jeu 30 octobre 2025 - 22:10

Chacun pour soi et Dieu pour tous

Procès-verbal d’une rencontre symbolique

Mutation d’un slogan populaire en lumière maçonnique

  1. Préambule du secrétaire

Ce jour, dans un lieu sans lieu, à une heure sans heure, se sont réunis trois figures de pensée autour d’un slogan devenu fracture : Albert Camus, en veste froissée, ironique et lucide. Simone Weil, droite et discrète, veilleuse d’attention. Maître Eckhart, immobile, comme une montagne dans le brouillard.

Le GADLU, quant à lui, ne s’est pas annoncé. Il est peut-être déjà là. Peut-être jamais.

Moi, secrétaire de cette rencontre, je consigne sans intervenir. Je note les silences autant que les paroles.

Je ne dors pas, je veille.

  • Acte I : Le slogan comme symptôme

« Chacun pour soi et Dieu pour tous », formule familière, presque anodine, qui dit pourtant beaucoup de notre époque. Elle résonne comme un constat, une résignation, une ligne de fracture entre l’individu et le collectif.

Albert Camus

Camus lève les yeux :

« Encore cette phrase… Elle a tout d’un abandon maquillé en sagesse. On s’y cache comme derrière une porte qu’on ne veut pas ouvrir. Moi, je dis : chacun pour soi, et que Dieu se débrouille.

L’absurde est là, dans cette délégation du lien à une entité qu’on ne voit jamais. »

Simone Weil

Simone Weil répond sans hausser le ton :

« Ce n’est pas Dieu qu’il faut attendre, c’est l’attention qu’il faut offrir. L’attention vraie est déjà une forme de justice. Et la justice, même sans Dieu, est une lumière. Le problème n’est pas que Dieu soit absent, c’est que nous ne sommes pas là. »

Maître Eckhart ne dit rien. Il est là. Il est le silence entre les répliques.

Son regard ne juge pas, il traverse. Il incarne ce que les autres cherchent à nommer. Il est le creux où le divin peut naître, si l’ego se retire.

  • Acte II : Mutation symbolique

Le slogan passe au creuset.

Les mots se frottent aux pierres, les idées aux silences.

Ce qui semblait banal devient instable.

Ce qui sonnait comme une maxime populaire révèle une faille.

Camus, accoudé à une colonne, lance :

« Chacun pour soi, Dieu pour personne. Voilà le vrai visage de notre époque. On a troqué la fraternité contre la survie, et Dieu contre le confort moral. Ce slogan est une démission collective, une abdication maquillée en proverbe. »

Simone Weil, les mains jointes, répond :

« Et pourtant, même dans le désert, il y a des graines. Chacun pour l’autre, Dieu en creux.

 Ce n’est pas une absence, c’est une attente. Une attente qui ne demande pas de croire, mais de se rendre disponible. »

Maître Eckhart

Maître Eckhart ne parle pas.

Il ferme les yeux.

Il est le vide qui relie.

« Il n’y a ni chacun, ni Dieu. Il y a le silence où tout peut naître, si l’on consent à disparaître. »

Si l’âme était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n’aurait jamais été créé pour elle.

« Maître Eckhart, Sermon 32 »

Le GADLU, jusque-là invisible, fait tomber une feuille d’automne.

Personne ne la remarque.

Une ampoule clignote sans raison.

Le monde continue, comme si de rien n’était.

Mais dans l’ombre, quelque chose s’est déplacé.

Le slogan a perdu sa forme.

Il ne tient plus debout.

Il vacille, comme une pierre mal posée.

Et dans ce vacillement, une mutation s’opère.

Non pas une correction, mais une transmutation.

Le slogan devient question.

La question devient geste.

Et le geste devient offrande.

« Une feuille portée par le souffle divin, messagère des silences célestes. »

Interlude : La Tragédie du Quoique

Le silence de l’Orient était parfois plus assourdissant que les rituels. Il laissait place à ce que l’homme préfère ne pas entendre. Dans le secret des engagements mutuels et des serments solennels, l’écho d’un adage non prononcé venait miner les fondations de la Fraternité. Il n’était pas inscrit sur le Tableau de Loge, mais dans les replis de la conscience.

C’était une paraphrase du Nouveau Testament, pervertie jusqu’à l’os : « Chacun pour soi et Dieu pour tous. »

Le verset biblique, à l’origine, rappelait seulement la terrible solitude de l’âme face au Jugement : « Ainsi chacun de nous rendra compte à Dieu pour lui-même » (Romains 14:12). Mais le monde, et le Maçon qui n’est qu’un homme du monde, en avait fait un pacte d’égoïsme : « Tu t’occupes de tes affaires, et le Grand Architecte se chargera, par Sa seule grandeur, d’assurer la paix globale. »

C’est ce « quoique… », cette minuscule faille dans l’idéal, qui ouvrait alors la porte à du tribun.

 La Voix du tribun (Camus) : La Condamnation de la Lâcheté

De la tribune imaginaire de l’agora, la voix s’élevait, claire et sans appel, contre la facilité du refuge : lev tribun ne pouvait souffrir cette démission.

