prescrits », selon la définition du Trésor de la langue française (TLF), et béni à sa fonction verbale, de sorte que l’on parlera d’eau bénite, mais que l’on dira d’une médaille qu’elle a été bénie par le pape, et qu’ironiquement, on écrira cul-bénit mais béni-oui-oui !

[2] Je fais ici un clin d’œil au magnifique documentaire de 52 minutes : Les maîtres du pain, réalisé en 2020 par Éric Bacos et multidiffusé par France 5 jusqu’au 17 juillet dernier, où, « en France, en Grèce ou en Italie, des passionnés perpétuent une fabrication ancestrale et artisanale du pain et relancent la culture de blés anciens » (synopsis). À ne pas confondre avec la mini-série dramatique française en 3 épisodes de 105 minutes, portant exactement le même titre, programmée fin 1993 par France 2 et créée par Hervé Baslé, d’après une idée originale de Bernard Lenteric, avec, dans le rôle principal, Wladimir Yordanoff (je cite sciemment ces trois personnalités, pour saluer leur mémoire, puisqu’elles ont respectivement disparu en 2019, 2009 et 2020).  

L’histoire du pain, qui « se confond avec celle des civilisations du pourtour oriental de la Méditerranée », a toujours fasciné. Elle conduisit, parfois, à des engagements radicaux : tel fut le cas de l’écrivain, journaliste et éditeur Jean-Philippe de Tonnac, qui dirigea notamment pendant près de dix ans les Hors-série du Nouvel Observateur, et qui commença par passer, en 2007, un CAP de boulanger à l’École de Boulangerie et Pâtisserie de Paris, « avant de visiter quelques-uns des pays de ‟mangeurs de pains″ (Égypte, Grèce, etc.), et de rencontrer les représentants de la filière blé-farine-pain, ainsi que les exégètes, universitaires et théologiens, qui pensent le pain », longue enquête de terrain qui devait le conduire à la parution, en 2010, sous sa direction, du remarquable Dictionnaire Universel du pain, dans la célèbre collection « Bouquins », chez Robert Laffont (avec une introduction de l’historien américain Steven Laurence Kaplan, éminent spécialiste du sujet).

[3] V. son biographe, le poète Bernard Lonjon, dans l’essai de celui-ci : J’aurais pu virer malhonnête : La jeunesse tumultueuse de Georges Brassens, Éditions du Moment, 2010, 281 p.

1 COMMENTAIRE

  1. Remarquons que le sel (מלח) et le pain (לחמ), en hébreu ont la même valeur guématrique,78, et sont des anagrammes l’un de l’autre !
    Marc-Alain Ouaknin explore avec sa conférence “Grand est le manger” les sens du pain : https://youtu.be/FYCXMftPadI (passionnant).

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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