La Franc-Maçonnerie est une réflexion sur le sens d’une parole perdue, métaphorisée au plan physique par l’escamotage du corps d’Hiram, auquel se substitue tout postulant au grade de maître.
La Tradition nous assure que les hommes parlaient une seule langue sacrée avant l’édification de la Tour de Babel, cause de sa perversion et, pour le plus grand nombre, de l’oubli total de cet idiome sacré. L’histoire de la Tour de Babel laisse penser qu’il y avait un pouvoir de vérité dans une seule langue primitive caractérisée par une correspondance parfaite entre les mots et les choses. Mais la perte de cette langue et son remplacement par une multiplicité de langues vernaculaires font désormais écran à ces vérités dont l’homme se trouve coupé.
Le récit biblique fait apparaître de nombreuses paroles substituées comme les tables de la loi originelles écrites de la main de Dieu, remises à Moïse, mais qui sont détruites et remplacées par celles connues sous le nom de décalogue qui, elles, sont gravées par Moïse[1].
Il existe une analogie frappante entre le fait de substituer, dans la tradition hébraïque, au tétragramme imprononçable YHVH les noms d’Adonaï, ou d’Élohim, ou de l’évoquer par le vocable Hachem (le Nom) et le fait de substituer, dans la tradition maçonnique, à l’ancien mot YHVH, le mot sacré dont les initiales sont M:.B:. Comment une parole prononcée pourrait-elle remplacer l’imprononçable si ce n’est qu’en la considérant comme un symbole qui continuera à hanter énigmatiquement son sens à chercher.
Un autre mot substitué, en français, donne lieu à l’exclamation du mot d’horreur, lors de la découverte du corps, que certains traduisent par : ah ! Seigneur mon Dieu ! Au Rite York, il est dit que lorsque le signe de détresse ne peut être fait, il est possible de lui substituer une parole appelant à l’aide : «Oh ! Seigneur mon Dieu, n’y a-t-il- pas d’aide pour le fils de la veuve ?» Le signe et les mots ne doivent jamais être donnés ensemble.
Dans la symétrie du silence qu’Hiram oppose à ses agresseurs, protégeant ainsi son secret, une parole de substitution est dévoilée au maître qui l’interroge sur le sens ontologique et métaphysique du silence et de la parole. Cette parole refondatrice est un labyrinthe qui égare et cependant conduit vers la recherche de cette parole perdue. Cette quête de Vérité, représentée par Platon sous l’allégorie de la sortie de la caverne, se fait en remontant de la signification jusqu’à la plénitude du sens. Si la perfection était là dès l’origine, c’est vers cette origine que doit tendre le maître pour retrouver l’essence des choses.
Si l’on restitue la forme correcte des mots substitués du degré de maître, on s’aperçoit, dit René Guénon, que «ces mots, en réalité, ne sont pas autre chose qu’une question, et la réponse à cette question serait le vrai mot sacré ou la parole perdue elle-même, c’est-à-dire le véritable nom du Grand Architecte de l’Univers». Si la Parole perdue s’apparente à un des noms du GADLU (entendue comme la Divinité créatrice et organisatrice), le travail de recherche devrait s’articuler autour du Nom, de l’Essence et de l’Être.
La substitution de la parole perdue par le mot sacré, substitution du corps par l’esprit, fonde la valeur initiatique du 3ème degré. La parole audible ne serait que la partie inférieure du sens, l’initié doit en découvrir la partie céleste, subtile ou volatile (et donc non verbale !). La substitution renvoie à un au-delà, à un invisible. Pour atteindre le sens, il faut en référer à un au-delà qui appartient à l’esprit ou qui n’est qu’esprit. Le sens est donc ce qui se substitue à une réalité invisible ou sacrée. Des eaux inférieures il nous faut remonter vers les eaux d’en haut. Comme la philosophie même de la Franc-Maçonnerie nous enseigne qu’il ne peut y avoir de mort sans résurrection – pas de décadence sans restauration ultérieure – sur le même principe, il s’ensuit que la perte de la Parole doit supposer son rétablissement éventuel[2].
Le nouveau maître est la substitution vivante au maître Hiram bien mort. Cette substitution a valeur de matérialisation de l’absence. Mais elle n’est qu’un maillon d’une longue série de substitutions successives dans la progression initiatique : le passage d’un grade à l’autre nous permet de découvrir, par le truchement de la substitution de nouveaux symboles à d’autres, que c’est précisément par le jeu de la substitution successive de signes qu’émerge le sens[3]»
L’histoire de la Franc-Maçonnerie atteste une entreprise effrénée de création de Hauts Grades à la recherche de la Parole perdue. Les auteurs de la légende fondatrice l’avaient-ils construite volontairement comme un récit ouvert ou n’avaient-ils pu que la laisser inachevée ? se demande Roger Dachez.
Un langage apologique, métaphorique, allégorique ou symbolique laisse place aux interprétations multiples et s’oppose à une parole figée, à un sens fixé. Comme le dit Marc-Alain Ouaknin, les sept couleurs de l’arc-en-ciel font obstacle à la couleur blanche de l’idéologie.
[1] Exode ; 34, 27 et 28.
[2] Mackey, ENCYCLOPEDIA OF FREEMASONRY AND ITS KINDRED SCIENCES, au mot Lost word, p.1113 : themasonictrowel.com/ebooks/freemasonry/eb0091.pdf
[3] Christophe Vallée. Pour lire son article complet sur le thème de la substitution : http://sog1.free.fr/ArtVallee205.01Substitution.htm