Une notion subjective
Ce que l’Homme appelle le temps – et qu’il voudrait arrêter – demeure pour lui une grande interrogation. Pour tenter de le maîtriser, il a donc inventé la durée qui lui permet de diviser ce temps en passé, présent et futur. Encore que, avec ce découpage artificiel notre présent soit du « futur en marche » !
La franc-maçonnerie propose de sortir symboliquement du « temps de la montre » pour vivre en loge un « ici et maintenant » dans un cadre « rituellique ». Tout rite cérémoniel est lié au temps. Le rite maçonnique est ainsi composé de rituels en mouvement, c’est à dire en action chez chaque franc-maçon et franc-maçonne tout au long de son parcours initiatique. De la sorte, il, elle y « branche » son horloge biologique individuelle à chaque entrée dans le temple.
Le balancier de l’horloge qui bat la mesure, le fleuve qui passe, le sable qui glisse dans le sablier sont souvent à la fois les images et les métaphores de ce temps qui passe. Parce qu’il est bien difficile, sinon impossible pour nous, de vraiment définir ce temps, cette « dimension mystérieuse du réel » . Alors, par défaut, notre intelligence nous a permis d’inventer la durée et des instruments pour mesurer le temps terrestre, à partir de la rotation de la terre autour du soleil, ce tourbollon qui nous emporte sans cesse dans l’espace.
Ainsi, dans un grand malentendu, l’âge de chacun de nous, c’est à dire notre vieillissement personnel, notre aventure intérieure se trouve déterminée par un événement extérieur ! De la sorte, mon âge est en soi une « attribution conventionnelle » qui correspond au nombre de tours du globe terrestre depuis le jour et l’heure de ma naissance.
Avec et sans jeu de mots, je dirais que cet âge civil vécu par moi et en moi, me met automatiquement…hors de moi ! D’autant que cet âge artificel devient par là un chiffre de comparaison avec mes semblables. Et un système d’évaluation, évidemment tantôt favorable, tantôt fâcheux ! Le dicton populaire a bien raison de dire que «Nous avons l’âge de nos artères ».
Qui dit temps, dit mémoire. Nous le savons, nous la vivons : la mémoire est de fait une capacité qui stocke, situe et date dans le temps, nos expériences, imagées ou non. Prenant un raccourci, j’avancerais pour illustrer mon propos, que la mémoire est notre bibliothèque, les souvenirs en sont les livres, et les réminiscences, les marque-pages. Cette mémoire, dans son articulation est au vrai un repère qui nous permet d’établir une continuité, de tisser un fil conducteur, entre le passé et le présent. Et même de suggérer une direction, un pont vers l’avenir. Elle est précisément à différencier du souvenir en ce que celui-ci est l’acte même de cette faculté de mémorisation.
A l’heureuse époque de la Grèce antique, le polythéisme fonctionnait au rythme des hommes, mais les quelque 300 divinités inventés leur fichaient une paix royale…Dieu merci ! Ils avait assez à faire avec les problèmes à régler entre eux. Ce qui pourrait nous faire dire que le monothéisme, au vu des évènements actuels, est une grande régression ! La mythologie nous apprend que Zeus, qui disposait d’un vaste droit de cuissage, engrossa entre autres Mnémosyne, la déesse de la mémoire, elle-même fille d’Ouranos, la terre et de Gaïa, le ciel ; elle accoucha de neuf muses, c’est à dire la totalité de la Connaissance, rien que çà !
Les rites maçonniques doivent beaucoup à cette mythologie, dans laquelle ils ne cessent de puiser des métaphores qui deviennent autant de raisonnements à transposer dans la Cité. La réminiscence, Anamnésis, en grec, parente de Mnémosyne, est précisément un raisonnement, au sens où l’intelligence est sollicitée pour activer le souvenir. Exemple : Je me souviens qu’il neigeait et faisait très froid le soir de mon initiation. Ce jeu de l’esprit me ramène au temps.
En dehors du temps météorologique, et sachant que l’Homme est essentiellement temporalité, c’est à dire qu’il n’accède à lui-même que par l’intelligence de son « moi conscient », il est interessant d’en savoir davantage sur ce dernier. Avant d’envisager cette notion sur le plan du rite maçonnique lui-même.