« Écoutez-moi bien ! Ce ‘Chacun pour soi’ n’est pas de la prudence ; c’est la lâcheté devant la peste. C’est le refus de la seule vérité qui vaille : nous sommes tous dans la même charrette, sous le même ciel indifférent. La Fraternité n’est pas une option ; elle est la seule révolte valable contre l’Absurde. Elle est un pacte de sang et de sueur, ici, maintenant, sans espoir d’éternité ! »

« Et ce ‘Dieu pour tous’ ? C’est le comble du confort moral ! C’est le permis de repos en pleine bataille ! La justice, vous croyez qu’elle est garantie par le Ciel ? La seule justice que vous aurez est celle que vous arracherez, ensemble, des mains du chaos. Laisser ‘Dieu’ s’occuper du ‘tout’, c’est se contenter de s’occuper du rien. C’est abandonner les victimes et trahir le serment. Seul l’homme, en pleine lucidité, peut endosser la tâche de l’homme. La gloire n’est pas de prier pour le Tout, mais d’agir pour l’Un qui souffre à côté de vous. »

Le Souffle Invisible (Sartre) : L’Angoisse de la Liberté

Le philosophe-écrivain français Jean Paul Sartre et l’écrivain Simone de Beauvoir arrivent en Israël et accueillis par Avraham Shlonsky et Leah Goldberg à l’aéroport de Lod (14/03/1967).

Mais lorsque le tribun se taisait, un murmure plus insidieux et bien plus intime venait hanter la conscience de celui qui l’avait entendu. Le Souffle ne parlait pas du devoir moral, mais de la terreur d’être.

« Tu te caches. Je le sens. Derrière le Grand Architecte, derrière les symboles, derrière la Fraternité elle-même… tu te caches. Le ‘Chacun pour soi’ ? C’est la vérité de ton existence : tu es radicalement seul dans ta liberté. Personne ne choisira à ta place l’Homme que tu seras. »

« Et ce ‘Dieu pour tous’ que tu laisses veiller sur le monde ? C’est ta mauvaise foi (mauvaise foi), ton échappatoire pour ne pas voir que si Dieu n’existe pas, alors tout est permis et donc, tout est ta responsabilité écrasante.

Ton choix de Fraternité n’est pas validé par une essence supérieure ; il crée l’essence de l’Homme que tu voudrais être. Tes mains tremblent parce que ce n’est pas le ‘Tout’ qui t’angoisse, mais le fait que tu es le Tout. Cesse de mentir, cesse de t’évader. Accepte l’angoisse, car elle est la preuve de ta liberté. »

  • Acte III : Lecture maçonnique

En loge, cette formule ne tient pas.

Elle se dissout dès le franchissement du seuil.

Ici, « chacun pour soi » est une impossibilité rituelle.

Le travail est collectif, non par obligation, mais par nécessité symbolique.

Chaque maillet frappé est une réponse au repli.

Chaque pierre taillée est une offrande à l’édifice commun.

Le silence est habité, non par le vide, mais par la présence.

Il n’est pas absence de bruit, il est espace de résonance.

C’est dans ce silence que Maître Eckhart prend racine, que Simone Weil veille, que Camus se tait enfin.

La parole est partagée, non pour convaincre, mais pour éclairer.

Elle ne cherche pas à dominer, mais à relier.

Elle est le fil qui tisse la fraternité, même entre des voix dissonantes.

Et le GADLU, dans tout cela ?

Il n’est pas convoqué.

Il n’est pas prié.

Il est présupposé, comme une étoile fixe dans le ciel intérieur.

Il ne répond pas, mais il oriente.

  • Conclusion : Voix de l’orateur et de la Sagesse réunies

Je dormais d’un œil. Non par indifférence, mais par fidélité au silence qui précède la parole juste.

Et à mesure que le slogan se déployait, quelque chose en moi s’est redressé.

Non pas une indignation, mais une lucidité.

En loge, cette phrase se heurte à la pierre d’autrui.

Ici, chacun œuvre en soi, pour tous, avec foi.

Et si Dieu ne répond pas, c’est peut-être que nous avons cessé de l’incarner.

« Frères et Sœurs »,

J’ai entendu les éclats de Camus, les murmures de Weil, le silence d’Eckhart.

J’ai perçu l’ombre du GADLU, parfois trop invoqué, parfois trop oublié.

Et j’ai vu, dans ce slogan « Chacun pour soi et Dieu pour tous », non pas une formule, mais une fracture.

Il ne s’agit pas de le corriger, ni de le condamner.

Il s’agit de le redresser, comme on redresse une pierre mal posée, pour qu’elle puisse porter sans faillir.

Car la vraie rectitude ne vient pas du mot juste, mais du geste juste.

Et ce geste, nous le connaissons : c’est celui qui relie, qui écoute, qui transmet.

C’est celui que le maçon répète, jour après jour, sans attendre de réponse divine.

La Sagesse ne parle pas pour convaincre.

Elle parle pour rappeler.

Rappeler que le Temple ne tient que si chacun y est présent.

Que la lumière ne vient pas d’en haut, mais de l’intérieur, quand le silence est habité.

Et si le monde répète encore « Chacun pour soi et Dieu pour tous »,

alors que le maçon, dans le secret de son œuvre, murmure :

« Chacun en soi, pour tous avec foi. Et que Dieu, ou ce qui en tient lieu, soit non plus un recours, mais une source.« 

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Gérard Lefèvre
Gérard Lefèvre
En parlant de plume, savez- vous que l’expression “être léger comme une plume” signifie ne pas peser plus lourd qu’une plume et pouvoir soulever quelqu’un ou quelque chose avec une grande facilité ? C’est une belle métaphore pour exprimer la légèreté et la facilité. Et puis, être une plume peut aussi signifier autre chose. On n’est pas seulement « plume », on est « plume de… ». Parfois, on propose à quelqu’un qui a une audience, un public, et pas forcément le temps, ou parfois pas forcément la compétence d’écrire pour être compris et convaincant à l’oral. Alors, que choisir? Être ou ne pas être une plume ? Gérard Lefèvre Orient de Perpignan

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