sam 27 décembre 2025 - 15:12

Faire Nation sans rites : mission impossible !

La République a cru pouvoir tenir debout par la seule droiture des principes. Avec Rites et République : réenchantons l’unité nationale, Samuel Mayol rappelle qu’un peuple ne dure pas avec des idées seulement, il dure avec des gestes, des rendez-vous, des paroles qui font mémoire et qui convertissent la coexistence en communauté. Ce livre dérange parce qu’il ose nommer ce que nous sentons tous, un vide symbolique qui laisse la fraternité se déliter, et qui livre le désir d’appartenance à d’autres mains que celles de la cité.


                                                                                                         
Samuel Mayol prend la République au sérieux, au point de refuser qu’elle demeure une belle architecture froide, intacte dans ses principes et pourtant désertée dans ses affects. Ce livre tient d’un diagnostic et d’un pari, et ce pari n’est pas décoratif. Il vise ce que les régimes politiques redoutent d’avouer, à savoir que la durée d’une cité ne dépend pas seulement de la qualité de ses lois, mais de la qualité des liens intérieurs qui rendent ces lois désirables, habitables, aimables même, au sens exigeant du terme. Il existe des jours où la République se contente d’administrer, de compter, de gérer, et il existe des moments où elle rassemble, où elle transforme une addition de vies en un corps social qui se reconnaît. Samuel Mayol écrit pour ces moments-là, parce qu’il voit que la France contemporaine souffre moins d’un manque d’idées que d’une raréfaction de l’expérience commune, celle qui donne chair à la liberté, nerf à l’égalité, souffle à la fraternité.
 
Le cœur du propos tient en une intuition anthropologique, presque immémoriale

Une communauté politique, lorsqu’elle veut durer, doit savoir faire circuler une émotion juste, partagée, tenue, capable de devenir mémoire. Les sociétés religieuses ont depuis longtemps compris la puissance du geste répété, de la parole rythmée, du calendrier qui scande, des signes qui relient et qui, de génération en génération, enseignent sans discours une manière d’être ensemble. Samuel Mayol ne plaide pas pour un retour du sacré qui imposerait une croyance, il plaide pour une intelligence de la ritualité qui demeure possible dans un cadre laïque, et même nécessaire à la laïcité si celle-ci veut rester un art de vivre plutôt qu’une simple neutralisation. Il y a, dans cette thèse, quelque chose de provocant et de salutaire. La République française, par fidélité à sa promesse d’émancipation, a parfois confondu le symbolique avec l’archaïque, le rite avec la domination, l’émotion collective avec la manipulation. Samuel Mayol ne nie pas les risques. Il affirme que l’absence de rite, elle aussi, produit ses effets, et que ces effets se paient en solitude sociale, en défiance, en replis où la chaleur se reconstruit ailleurs, dans des appartenances qui savent, elles, donner des signes, des fêtes, des mots de passe, des récits.

Logo de la République française
Logo de la République française

Ce qui frappe est la manière dont Samuel Mayol relit la République comme une œuvre inachevée de transmutation
Une transmutation n’abolit pas la matière, elle la convertit. La France a voulu faire passer l’humain de l’ordre ancien des sujétions vers l’ordre nouveau des citoyens. Elle a voulu substituer au sang, aux autels, aux lignages, un lien de droit et d’intérêt général. Elle a voulu que la loi devienne la forme commune, et que cette forme suffise. Or Samuel Mayol observe que la loi peut garantir, elle ne peut pas à elle seule enchanter, et qu’un peuple ne se tient pas par la seule rectitude d’un texte, pas plus qu’un chantier ne s’élève par la seule qualité des outils si personne ne vient y battre la mesure. Il existe, dans la vie civique, des passages qui demandent autre chose que des procédures. Naître, devenir majeur, aimer, s’unir, transmettre, quitter ce monde, tous ces seuils réclament une mise en forme qui ne soit pas seulement administrative. Quand ces passages sont traités comme des formalités, le citoyen devient un usager, la communauté devient un service, et la fraternité se réduit à une politesse.