D’après la science, ce n’est pas parce que nous savons le quantifier aujourd’hui, avec une précision hallucinante – en l’occurrence avec une horloge photonique au mercure – que le temps, « cette notion subjective » a une existence propre. Pour les physiciens – Einstein en premier – la distinction entre passé, présent et futur ne serait qu’une illusion. Même si Galilée, et après lui Newton, ont ouvert les portes de la physique du temps, avec la loi sur la chute des corps, le temps, ce concept invisible, nous échappe encore et toujours. Comme l’eau, comme le sable, qui glissent entre nos doigts. Et comme l’air, qui fouette notre visage un jour de vent.
Nous ne sommes pas plus avancés si nous consultons nos philosophes. Pascal élude carrément la question en prétextant que tous les hommes conçoivent ce que l’on veut dire en parlant du temps sans qu’on le désigne davantage.
Augustin, docteur de l’Eglise latine, avant d’être sanctifié ne cache pas non plus son ignorance, à propos du temps, même s‘il a une belle formule pour en parler « Quand on ne me le demande pas, je sais ce qu’est le temps, quand on me le demande, je ne le sais plus ! ».
Que faire de ce temps ?
Si vous me demandez ce qu’est le temps, à moi qui ne suis ni un savant, ni un saint, encore moins un horloger, je ne peux qu’apporter mes constats d’Homo sapiens ordinaire, ancré dans le réel de ma vie. J’aurais tendance à dire, avec une pirouette, que cette abstraction qu’on appelle le temps « c’est la réalité qui passe et non le temps, qui est là sans y être » .
De la sorte, au sein de ce fluide impalpable, dans lequel nous baignons, je vois avec vous, avec toi, ma Sœur, mon Frère, les saisons se succéder, des caresses printanières aux flamboiements estivaux, des rousseurs de l’automne aux blancheurs de l’hiver.
Et je constate aussi que les « marqueurs de temps » de notre quotidien que, quoi qu’on en dise en la matière, l’horloge n’est pas si parlante que çà. En effet du temps, ma montre ne me montre rien…ou presque : si soudain elle s’arrête faute d’énergie, cette facétieuse complice aux aiguilles immobiles continue néanmoins – comme dit le proverbe – de me donner l’heure exacte deux fois pas jour !
Un autre marqueur du temps est bel et bien notre peau, que le temps froisse…même si nous ne sommes pas susceptibles. La franc-maçonnerie ne peut évidemment pas ralentir le temps de l’horloge, sinon nous recommander de prendre le temps des choses et de faire chaque chose en son temps !
Ainsi parce que l’Homme est imaginatif, il ne nous reste que les métaphores pour définir, vivre et subir le temps. Nous sommes sur la berge et nous voyons le fleuve du temps qui s’écoule devant nous, sans savoir vraiment de quelle source il vient, pourquoi il glisse et où il va, sinon… vers la mer des incertitudes ! Le temps existait-il avant le big-bang ? Nous l’ignorons. Nous ne connaissons pas la cause d’un effet qui nous dépasse. Nous parlons de « la flèche du temps » comme pour donner une direction à ce fantôme en mouvement , comme pour indiquer qu’il existerait un passé, le lieu d’où vient la flèche supposée, un présent qui la sent filer, et un futur inconnu, qui en serait la cible…sans savoir qui est l’archer, ni où il se cache ! Fiction quand tu nous tiens !
De la sorte, je dois me rendre à l’évidence que la gare d’où je suis parti pour commencer à écrire ce paragraphe n’existe déjà plus ! Que tu me lis dans une sorte de train en marche, impossible à arrêter, même s’il te semble stopper ce temps, au rythme d’une ponctuation dérisoire de virgules et de points, entre tes respirations. Tu es conscient ( e ) qu’à l’instant où tu achèveras cette lecture, le train et la gare d’arrivée disparaîtront à leur tour, remplacés par les autres gares et les autres trains de ton imaginaire !
