Une seule racine, deux rameaux, une même quête !
À la suite de notre article « L’Europe sous l’Équerre et le Compas : une odyssée maçonnique depuis la Belgique », paru ici-même, plusieurs lecteurs ont posé une question récurrente :

Le Rite Français Moderne tel qu’il est pratiqué en Belgique est-il identique au Rite Français originel ? Et en quoi diffère-t-il du Régulateur du Maçon 1801, gardé vivant en France au sein de plusieurs Obédiences ?
Voici une réponse sous forme de voyage comparatif… Deux rites nés d’une même source, mais façonnés par deux histoires, deux cultures, deux philosophies. Deux rameaux, et pourtant la même sève : conduire l’homme des ténèbres à la Lumière.
Une fraternité d’origine, deux histoires façonnées par le temps

Le Rite Français Moderne et le Régulateur du Maçon partagent une même racine : la maçonnerie des Modernes, issue de la Grande Loge de Londres et de Westminster de 1717. À la fin du XVIIIe siècle, en France, le Grand Orient codifie le Rite Français (1783-1786) et publie en 1801 le « Régulateur du Maçon », sous la direction d’Alexandre Roëttiers de Montaleau (illustration de droite), garant d’une cohérence initiatique : trois grades bleus, prolongés par quatre Ordres de Sagesse, organisés comme une échelle ascendante.
Mais après 1815, l’histoire scinde ce tronc commun

- En Belgique, la franc-maçonnerie, confrontée à la puissance de l’Église catholique, se politise et se laïcise. Le Grand Orient de Belgique (GOB) supprime en 1872 toute obligation d’invoquer le Grand Architecte de l’Univers. Le rite se simplifie, se libéralise, devient un outil d’émancipation morale et sociale, amputé des Ordres de Sagesse. Il se concentre sur les trois grades bleus, ouverts à tous sans condition métaphysique.
- En France, plusieurs Obédiences – comme L’Alliance par exemple – préservent fidèlement le Régulateur du Maçon. Elle maintient la référence au Grand Architecte, conserve la structure symbolique originelle, et garde la continuité des Ordres supérieurs. Le rite demeure une voie initiatique complète, enracinée dans le Temple mythique de Salomon.
Ainsi naissent deux rameaux : l’un horizontal, humaniste, laïc, l’autre vertical, symbolique, métaphysique.
Une dramaturgie identique au seuil de l’initiation
Malgré leurs divergences, le cœur du 1er grade est inchangé.
Dans les deux rites, le profane est conduit dans le Cabinet de réflexion. Là, il contemple le sablier, le crâne, le pain et l’eau, les maximes qui l’invitent à méditer sur la fragilité de la vie. Il rédige son testament philosophique, signe qu’il quitte symboliquement son ancienne existence.
Puis il est introduit les yeux bandés. Il traverse des voyages qui l’éprouvent : le bruit et la confusion, les forces des éléments. Il prête serment, engageant son honneur devant la Loge. Enfin, le bandeau tombe : il voit le pavé mosaïque, les colonnes, les Frères assemblés.
Dans les deux rites, le nouvel Apprenti comprend qu’il n’est qu’une pierre brute, à tailler par son travail intérieur.

Mais des différences profondes dans la mise en sens
C’est après cette expérience que les nuances apparaissent. Car chaque rite lui donne une lecture différente.
Les colonnes : mémoire du Temple ou simple seuil
Dans le Régulateur du Maçon, les colonnes Jakin et Boaz sont fidèlement placées : J au Nord pour les Apprentis, B au Sud pour les Compagnons. Elles rappellent le porche du Temple de Salomon et marquent l’entrée dans l’Histoire mythique du peuple de la Lumière.
Dans le Moderne belge, les colonnes sont souvent inversées, sous influence écossaise ou britannique. Elles deviennent un symbole plus général de dualité : l’ombre et la lumière, la force et la stabilité. Le lien au Temple biblique s’estompe, remplacé par une lecture plus philosophique et laïque.
Les voyages : éléments de la nature ou étapes de la Création
Dans le Moderne belge, l’initié traverse quatre voyages, chacun lié à un élément : Terre, Air, Eau, Feu. Il expérimente la matière, la légèreté, la régénération et la purification. Cette symbolique est naturaliste et alchimique, héritée du compagnonnage : purifier l’homme par les forces de la nature.
Dans le Régulateur, il n’y a que trois voyages : le chaos et le bruit du monde profane, la purification par l’Eau, la transformation par le Feu. Ils évoquent le plan biblique de la Création : passer du désordre à l’harmonie.
Deux logiques : l’une terrestre, l’autre cosmique.