 
Samuel Mayol, en politiste du lien social autant qu’en observateur de terrain, montre comment ce vide symbolique se creuse sans bruit


Les grandes dates demeurent, mais leur intensité baisse. Les cérémonies existent, mais elles se spécialisent, elles se confient à des professionnels, elles se regardent plus qu’elles ne se vivent. La commémoration se sépare de la joie, l’hommage se détache du quotidien, et la mémoire nationale devient parfois une institution en apnée, présente dans les discours, moins dans les corps.

Cela n’empêche pas les Français d’aimer les rassemblements, au contraire. Samuel Mayol rappelle que la société invente sans cesse des rituels spontanés, des fêtes locales, des événements sportifs, des commémorations improvisées, des marches silencieuses, des minutes suspendues où quelque chose de collectif reparaît. Le paradoxe est là. Nous possédons encore le goût du commun, mais nous peinons à lui offrir une forme durable et partagée. Le risque n’est pas seulement une baisse de ferveur civique, c’est une fragmentation du répertoire émotionnel commun, et donc une fragilisation de ce que la République appelle faire nation.

Drapeau français
Drapeau français

Dans cette perspective, la laïcité apparaît sous un jour plus subtil que l’habituelle dispute
Samuel Mayol l’aborde comme une condition de coexistence, mais aussi comme une exigence de création. La laïcité, lorsqu’elle se réduit à une technique de neutralité, peut produire un espace public propre mais sans couleur, et ce propre finit par être perçu comme un vide. Or la République n’a pas vocation à être un désert symbolique. Elle a vocation à permettre la pluralité des croyances sans en privilégier aucune, et à offrir en même temps un langage commun, non pas une doctrine, mais des signes, des gestes, des temps forts où la diversité se reconnaît sans se dissoudre. Nous percevons ici un enjeu initiatique au sens le plus profond. Toute initiation, maçonnique ou non, enseigne que l’unité ne se décrète pas, qu’elle se construit par des formes, par des répétitions qui ne sont pas des automatismes mais des rappels, et par une discipline de la présence qui transforme une juxtaposition d’individus en une assemblée. Samuel Mayol transpose cette leçon dans l’espace civique. Il ne sacralise pas l’État, il rappelle que l’État ne peut pas se contenter d’être gestionnaire s’il veut demeurer fondateur.


 
Le livre se distingue aussi par son refus du romantisme nostalgique


Il ne s’agit pas de rêver à un âge d’or où la France aurait été unanime. Samuel Mayol sait trop bien que le roman national a servi parfois de masque, et que la République s’est souvent construite dans la conflictualité, dans les luttes, dans l’apprentissage douloureux de la liberté. Mais il tient une ligne ferme. Une République qui ne sait plus transmettre, qui ne sait plus proposer des repères partagés, laisse le champ libre à des récits concurrents, plus simples, plus tranchants, plus identitaires, qui promettent de recoudre le peuple en désignant des ennemis.

Là encore, la dimension maçonnique affleure, non pas comme étiquette, mais comme sens du travail. Nous savons, par expérience de l’atelier, que la fraternité se défait lorsque l’espace commun cesse d’être entretenu. Nous savons qu’il faut des règles, mais qu’il faut aussi des formes, des temps, une esthétique de la rencontre, une ritualité qui protège du chaos des humeurs. Nous savons qu’une chaîne d’union n’est pas une image, mais une pratique, et que sa force vient de la répétition qui, loin d’endormir, réveille.


 
Samuel Mayol propose donc une réinvention


Le mot pourrait inquiéter s’il signifiait une fabrication artificielle. Il signifie ici une créativité civique, une capacité à concevoir des fêtes, des cérémonies, des gestes publics qui parlent au présent sans trahir l’héritage. Samuel Mayol n’ignore pas les objections. Toute ritualité peut être accusée de propagande. Toute mise en scène peut devenir suspecte. Pourtant, il renverse l’argument. Ce qui menace le plus la République n’est pas qu’elle se donne des formes, c’est qu’elle n’en ait plus, ou qu’elle laisse d’autres forces les inventer à sa place, parfois contre elle. Dans un monde saturé d’images, de réseaux, de micro-communautés, la République ne peut pas rester muette dans l’ordre du symbole. Elle doit apprendre à parler sans imposer, à rassembler sans exclure, à commémorer sans se raidir, à célébrer sans se dissoudre dans le divertissement.
 
