dim 28 décembre 2025 - 13:12

Paris, Temple à ciel ouvert : quand Pierrat et Kupferman révèlent la FM gravée dans la pierre

Paris apparaît ici comme une ville qui ne se contente plus d’être une scène de pierre et de lumière, mais comme un vaste chantier initiatique, dont Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman (OE) relèvent patiemment les lignes de force et les traces enfouies. Le livre ne se lit pas comme un guide qui alignerait des adresses, plutôt comme une dérive maîtrisée dans un paysage où l’histoire profane et l’histoire maçonnique se superposent, se corrigent, se rectifient mutuellement.

Tout au long des pages, la capitale se transforme en un véritable temple à ciel ouvert, où chaque façade, chaque place, chaque cimetière, chaque perspective urbaine devient une page de ce grand livre de pierre que la franc-maçonnerie a contribué à écrire, souvent discrètement, parfois avec éclat.

Ce qui frappe d’abord, c’est la manière dont Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman tiennent ensemble l’exigence de la preuve et la saveur du symbole. Ils annoncent clairement qu’ils renoncent aux interprétations ésotériques trop aventureuses pour s’en tenir aux faits établis, aux archives, aux biographies, aux signatures des architectes, aux affiliations des élus et des artistes. Cette modestie apparente constitue en réalité une méthode initiatique. En refusant de saturer les lieux de commentaires emphatiques, les auteurs laissent respirer les signes. Une équerre discrète sur un fronton, un fil à plomb sculpté dans un relief, un œil gravé sous un fronton, une main serrée sur une façade, ces détails deviennent des jalons silencieux qui éveillent notre regard, sans jamais prétendre enfermer le sens. Nous avançons alors dans Paris comme dans une loge étendue à l’échelle de la ville entière, où le rituel s’inscrit dans le temps long des règnes, des révolutions, des reconstructions, des destructions.

Emmanuel Pierrat

Les pages consacrées à ce que le livre appelle les grands monuments publics ouvrent un vaste panorama. L’Assemblée nationale s’y révèle comme un condensé de l’histoire politique et maçonnique de la France. Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman rappellent la succession des régimes, des assemblées, des changements de nom, tout un théâtre institutionnel qui passe du Manège des Tuileries au palais Bourbon, puis à la Chambre des députés, enfin à l’Assemblée que nous connaissons. Mais derrière cette chronologie, les auteurs attirent notre attention sur la chaîne continue des frères qui ont façonné ce lieu. Architectes comme Bernard Poyet ou Jules de Joly, sculpteurs comme Jean-Pierre Cortot ou François Rude, hommes politiques qui, de la Révolution à la Troisième République, portent dans leurs loges l’idée d’une souveraineté populaire éclairée. Jusqu’à la fraternelle parlementaire contemporaine, dont la présence rappelle combien la République française s’est pensée, au moins pour partie, sous l’équerre et le compas. L’Assemblée apparaît ainsi comme une pierre d’angle de la cité, non seulement parce qu’elle vote des lois majeures comme la séparation des Églises et de l’État ou la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse, mais parce qu’elle cristallise une certaine manière maçonnique de concevoir la loi, au croisement de la raison, de l’humanité et de la fraternité.

Laurent Kupferman
Laurent Kupferman

Plus loin, la place de la Concorde devient, sous la plume d’Emmanuel Pierrat et de Laurent Kupferman, un vaste damier symbolique. Ils en suivent les métamorphoses successives, de la place Louis XV à la place de la Révolution puis de la Concorde, avec ses statues, ses destructions, ses rebaptêmes, ses dilemmes entre mémoire royale et imaginaire républicain. Au centre, l’obélisque de Louxor se dresse comme un trait d’union entre l’Égypte rêvée des maçons et la modernité parisienne, porté par un réseau d’hommes où s’entrecroisent le baron Taylor, Charles X, Louis Philippe, tous initiés. Autour, les hôtels de la Marine et de Crillon, avec leurs colonnes, leurs pierres cubiques, leurs instruments de mesure sculptés, dessinent discrètement un paysage d’outils qui parlent de travail sur soi autant que de puissance d’État. La place devient ainsi un carrefour de mémoires où se répondent l’élan de la Révolution, l’alliance franco-américaine, les ambitions impériales, les rêves de concorde entre les peuples. Rien n’est surligné, pourtant tout devient lisible pour qui accepte de considérer les monuments non comme des décors mais comme autant de colonnes, de pavés, de lumières orientées.

