La souveraineté de la Loge, l’humilité des Offices
Nous voyons monter, de beaucoup d’Orients – ces jours-ci, plus nombreux depuis le grand Sud-Ouest – une même sidération : ici un Vénérable qui confond maillet et sceptre, là un Surveillant qui tient la Colonne comme on tient un ban, plus loin un Inspecteur de Loge ou un représentant provincial qui parle en suzerain et non en serviteur. Les mots sont durs parce que les blessures le sont. La féodalité s’infiltre parfois sous les voûtes, tel un brouillard qui ternit l’éclat des métaux.
Nulle région n’est indemne, nul rite ni Obédience n’est visé ; seul l’autoritarisme est en cause, où qu’il se loge.

Elle prend le visage des petites baronnies, ces micro-pouvoirs qui prétendent régenter la vie de la Loge, du district, de la province, jusqu’à croire avoir « droit de vie et de mort » sur les itinéraires, les travaux, les destins. Nous savons, par l’histoire autant que par le rituel, que la Maçonnerie n’a pas été instituée pour adouber des seigneurs mais pour libérer des ouvriers. Le maillet n’est pas un droit de cuissage, l’équerre n’est pas une verge de commandement ; ce sont des instruments de service.
Le mécanisme est connu. Il commence par une captation douce : le calendrier, l’ordre du jour, la parole distribuée selon l’humeur. Puis survient la mise sous tutelle de l’Atelier : cooptations orientées, silences découragés, visites filtrées, lectures « retenues » pour préserver une paix factice.
L’étape suivante est l’édification d’un égrégore d’obéissance

La critique devient offense, la régularité se confond avec l’allégeance, la fraternité se mesure à l’applaudimètre. À la fin, la Loge ne respire plus qu’au rythme d’un petit nombre et c’est l’âme même de l’Atelier qui se rétrécit. Nous ne parlons pas ici d’autorité légitime – nécessaire, claire, assumée – mais d’autoritarisme, c’est-à-dire d’une dérive où la fonction se nourrit d’elle-même et oublie la pierre à polir.

Nous pourrions minorer le phénomène en le renvoyant aux caractères : narcissisme des petites différences, susceptibilités, querelles d’ego. Ce serait trop simple. La tentation féodale est structurelle dès qu’une organisation oublie ses finalités pour ne plus penser qu’en termes de positions. La science des symboles nous instruit pourtant d’un autre ordre : l’Orient n’est pas un trône mais un chantier ; Le mailletage est d’abord un rythme intérieur. Il n’impose pas la cadence mais met la Loge à l’unisson ; la colonne J comme la colonne B doivent demeurer vivantes, contradictoires, hospitalières. Quand les offices se crispent, le Temple se pétrifie et quand la parole se raréfie, la Lumière se fait rare !
Rappelons quelques évidences initiatiques que le tumulte fait parfois oublier

La souveraineté réside dans la Loge réunie, non dans celui qui la préside ; l’élection n’est pas onction mais confiance révocable ; le serment lie à plus grand que soi : à la Loi de la Loge, à l’esprit du Rite, à l’Ordre tout entier. La règle de l’Atelier – ses Règlements, ses anciens usages, la jurisprudence fraternelle – vaut garde-fou contre l’arbitraire. La chaîne d’union n’est pas une corde de traction pour amener tous au même pas, c’est un cercle de respiration où l’on tient et où l’on est tenu. « Gradus » signifie marche : chaque grade oblige à plus d’humilité, non à plus de crédit social.
Que faire, alors, lorsque se lèvent ces petites baronnies qui projettent leur ombre ? D’abord, nommer les choses sans outrager les personnes. Gardons en mémoire cette exigence d’exactitude :
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde. »
Albert Camus,

– « Sur une philosophie de l’expression », Poésie 44, n°17, 1944. Dire ce qui blesse avec les mots du Rituel : profanation du silence, détournement des offices, privatisation des outils, confusion entre personne et fonction. Ensuite, réouvrir le Temple à la Loi commune : relire ensemble les Règlements de la Loge, les textes fondateurs de l’Obédience, la lettre du Rite. Rien n’est plus désarmant pour l’arbitraire que la lecture apaisée des règles auxquelles tous ont juré obéissance.
Vient alors l’œuvre de réparation…