Ce point est décisif. Samuel Mayol ne réclame pas seulement des dates supplémentaires, il réclame une autre manière de faire vivre les dates


Une cérémonie n’est pas un papier, une cérémonie est une dramaturgie au sens noble, un art d’ordonner les signes pour qu’ils portent une mémoire et une promesse. Elle demande des lieux, des actrices et des acteurs, une pédagogie du sensible. Elle demande que les citoyens cessent d’être des spectateurs. Samuel Mayol insiste sur l’idée de participation, sur l’idée d’hospitalité, sur l’idée qu’un rite républicain, s’il veut réussir, doit faire place, doit permettre à chacun d’y entrer sans renoncer à soi, doit créer une émotion qui ne soit ni unanimiste ni glacée. Nous retrouvons ici la grande question, comment produire du commun sans fabriquer de l’uniforme. En termes initiatiques, comment faire tenir ensemble l’unité et la diversité sans réduire l’une à l’autre. Le livre vaut par cette tension tenue.
 
La dimension hermétique se laisse lire dans la manière dont Samuel Mayol pense la métamorphose du citoyen

Rites et République réenchantons l’unité nationale, détail


L’hermétisme, lorsqu’il est compris, n’est pas une fuite hors du monde, c’est un art de la conversion, un art de faire passer une matière d’un état à un autre. Or le citoyen moderne, dit Samuel Mayol, est menacé par une réduction, celle qui le transforme en consommateur de services publics, en porteur de droits sans expérience de devoir partagé, en individu isolé qui réclame à l’État une réparation constante sans plus croire à la possibilité d’une œuvre commune. La réinvention des rites républicains devient alors une opération de ré-élévation. Il ne s’agit pas d’exalter, il s’agit de relier. Relier une mémoire à un avenir, relier des existences singulières à une histoire collective, relier la parole politique à une émotion qui ne soit pas hystérique mais fondatrice. Le livre appelle à une écologie du lien. Nous pourrions dire une hygiène symbolique, au sens où le symbole, lorsqu’il manque, laisse proliférer des substituts, des signes agressifs, des appartenances qui se nourrissent de rupture.


 
Samuel Mayol écrit aussi contre une forme de paresse républicaine, celle qui se réfugie dans la pureté des principes pour éviter de travailler la culture


Car la République n’est pas seulement un droit, elle est une culture, et une culture se cultive. Elle demande des récits, des gestes, des pratiques. Elle demande des instituteurs au sens large, des passeurs, des associations, des artistes, des collectivités locales, tout un tissu qui sait fabriquer de la présence. L’auteur insiste sur le rôle de l’école, non pas comme usine à programmes, mais comme institution de transmission, capable de donner au futur citoyen des repères, des rites de passage, des expériences de fraternité vécue. Il rappelle aussi que la République a toujours su inventer, et que l’invention n’est pas une trahison. La tradition républicaine n’est pas une relique, c’est une dynamique. Elle a produit ses propres fêtes, ses propres emblèmes, ses propres cérémonies, parce qu’elle savait qu’un idéal doit être rendu sensible pour devenir partageable.
 
La force du livre est d’articuler cette anthropologie à une exigence politique très concrète

Samuel Mayol ne se contente pas de déplorer, il propose, il compare, il observe ce qui ailleurs fonctionne, non pour importer mécaniquement, mais pour rappeler que le rite n’est pas un luxe. Dans une époque où la défiance s’installe, où la parole publique est soupçonnée, où la violence symbolique prolifère, un rite bien conçu peut devenir un outil de pacification, non pas une pacification molle, mais une pacification structurante, celle qui transforme le conflit en débat, l’opposition en coexistence, la mémoire douloureuse en force de transmission. La République, lorsqu’elle réussit, ne supprime pas les différences, elle les traverse et les tient.
Nous comprenons alors que la question des rites n’est pas périphérique. Elle touche à ce que nous appelons, en langage maçonnique, l’édification. Une cité s’édifie comme un temple intérieur collectif, non pas en empilant des formules, mais en taillant, en ajustant, en reliant.
 
Le rite est l’un des moyens de cet ajustement


Il n’est pas l’ennemi de la liberté, il peut en être la condition, car il apprend la limite partagée, la présence à l’autre, la dignité du geste commun. L’auteur propose ainsi une République moins désincarnée, plus attentive à la chair du lien. Il ne trahit pas l’universalisme, il le protège, parce qu’il sait que l’universel, pour être aimé, doit être vécu, et que le vécu a besoin de formes.
 