Mur des Fédérés

Le livre excelle lorsqu’il aborde les lieux de la mémoire funèbre. Les chapitres consacrés au mur des Fédérés et aux grands cimetières parisiens composent une méditation très maçonnique sur la mort et la fidélité à l’idéal. Au Père-Lachaise, le mur des Fédérés n’est pas seulement un site politique, il est présenté comme un autel profane où se superposent l’hommage aux communards, le souvenir des francs-maçons tombés pendant la semaine sanglante et la résonance des défilés maçonniques du premier mai, conduits par le Grand Orient de France, cordons et bannières déployés. Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman restituent la complexité de la Commune, les maçons présents dans les deux camps, les grandes figures comme Louise Michel, les mesures d’avant-garde en matière d’école laïque et de droits sociaux. Cette complexité donne au mur une tonalité particulière, ni commémoration figée ni sanctification univoque. Nous y percevons l’écho d’un combat inachevé pour une République sociale et laïque, dont la franc-maçonnerie parisienne demeure l’un des laboratoires.

Les pages sur les cimetières de Montmartre, de Montparnasse, sur les sépultures d’Auguste Bartholdi, d’André Citroën, des maréchaux de l’Empire ou des grands républicains, prolongent cette réflexion. Les auteurs montrent comment les réformes napoléoniennes sur les droits funéraires, qui permettent à chaque citoyen d’être enterré sans distinction de religion, ouvrent la voie à des nécropoles véritablement laïques, où tombes juives, musulmanes et maçonniques coexistent dans un même paysage de pierre. Là encore, la précision historique se double d’une lecture initiatique. Le cimetière devient la matérialisation d’un principe profondément maçonnique, celui de l’égalité devant la mort, mais aussi devant la mémoire, chaque sépulture ayant droit à sa part de lumière, quel que soit le grade social ou religieux du défunt.

Tablier-dit-de-Voltaire

L’autre force du livre tient à cette attention obstinée aux détails du visible. Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman ne se contentent pas des grandes institutions ou des façades célèbres. Ils entraînent le lecteur vers l’École des beaux-arts, tout en signalant ces deux médaillons discrets qui portent une équerre et un niveau, incrustés dans la façade comme un clin d’œil au métier des bâtisseurs et au travail intérieur des frères. Le lycée Louis-le-Grand surgit ensuite, non comme un simple haut lieu scolaire, mais comme un creuset où se croisent Voltaire, le marquis de La Fayette, Émile Littré, tant d’anciens élèves ou enseignants affiliés à des loges, et où la présence probable d’acacias sculptés dans la décoration renvoie, en filigrane, au thème de la régénérescence si central au troisième degré.

Groupe en bronze de Bartholdi (1890) – sur le socle : « La Fayette et Washington Hommage à la France en reconnaissance de son généreux concours dans la lutte du peuple des États-Unis pour l’indépendance et la liberté ». En haut de la place des États-Unis (Paris, 16e).