Elle n’est pas spectaculaire. Elle est patiente, presque ascétique. Rendre à la parole sa juste circulation en disciplinant les débats ; restaurer la rotation réelle des charges en veillant à l’alternance et à la formation préalable des officiers ; redonner aux visites et aux échanges inter-Orients leur puissance d’oxygénation ; instaurer des moments de régulation non judiciaires – médiations fraternelles, « tenues de réconciliation », planches d’éthique préparées à plusieurs voix. Il est bon parfois qu’une Loge, après un épisode féodal, s’offre un cycle de travaux explicitement consacrés à l’humilité des offices : « Du service au commandement », « L’usage des outils ne fait pas la main », « Le silence, vertu active ». C’est dans la liturgie même que se trouvent nos remèdes.
Il y a aussi des garde-fous concrets

Ils ne brisent pas la poésie du Rite, ils la protègent : calendrier des élections et transmissions clarifié longtemps à l’avance ; votes réellement libres, scrutateurs choisis avec prudence, procès-verbaux fidèles aux débats ; droit de visite et d’expression réaffirmé pour tout Maître, droit d’alerte sobre et fraternel lorsque la forme déraille ; accompagnement par des Frères expérimentés venus d’autres Orients quand la Loge peine à se redresser seule. Dans les structures régionales, rappel qu’aucun « représentant » ne tient son mandat d’une délégation divine mais d’une mission temporaire au service des Loges, et que toute injonction doit pouvoir être relue à la lumière des textes.
Nous n’ignorons pas que la douleur est vive chez ceux qui témoignent

Elle l’est davantage quand l’on a donné du temps, des nuits, des pages, des larmes, et que l’on voit la fraternité se racornir. Mais nous savons aussi que l’Ordre, dans sa longue mémoire, a traversé d’autres fièvres. À chaque fois, le retour à la simplicité rituelle, à la sincérité des regards, à l’économie des mots, a fini par déliter les fiefs. L’ego aime les estrades ; la Lumière préfère les Ateliers où l’on taille vraiment.
Gardons-nous des anathèmes

Rien n’est plus tentant que d’opposer les « purs » et les « seigneurs ». Or nous ne guérissons pas la féodalité par une nouvelle croisade. Nous la dissolvons en rappelant que nous sommes tous Apprentis – mais pas éternellement – de quelque chose et responsables les uns des autres – cette fois-ci éternellement. La mainmise se défait lorsque beaucoup de mains se remettent à l’œuvre. Le jour où le Vénérable redevient d’abord un conducteur de parole, le Surveillant un veilleur de croissance, l’Inspecteur un frère-ressource, le représentant provincial un messager, ce jour-là, la Loge respire, la région s’apaise, la province redevient un réseau d’entraide et non un échiquier de notabilités.
Nous n’avons pas d’autre ambition que celle-ci : rendre à la Maçonnerie son visage d’apprentissage.
Au fond, tout est dit dans nos outils

L’équerre n’ordonne pas, elle rectifie. Le compas n’enserre pas, il ouvre. Le maillet ne frappe pas des sujets, il réveille des consciences. Si nous consentons à cette ascèse du sens, les petites baronnies se dissiperont comme se dissipent les brumes au lever du jour : non par un coup d’éclat, mais parce qu’une Lumière tranquille s’installe et dure.
Qu’on nous entende clairement. La loi du silence n’est pas l’omerta. Elle est ce repli intérieur qui permet au verbe de devenir juste.

Frères et sœurs qui souffrez de ces féodalités, écrivez, témoignez, demandez médiation, faites valoir vos textes, cherchez l’appui d’Orients voisins, osez l’alliance des humbles. Et vous qui tenez aujourd’hui un office, rappelez-vous que la trace la plus haute qu’on laisse dans un Temple n’est pas celle de son nom au tableau des Vénérables, mais celle des frères grandis quand on s’efface.
Du chantier au Temple, telle est notre promesse. Elle ne souffre ni suzerain, ni vassaux. Elle réclame des ouvriers consentants, des officiers modestes, des Loges souveraines. Alors seulement la Tradition respire et la République des esprits – notre véritable province – se reconnaît à ce signe : personne n’y règne, chacun y sert.
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