Cette œuvre s’inscrit dans un parcours

Samuel Mayol


Samuel Mayol n’est pas un essayiste de circonstance. Nous reconnaissons la cohérence d’un auteur qui, depuis plusieurs années, travaille les points de fracture de notre modernité civique, qu’il s’agisse de la laïcité, des extrémismes, de l’antisémitisme, des fraternités abîmées, des crises universitaires, du lien social menacé.

Laïcité, la République jusqu'au bout
Laïcité, la République jusqu’au bout

Il possède une voix de pédagogue et de chercheur, mais aussi une voix de citoyen engagé, et c’est ce mélange qui donne au livre sa densité. Samuel Mayol, docteur en sciences de gestion et habilité à diriger des recherches, maître de conférences à l’Université Sorbonne Paris Nord, ancien directeur de l’IUT de Saint-Denis et directeur de laboratoire, a reçu le Prix national de la laïcité en 2015, distinction qui dit quelque chose de son entêtement à défendre une laïcité de construction plutôt qu’une laïcité d’affrontement.

Son œuvre récente, telle que nous la voyons se dessiner, comprend notamment Laïcité, la République jusqu’au bout paru en 2023, Fraternités fracturées, Les extrémistes à l’assaut de la République et Antisémitisme, la République en danger parus en 2024, ainsi que Universités en crises et Littérature et laïcité parus en 2025, sans oublier un ouvrage plus ancien coécrit avec Jacques-Adrien Perret, Pour un système éducatif réaliste et sans élitisme. Il existe là une bibliothèque d’intervention, au sens noble, une bibliothèque qui cherche moins à briller qu’à tenir, à maintenir vivant le nerf républicain.

Dans Rites et République, cette cohérence se resserre autour d’un point sensible, le point où la République rencontre la question du désir. Car au fond, Samuel Mayol pose une question qui dérange. Une République peut-elle vivre sans être aimée. Nous pouvons répondre par la rhétorique, nous pouvons invoquer les principes, nous pouvons empiler des commémorations, nous pouvons répéter les mots. Mais aimer demande un lien, et le lien demande une expérience. Ce livre, par son exigence, nous met devant une responsabilité. Il ne suffit pas de dénoncer les replis identitaires, il faut offrir un espace commun où le besoin d’appartenance trouve une forme qui n’humilie pas, qui n’exclut pas, qui n’écrase pas. Il ne suffit pas de proclamer la fraternité, il faut l’organiser dans des gestes, des fêtes, des rites qui la rendent palpable. Il ne suffit pas de dire la laïcité, il faut la faire vivre comme une hospitalité du commun.


 
Nous sortons de cette lecture avec une impression rare, celle d’avoir rencontré un texte qui ne flatte pas nos certitudes, qui les éprouve
Samuel Mayol rappelle que la République n’est pas seulement une maison juridique, c’est une maison symbolique, et qu’une maison symbolique se répare, se rénove, se transmet, sinon elle se vide et d’autres y entrent avec leurs propres emblèmes. Il y a dans ce livre une alarme, mais une alarme constructive, et une invitation à reprendre l’ouvrage, à redevenir artisans du commun. Pour des lecteurs et des lectrices qui connaissent la valeur du rite, sa puissance de transformation, sa capacité à faire de l’humain un être de parole tenue, cette réflexion résonne comme un rappel à l’ordre intérieur. La République, elle aussi, a besoin d’ouvriers, et peut-être d’ouvriers du symbolique, capables d’inventer sans trahir, capables de transmettre sans dominer, capables de rassembler sans mentir.

Nous pouvons continuer à proclamer la fraternité en la laissant se dissoudre dans la routine administrative, puis nous étonner que le peuple cherche ailleurs des signes, des récits, des feux. Ou nous pouvons reprendre la main, non par la propagande, mais par l’invention d’une ritualité civique exigeante, hospitalière, désirable. Samuel Mayol nous rappelle une évidence que la République a trop longtemps évitée, un idéal qui ne se célèbre plus finit par ne plus se défendre.

Rites et République : Réenchantons l’unité nationale
Samuel Mayol – L’Harmattan, coll. Des hauts et débats, 2025. 176 pages, 19 €

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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