lun 25 novembre 2024 - 12:11

La légende de l’ombre

Je ne sais pas si ça vous est arrivé, mais il n’y a rien de pire que de se faire agresser par son ombre. On est là, tranquille, au coin du feu, elle danse gentiment autour de vous, on s’y habitue tant et si bien qu’on n’y prête plus attention, et puis, subrepticement, elle passe par derrière et hop ! elle vous prend au collet et vous fait un chaud-froid, de type omelette norvégienne, qui vous colle un torticolis pendant des jours et des jours. Une calamité ! D’autant que, parlons bas, ombre c’est féminin et depuis qu’on ne peut plus rien dire contre ce genre, ni sur le genre mixte, ni sur…, d’ailleurs, genre, pourquoi c’est masculin ? Vous vous êtes posé la question ? Bon, passons… Mais quelle vie ! Aujourd’hui, à la moindre parole, une main sort de l’ombre et elle vous traite de « …ciste », « …phobe », « révisionniste », « extrême truc », « manipulateur », « perturbateur de l’ordre établi », « empêcheur de penser en rond », « faiseur de fake news » et j’en passe ! La malveillance est d’une créativité qui n’a d’égale que celle du Ministère des Finances pour de nouveaux impôts…

J’en étais là de mes réflexions, tout contorsionné dans mon genre neutre, me reprochant à moi-même de ne l’être pas assez, lorsqu’une ombre s’accrocha à moi. Il suffisait de la regarder du coin de l’œil pour se rendre compte qu’elle était pleine d’idées noires. Je sais comme vous qu’on n’est jamais à l’abri de ses idées ; j’en ai vécu, des ombres ! Et de toutes les nuances de noir : des idées noires, de sombres jours, des zones d’ombre, des arrières boutiques obscures, des cheminées de suie, et bien d’autres qui se cachent dans l’ombre.

Mais celle-ci m’attaqua d’un air insidieux :

— Ça ne vous ennuie pas d’être sans génie ?

— Et vous d’être d’une platitude de style administratif ? Vous parlez d’une présence qui n’existe que le jour et encore quand il y a du soleil ! Les ombres ne sont que les pointillés du temps…

— L’ombre échappe au temps, pas à la mémoire – me rétorqua-t-elle d’un ton pincé.

— Où voulez-vous en venir ? – lui dis-je en faisant semblant de ne pas avoir remarqué sa perfidie.

J’ajoutai toutefois, pour la piquer au vif :

— On ne me la refait pas, je connais la vie instable des ombres. Vous êtes à ras de terre, invariablement plates, et être sans relief, je regrette de vous le dire, ce n’est pas un compliment ! D’ailleurs personne n’a jamais écrit de roman sur vous, pas d’études universitaires sur votre compte, rien, c’est dire combien vous êtes dérisoires. Et ne faites pas l’étonnée, c’est à vous que je m’adresse, vous savez, moi, les vierges effarouchées, c’est pas mon affaire… fichez-moi la paix !

— En vous écoutant monter sur vos grands chevaux, je me demandais s’il vaut mieux être à moitié intelligent ou à moitié idiot. Finalement, tout ce qui est dans le relatif me semble vous correspondre ! Ne voyez-vous pas que nous sommes tous relatifs, vivants ou morts, relatifs à nos zones d’ombre, relatifs à notre ombre portée ? Vous savez, l’ombre porte énormément de choses, c’est pour ça qu’on est hanté par ses ombres. Tenez, je vais vous apprendre quelque chose ! Vous savez pourquoi les fantômes sont blancs ? Eh bien, pour se détacher de l’ombre !

Et elle partit d’un grand éclat de rire. Ce genre de blague devait être de son monde. Moi, j’esquissai un sourire à la limite du rictus, mais elle ne s’en aperçut pas. Et elle ajouta, soudain radoucie, car rien ne vaut de parler de soi pour trouver son interlocuteur intelligent :

— L’ombre, c’est la vie !

Après un moment de silence, tandis que je cherchais ce que je pourrais bien lui répondre, elle ajouta :

— Si vous voulez passer de l’autre côté pour vous en rendre compte par vous-même.

— Et… je reviendrai après ? – fis-je d’une voix qui se voulait ferme, enfin… presque…

— Oui, bien sûr, ce n’est qu’une visite de courtoisie.

