mer 03 décembre 2025 - 06:12

La « Bataille des Arbres de Noël » : Héritage médiéval et compagnonnique d’une concurrence scolaire éternelle

À l’approche de la fin de l’année 2025, la capitale française s’anime avec ses coutumes saisonnières : les éclairages féeriques de l’avenue des Champs-Élysées, les expositions captivantes des grands magasins… et, inévitablement, la « Bataille des Arbres de Noël » qui met aux prises les élèves des lycées Louis-le-Grand et Henri-IV.

Lycée Louis le Grand, Paris 5e

Ce jeu ludique, où les jeunes des deux institutions renommées du Quartier Latin se disputent le rapt fictif d’arbres installés face au Panthéon, va bien au-delà d’une simple espièglerie juvénile. Il puise dans une longue histoire de confrontations collectives, depuis les querelles universitaires du Moyen Âge jusqu’aux affrontements des compagnons au XIXe siècle, où le passage des usages renforçait l’identité de groupe.

Au travers du regard maçonnique, qui met en avant la conservation des cérémonies et la camaraderie – y compris dans l’opposition –, cette « bataille » contemporaine nous pousse à méditer sur la durabilité des pratiques qui lient et séparent les adeptes au fil des âges.

Lycée Saint-Louis, 44 boulevard Saint-Michel, Paris 6e

Origines au Moyen Âge : les étudiants parisiens défendant leur prestige

Afin de saisir l’essence de cette coutume, remontons aux agitations du Moyen Âge. À l’Université de Paris, établie au XIIe siècle et foyer intellectuel du continent européen, les apprenants se regroupaient en « nations » selon leurs provenances régionales, tels les Picards, les Normands ou les Anglais. Ces ensembles, fréquemment antagonistes, se heurtaient dans des débats oraux ou des combats corporels pour des motifs d’honneur, de domaine ou d’avantages scolaires. Les récits historiques, comme ceux de Jacques de Vitry au XIIIe siècle, décrivent des échauffourées de rue frénétiques près de la Sorbonne en gestation, où les étudiants s’appropriaient étendards, emblèmes ou même vivres pour imposer leur domination.

Ces conflits n’étaient pas vains : ils agissaient comme des cérémonies d’initiation, solidifiant le lien d’appartenance et diffusant un sentiment de solidarité.

De la même manière que les novices maçons médiévaux subissaient des tests pour atteindre le rang de maître, ces érudits du passé modelaient leur personnalité par le biais de l’opposition. La maçonnerie opérative, précurseur de la maçonnerie spéculative, s’appuyait également sur cette diffusion verbale et cérémonielle des connaissances, où la compétition entre ateliers ou guildes favorisait la supériorité sans briser l’harmonie fondamentale.

Rixes – source levainbio.com

Résonances du XIXe siècle : les conflits des Compagnons, une solidarité en tension

Cette pratique de concurrence de groupe se prolonge naturellement dans les heurts des compagnons au XIXe siècle, ère de culmination et de fractures majeures pour le compagnonnage. Descendants des guildes médiévales, ces sociétés initiatiques de jeunes artisans dans une variété de professions liées à la construction et à l’artisanat étaient traversées par des divisions religieuses et philosophiques intenses. Le « Devoir de Dieu » (d’obédience catholique) s’opposait au « Devoir de Liberté » (orienté protestant), qui se fragmenta encore en 1804 en sous-ensembles comme les « loups », les « étrangers », les « indiens » et les « gavots ».

site levainbio.com

Ces branches se livraient à des luttes intestines, parfois sanglantes, pour dominer les recrutements, les mouvements sociaux et les zones citadines, aboutissant à des combats organisés causant de multiples victimes.

Des épisodes notables mettent en lumière cette agressivité : en 1816 à Lunel, les sculpteurs sur pierre des « Enfants de Salomon » s’opposèrent à ceux de « Maître Jacques » ; en 1833 à Lyon, des femmes cherchèrent à chasser les compagnons cordonniers, illustrant les frictions liées à l’inclusion de nouveaux corps de métier (tels les cordonniers, intégrés seulement en 1865 par d’autres groupes).

Magnet Maître Jacques, Musée du compagnonnage

Ces affrontements, qui reprirent avec vigueur au début du siècle après une pause relative, marquaient la routine des compagnons boulangers de 1810 à 1855, souvent associés à des méthodes irrégulières de placement de travailleurs. À Tours, par exemple, les disputes entre compagnons charpentiers et d’autres professions dévastaient le district de 1804 à 1848.

Agricol_Perdiguier_1805-1875

Cependant, au cœur de ces scissions, surgirent des efforts de conciliation, annonçant l’idéal maçonnique d’harmonie. Agricol Perdiguier, personnalité clé, défendit l’alliance via ses ouvrages, tel Le Livre du Compagnonnage en 1840, visant à surmonter les divergences. En 1889, Lucien Blanc créa l’Union compagnonnique des Devoirs Unis, une démarche pour fédérer tous les devoirs, même si les antagonismes perdurèrent et accélérèrent le recul du mouvement face à l’essor industriel et aux organisations syndicales émergentes.