Il ne te restera alors en main que ces lignes et tu pourras croire que tu as rêvé, emporté dans un vertige, soumis à la magie de Cronos, le dieu mythologique du temps ! Bref, tu es, je suis, nous sommes, au présent, des permanents « fabricants de passé ». Nous pouvons ainsi dire que le présent n’existe pas, puisque nous vivons, d’une certaine manière dans un avenir en marche !
Au vrai, cet « instant mobile », élastique, n’est-il qu’un pur effet de ma perception ? Ce que nous appelons le temps, ne serait-il qu’un des moments passés, présents et futurs qui coexistent, qui cohabitent dans un univers en plusieurs dimensions, donc en dilatations, en expansion, comme une bulle de savon, soufflé par un grand illusionniste que serait le Grand Architecte de l’Univers ? La physique, par le biais de la mécanique quantique et de la relativité générale, trouvera-t-elle les clés de ses propres serrures, et par la même, la clé du temps ? A coup sûr, pour découvrir les secrets du temps…il faudra encore du temps !
Le souci principal de l’homme sur terre tient, sans qu’il n’y prenne garde parfois, en une série d’angoissantes questions : « Que faire de ce temps qui m’est donné à vivre ? Comment l’utiliser ? Comment donner du sens à cette traversée personnelle du temps qui m’est offerte ?
A sa façon, la franc-maçonnerie nous donne une réponse, en nous proposant de reconsidérer, et partant de valoriser toutes mes activités profanes, à travers le prisme du sacré, et par conséquent d’un autre temps, qu’on a pu justement appeler « le temps sacré » ou encore « les heures maçonniques ». Qu’est-ce à dire ? Chacun de nous est confronté aux interrogations de son destin – ou de sa destinée – vocabulaire au choix de chacun. C’est à dire au « pourquoi » de sa vie éphémère, fragile, au « comment faire ? du quotidien. Avec les efforts à fournir, les récompenses et les reproches à recevoir. Avec les joies à ressentir et les peines à subir. Avec aussi – ne nous cachons pas cette constante – les injustes souffrances physiques et morales qui peuvent affecter notre condition.
Car, même si nous sommes physiologiquement animés par un puissant « vouloir vivre »…vivre est difficile dans le « temps de l’horloge », dont nous n’avons pas la maîtrise, nous le savons ! Sur le plan pratique l’Art royal nous propose précisément, je dirais, une « échappée » de nos temps individuels, qu’ils aient pour nom, temps personnel, temps du sommeil, temps familial, professionnel, associatif, culturel, distractif, sportif, etc, pour nous réunir dans un même et autre temps réflexif, protégé et régénérant, relationnel et aimant.
Il s’agit, par une « sacralisation rituelle », ni plus ni moins que d’installer une relation directe entre nous et l’univers ! D’où l’importance d’une véritable « discipline rituellique » : celle-ci s’exprime dans l’exercice même d’un rite. Au rythme de ses degrés, il tend à aboutir à une forme de « sortie du réel », de sublimation, qui ne doit rien au paranormal ni à la sorcellerie, mais tout au symbole ! Là est la clé de la franc-maçonnerie qui nous ouvre à son monde poétique. Donc au rêve !
Une nature dans la Nature
Ces tranches de vie momentanées en atelier, au fil des degrés du rite, hors de l’espace et du temps usuels, qui permettent, tous « métaux » évacués, de faire le vide, puis le plein en soi, exigent une délimitation spatio-temporelle consacrée.
Je sors ainsi personnellement de mon histoire personnelle à l’occasion de chaque tenue, et je change pour quelques heures de système de référence. Si je subissais un « lavage de cerveau » dans une secte, mes « zélés » formateurs s’empresseraient de détraquer mon horloge interne et d’abolir ma conscience du temps !
En franc-maçonnerie, personne ne me détruit, mais chacun, chacune m’instruit. Il m’est seulement proposé d’oublier pour quelques heures mon statut « d’agent économique » dépendant de la société des hommes. De substituer à mon masque social les décors maçonniques, pour vivre en liberté dans l’uniformité égalitaire. Et, en quelque sorte, de venir, en fraternité, me « restituer « à moi-même. Pour, si j’ose dire, « remettre ma pendule à l’heure » !