Elle me prit par la main et nous voilà partis. Je me sentais léger comme un soupir et j’arrivai dans le monde du plat, à une seule dimension. Pour que les gens se détachent, tout était peint en blanc. Je compris sa blague sur les fantômes. En fait, le décor hésitait entre l’hôpital et la caverne de Platon.

— Autrement dit – lui susurrai-je à mi-voix, car dans ces endroits on a comme une peur instinctive de l’écho – ici, c’est le Centre de l’Idée ?

— Non, l’Idéarium n’est pas ici. On verra ça une autre fois… peut-être…

— Alors, c’est l’Ombréarium ?

J’avais dit ça pour me moquer, en fait j’avais fait mouche.

— Vous êtes moins bête que je ne croyais, me répondit-elle avec cet air de condescendance qui m’exaspérait depuis le début.

Je fis celui qui n’avait rien entendu, ma curiosité était plus forte que ma susceptibilité et je lui demandai, toujours à mi-voix :

— Comment la fabrique-t-on l’Ombre qui rassemble toutes les autres, la quintessence ombreuse, celle qui peut rendre les gens ombrageux, les bancs ombragés et les arènes d’ombre et de lumière ?

Elle me considéra comme si j’avais découvert le mouton à cinq pattes et le trèfle à sept feuilles.

— Venez ! – me dit-elle sur un ton radouci, en me guidant vers un lieu retranché que je n’avais pas aperçu tant il faisait noir. Sans peinture blanche qui aurait donné un peu de relief, l’endroit était sinistre. Je finis par distinguer un grand bâtiment tout noir, qui semblait être un hangar ou, plutôt, une dépendance probablement construite en pierre de lave. L’intérieur était faiblement éclairé par des lampes rouges de laboratoire photo. Le silence était sépulcral et je me dis que le silence intérieur devait être nécessaire à la fabrication des ombres extérieures, après tout on devient ce que l’on voit. Je clignai plusieurs fois des yeux pour accommoder et finis par distinguer des ombres qui tartinaient à grands coups de pinceaux trempés dans des bidons de peinture noire, des sortes de boules de toutes les tailles, tandis que d’autres, un peu plus loin, les emboîtaient les unes dans les autres comme des poupées russes.

— Qu’est-ce qu’elles font ? – demandai-je perplexe.

Et j’ajoutai, hésitant :

— C’est ça (j’allais dire ce n’est que ça), l’Ombréarium ?

— J’ai bien vu que vous ne saviez pas réfléchir, mais en plus vous ne savez même pas observer — me répliqua-t-elle, toujours aussi méprisante.

Cette morgue m’exaspérait, pour qui se prenait-elle cette suiveuse minable qui n’a d’autre identité que de s’agripper aux godasses des gens et de s’adapter à tous les contours en prenant les positions les plus acrobatiques ? Mais vu le lieu il valait mieux filer doux ; je n’avais aucune envie d’y rester et je me demandais même pourquoi je m’étais engagé dans cette aventure. Aussi est-ce d’un ton doucereux et d’une humilité de Tartuffe que je lui dis :

— Ça mérite bien une explication, non ?

— C’est pourtant simple ! On met de l’ombre dans chaque personnalité de l’individu, et on n’en manque pas de personnalités : celle de la rue, celle du bureau, celle du conjoint, celle des enfants, celle de la belle-famille, celle des amis… tout le monde sait qu’elles sont emboîtées les unes dans les autres, et que chacune a besoin d’avoir sa zone d’ombre, car, voyez-vous (et sa voix devint un chuchotement) si on était totalement dans la lumière, Dieu n’aurait plus sa place…

— Je comprends, fis-je pensif… Et Dieu a une ombre ?

Elle ne répondit pas. J’insistai :

— C’est le diable ?

Je sentis plus que je ne vis, l’ombre du doute voler au-dessus de nous enveloppée dans ses nuages noirs. L’orage tomba d’un coup, dru comme une tignasse. Je me réfugiai dans mon ombre. On n’y pense pas, mais finalement, c’est bien utile…

Jean François Maury

1 COMMENTAIRE

  1. La “matière “de l’ombre ce sont les interférences d’ondes des réflexions de la lumière sur une surface, comme le font des cailloux jetés dans une eau calme. L’ombre n’est donc, tout compta fait, que de la lumière ! C’est pourquoi la lumière n’a pas d’ombre (vérifiez, la flamme d’un bougie ne projette pas d’ombre). Merci pour cette subtile légende.

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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