Les outils : moralité sociale ou chemin initiatique
Dans les deux rites, l’Apprenti reçoit le maillet, le ciseau et la jauge. Mais le discours qui les accompagne change.
- En Belgique, le maillet corrige les passions, le ciseau affine le caractère, la jauge mesure la juste répartition du temps. Les outils servent à devenir un homme meilleur dans la cité.
- En France, le maillet est la force qui brise l’ignorance, le ciseau est la connaissance qui détache les scories de l’âme, la jauge est la mesure du plan cosmique. Les outils servent à éveiller l’initié à une dimension supérieure.
La pierre brute, dans le Moderne belge, est l’homme social ; dans le Régulateur, elle est l’homme spirituel.
Le pavé mosaïque : dualité morale ou ordre universel
Lorsque le bandeau tombe, l’Apprenti voit le pavé mosaïque.
- Dans le Moderne belge, il est la dualité du monde : joie et peine, lumière et ombre, bien et mal, que l’homme doit accepter pour bâtir une société plus juste.
- Dans le Régulateur, il est le reflet de la Création tout entière : un équilibre éternel des contraires, sous l’œil du Grand Architecte.
L’un est une leçon morale, l’autre une clé métaphysique.

Les Lumières : conquête humaine ou révélation verticale
La Lumière est aussi comprise différemment.
- En Belgique, elle est horizontale : elle éclaire la raison, libère l’homme des dogmes, révèle sa dignité. Elle est une conquête humaine.
- En France, au Régulateur, elle est verticale : elle descend comme un don, elle rappelle le Verbe créateur : « Au commencement était la Lumière… »
Deux Lumières : l’une pour la cité, l’autre pour le Temple.
Les Ordres de Sagesse : la complétude ou le fragment


Enfin, la différence la plus lourde est dans la suite du chemin.
- En Belgique, le Moderne s’arrête à la Maîtrise. Les Ordres supérieurs ont été perdus, le rite est devenu un vestibule, qui mène souvent au REAA ou à d’autres systèmes.
- Au Régulateur, les quatre Ordres de Sagesse et le cinquième Ordre final prolongent la progression. C’est une voie complète, du porche du Temple jusqu’à ses Chambres secrètes.
Ainsi, le Moderne belge est fragmentaire, le Régulateur est total.
Deux philosophies implicites
Ces divergences racontent deux visions de la Franc-Maçonnerie :
- Le Moderne belge est un rite humaniste : il forme des citoyens libres et éclairés, il travaille à la cité fraternelle.
- Le Régulateur du Maçon est un rite initiatiquement complet : il forme des hommes conscients de leur place dans un plan symbolique et universel.
Mais ils partagent une même mission : polir la pierre brute, améliorer l’homme.
Tableau comparatif synthétique
Aspect | Rite Moderne belge (GOB) | Régulateur du Maçon 1801 |
Contexte | Laïcisé, progressiste, libéral | Traditionnel, régulier, symbolique |
Colonnes | Inversées, dualité morale | Fidèles au Temple de Salomon, seuil initiatique |
Voyages | Quatre éléments (nature, alchimie) | Trois voyages (chaos, eau, feu – plan cosmique) |
Outils | Instruments moraux pour la cité | Instruments initiatiques pour l’âme |
Pavé mosaïque | Dualité du monde social | Ordre universel des contraires |
Lumière | Horizontale, raison humaine | Verticale, révélation symbolique |
Ordres supérieurs | Absents (rite fragmentaire) | Présents (rite complet, quatre Ordres + 5e Ordre) |
Finalité | Émancipation individuelle et collective | Transformation spirituelle et universelle |
Une même porte, deux chemins
Et pourtant, malgré tout cela, le cœur initiatique est le même.

Dans les deux rites, l’Apprenti quitte son ancienne vie, traverse la confusion, prête serment, reçoit la Lumière. Dans les deux rites, il comprend que la pierre brute doit être taillée. Dans les deux rites, il s’engage à travailler sur lui-même pour être utile aux autres.
Le Rite Moderne belge polit la pierre pour qu’elle s’intègre dans la société des hommes. Le Régulateur polit la pierre pour qu’elle reflète la lumière du Temple universel. Mais au fond, on ne bâtit pas la cité sans bâtir l’âme, et on n’élève pas le Temple sans aimer les hommes.
Citation en exergue
« Deux rites, deux finalités apparentes. Mais une seule voix : Travaille, persévère, et deviens l’ouvrier de toi-même. »

Conclusion
Notre précédent article « L’Europe sous l’Équerre et le Compas » avait ouvert la réflexion sur la franc-maçonnerie belge. Cette étude comparative montre que, derrière les différences formelles, le Rite Français garde sa mission : initier l’homme, l’éclairer, le faire grandir.
Le Moderne belge est un rite façonné par la liberté de conscience et la société humaine. Le Régulateur du Maçon est un rite préservé dans sa dimension initiatique et symbolique. Deux visages, une même quête : conduire chacun de nous vers la Lumière.
Illustrations : Wikimedia Commons ; Eosphoros (GL-AMF, dite L’Alliance)
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merci pour cet article très instructif.
Le vécu de chacun reste cependant de l’ordre de la particularité de chaque loge et de la singularité de chaque maçon. C’est pourquoi il est courant d’observer de subtiles différences ça et là. Les remarques, les questionner, les adopter (ou non) relève de la démarche maçonnique « ordinaire » qui enrichir chaque fois celui et celle qui s’y adonnent.