Vivre, qui plus est, vivre ensemble, c’est tenter d’accorder nos temps individuels, en un temps unique…le temps des tenues, pour nous maçons. Mais qui devrait être aussi le même hors du temple ! La maçonnerie est pertinente en l’occurrence, avec la création d’un « temps maçonnique » qui est le même pour tous en « loge d’Apprenti ».
Ainsi, en cette qualité, nous avons tous et toutes le même âge ( 3 ans : le chiffre 3, pouvant symboliser la trinité de la théologie chrétienne et le développement dynamique de l’esprit). Les différences d’âges se trouvent ainsi abolies et – en principe – le « conflit des générations » est évacué ! Cet état vécu en commun favorise la fraternité !
Ce temps maçonnique pose question : Pourquoi travaillons-nous de midi à minuit ? Les rites maçonniques sont des rites solaires. Il est donc logique de prendre pour « bornes » le mouvement quotidien du soleil. Midi est l’heure où la course apparente du soleil semble suspendue. Ce temps maçonnique se trouvant symboliquement hors du temps, il est cohérent de se placer dans une sorte de « temps nul ».
Midi est aussi le moment où l’ombre portée par les corps est minimale. C’est donc le temps (hier, aujourd’hui, demain) de l’illumination maximale. Nous sommes les enfants de la lumière ! Le monde profane est celui des ténèbres ( au regard de la lumière reçue par l’initié-e). Il est donc logique que le retour dans le monde profane ait lieu à minuit, à l’heure où règne l’ombre absolue.
Chacun, chacune de nous est une parcelle d’étoile : un être animé par son horloge biologique, elle-même rythmée par la grande horloge de l’univers. C’est leur coordination qui nous commande en structurant le mouvement de nos temps de vie (corporels et mentaux) plus haut abordés : temps professionnel, temps personnel, temps émotionnel, temps relationnel, temps du retrait.
- Avec qui je passe le plus clair de mon temps dans ma vie ? Avec moi-même !
- Comment utiliser le temps qui m’est donné à vivre ?…
Ce sont les questions essentielles, voire angoissantes que chacun se pose, consciemment ou inconsciemment ! Chacun, chacune a ici ses réponses. Elles permettent d’aboutir au constat que nous sommes des êtres cycliques, toujours en mouvement circulaire. Donc des êtres répétitifs. En cela, comme dit le philosophe Michel Serres, nous sommes comparables à des toupies. Elles tournent en avançant sans cesse, relancées par la vie, et s’arrêtent, à l’instant de la mort. Remarquons ici que le corps humain est profilé pour avancer, pour pénétrer dans le temps ( en l’occurrence, le futur) : il n’a pas de marche arrière. L’homme, quadrupède, s’est un beau matin levé pour devenir bipède et marcher devant lui !
Nous sommes de la sorte comparables à la terre qui tourne, à la fois sur elle-même et autour du soleil. Le soleil ne se lève pas à l’est et ne se couche pas à l’ouest : c’est le mouvement de la terre qui nous donne cette illusion.
Le temps, tel un fluide invisible, nous façonne de notre naissance à notre mort.
Notre corps « à croissance et obsolescence programmée » s’épanouit puis se fane lentement, se dessèche comme une fleur. Nous ne pouvons pas ralentir la course de ce temps – dont nous ne sommes pas les constructeurs – sur notre organisme. Les rides, en sont elles, entre autres, les marqueurs. Faute de le comprendre, nous l’avons structuré. Nous vivons ainsi dans une fiction permanente, avec, en Occident, la date de la mort du Christ pour référence. Elle est devenue une naissance avec l’invention du calendrier, qui permet les célébrations, les fêtes, le marquage des solstices. Nous avons repéré cette saisonnalité et instauré des « dates séquentielles » à partir de cette rotation des astres.
Ce temps mystérieux a aussi une influence sur notre langue. Il a fallu inventer les « temps linguistiques » avec la conjugaison pour communiquer et situer sans cesse notre discours dans « l’espace-temps ». Nous parlons du temps météorologique pour désigner les phénomènes de la Nature. En tant qu’éléments de la nature, nous en possédons tous les constituants, sous forme d’oligo-éléments.
Nous sommes « météorosensibles ». Chacun de nous est une nature dans la Nature.