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Ces conflits, bien plus que de banales altercations, constituaient des cérémonies d’affirmation d’identité, propageant les principes de camaraderie et de maîtrise professionnelle – reflets immédiats des tests maçonniques opératifs.

De nos jours, la « Bataille des Arbres de Noël » opposant Louis-le-Grand et Henri-IV – deux institutions créées aux XVIe et XVIIe siècles, imprégnées de cet héritage académique et compagnonnique – résonne avec ces disputes ancestrales.

Sapins-Panthéon

Les étudiants des filières préparatoires, futurs leaders nationaux, s’accaparent les arbres du Panthéon non par méchanceté, mais pour un prix temporaire. Comme le soulignait en 2022 la directrice d’Henri-IV, Stéphanie Motta-Garcia, l’enjeu est de faire pénétrer ces conifères dans les murs de l’école sans alerter quiconque, le triomphateur étant celui qui en collecte le plus. Une version apaisée d’une épreuve qui, en 2011, entraîna des suspensions provisoires pour des élèves d’Henri-IV accusés de larcin authentique.

Le passage inaltérable : une cérémonie annuelle sous le regard indulgent des pouvoirs publics

Ce qui impressionne dans cette habitude, c’est son aptitude à traverser les siècles, à l’instar des cérémonies compagnonniques qui résistèrent aux troubles du XIXe siècle. Depuis plus de dix ans, elle s’opère avec la connivence des responsables des lycées et de l’administration municipale du 5e arrondissement. Cette dernière, accoutumée à ces « razzias » cérémonielles, met même à disposition six modestes arbres non ornés au milieu de la place du Panthéon, aisés à transporter, alors que les plus volumineux sont sécurisés par des bases en ciment.

Emblème_de_la_Brigade_anti-criminalité_(BAC)

Toutefois, la version 2025 a viré au plus intense

Alors que les éditions antérieures se limitaient à des dénonciations occasionnelles des gardiens des parcs, cette fois, la Brigade Anti-Criminalité (BAC) a agi avec fermeté. Des adolescents, pris sur le fait, se sont retrouvés en détention provisoire ou aux urgences de l’hôpital Cochin, signalant une intensification imprévue dans cette « bataille » débonnaire. Cet épisode met en évidence les bornes de la coutume devant la sécurité collective, mais il amplifie aussi son prestige légendaire : les cohortes à venir en feront un récit épique, assurant ainsi la continuité.

Mairie-Ve-arr.

Au sein de ces écoles d’élite de la ville lumière, le relais s’effectue de façon décontractée, quasi mystique. Les diplômés d’antan, devenus souvent des personnalités éminentes – hommes d’État, chercheurs, créateurs –, reviennent narrer leurs souvenirs et dispenser des astuces, insufflant aux novices l’âme de cette concurrence. Louis-le-Grand, qui forma Voltaire et Robespierre, et Henri-IV, berceau de Baudelaire et Sartre, symbolisent cette persistance distinguée. À la manière des maçons qui se transmettent le marteau de maître à maître, ces lieux diffusent non seulement l’érudition scolaire, mais aussi ces rituels amusants qui adoucissent la quête de perfection et tissent des attaches durables.

Un enseignement maçonnique : l’opposition comme voie vers l’harmonie

Examinée à travers la lentille maçonnique, la « Bataille des Arbres de Noël » démontre comment une opposition superficielle peut cacher une camaraderie authentique, similairement aux heurts compagnonniques du XIXe siècle qui dissimulaient une aspiration partagée à la supériorité manuelle. Les deux établissements, adjacents au Panthéon – ce sanctuaire séculier bâti durant la Révolution, emblème de l’humanisme rationaliste prisé des Maçons –, partagent un legs commun : éduquer les penseurs autonomes de l’avenir. De même que les ateliers maçonniques stimulent la discussion pour parvenir à la vérité, cette habitude inculque la ténacité, la créativité et l’estime réciproque. Elle nous enseigne que les cérémonies, qu’elles datent du Moyen Âge, du compagnonnage ou de l’époque actuelle, persistent car elles satisfont un désir humain essentiel : s’inscrire dans une lignée ininterrompue.

En ce temps de célébrations, tandis que Paris resplendit, la « Bataille des Arbres de Noël » nous convie à honorer ces usages qui, bien loin d’être triviaux, entrecroisent les fils de notre récit partagé. Qu’ils se maintiennent, avec modération, pour motiver les descendances à venir – et peut-être, introduire de frais « novices » à l’art de la camaraderie compétitive.

Sapin de Noël

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Erwan Le Bihan
Erwan Le Bihan
Né à Quimper, Erwan Le Bihan, louveteau, a reçu la lumière à l’âge de 18 ans. Il maçonne au Rite Français selon le Régulateur du Maçon « 1801 ». Féru d’histoire, il s’intéresse notamment à l’étude des symboles et des rituels maçonniques.

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