À mesure que nous avançons, Paris se peuple de signes modestes. Une façade d’hôtel particulier, un porche d’immeuble, un médaillon oublié, un compas posé sur une pierre d’angle : tout cela compose une géographie où la franc-maçonnerie n’est plus seulement affaire de temples fermés, mais aussi de déclarations discrètes gravées dans la ville même. Les auteurs ne cèdent jamais à la tentation de tout baptiser maçonnique. Ils se méfient des reconstructions délirantes qui ont fait du moindre triangle un message secret. Pourtant, par leur érudition calme et leur sens du contexte, ils parviennent à distinguer ce qui relève de la coïncidence de ce qui procède d’une intention fraternelle. Cette discipline du regard est elle-même un exercice initiatique : elle apprend à nous défier des fantasmes, tout en nous invitant à aiguiser nos sens, à accorder une attention fraternelle à ces pierres qui nous parlent.

Les séquences consacrées à la tour Eiffel et à la statue de la Liberté constituent un autre sommet du livre. Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman racontent la saga de la tour, depuis le projet d’exposition universelle voulu par Jules Ferry jusqu’aux alliances décisives avec Édouard Lockroy, René Goblet, Jules Grévy, tous frères, sans oublier Maurice Koechlin, maçon lui aussi, qui participe au dessin de cette structure métallique destinée à dominer Paris. La tour devient alors bien plus qu’une prouesse technique : elle est pensée comme une réponse profane au Sacré-Cœur, une contre-tour de lumière dressée par des républicains laïques face à un sanctuaire édifié en expiation de la Commune. Là se révèle une tension spirituelle très forte : d’un côté, une basilique qui veut réparer une faute supposée de la ville, de l’autre, une flèche de fer qui célèbre la science, l’industrie, la rationalité, mais qui, par la trame maçonnique de ses promoteurs, s’inscrit dans une tradition de lumière partagée.

Statue_of_Liberty_Paris_Île aux Cygnes

Avec la statue de la Liberté, l’ouvrage élargit le regard vers l’Atlantique. Frédéric Auguste Bartholdi, franc-maçon alsacien, Gustave Eiffel, Maurice Koechlin, les réseaux de loges en France et aux États-Unis, la présence de nombreux frères lors de l’inauguration, la symbolique de la torche, des tables de la loi, de la couronne rayonnante : tout cela compose une sorte de rituel transatlantique de la liberté. La statue de la Liberté et la tour Eiffel apparaissent alors comme deux balises complémentaires, deux phares de métal portant, chacun à leur manière, l’idée d’une émancipation qui doit beaucoup à l’esprit maçonnique du dix-neuvième siècle, à la fois universaliste et profondément attaché aux droits concrets des peuples.

Le Paris de ce livre est donc une ville stratifiée où la franc-maçonnerie ne joue jamais un rôle exclusif, mais toujours un rôle décisif. Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman montrent comment la capitale accueille très tôt les premières loges, comment celles-ci résistent même pendant l’Occupation, comment Paris devient un carrefour d’obédiences, du Grand Orient de France à la Grande Loge de France, de la Grande Loge nationale française au Droit Humain, de la Grande Loge féminine de France à Memphis-Misraïm. La ville n’est pas seulement un siège administratif pour ces obédiences : elle est le théâtre où leurs idéaux s’incarnent dans la pierre. Hôtel de Ville, Hôtel de la Marine, Palais de justice, École des beaux-arts : autant de lieux où la fraternité travaille le pouvoir, l’art, la justice, la mémoire.

Cette topographie nourrira sans doute tout particulièrement les francs-maçons qui aiment se reconnaître dans les plis du paysage urbain. Mais le livre ne s’enferme pas dans un entre-soi. À plusieurs reprises, Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman prennent soin de rappeler que leur itinéraire s’adresse aussi aux profanes, à tous ceux qui cherchent à comprendre ce que la franc-maçonnerie a vraiment apporté à Paris et, au-delà, à l’histoire de la République. Les références rituéliques restent implicites, mais le lecteur initié sent vibrer, derrière les notices historiques, de grandes thématiques familières : la lumière, omniprésente dans les perspectives, les phares, les torches, les colonnes ; la mort et la résurrection, dans les cimetières, les murs, les reconstructions ; la liberté de conscience, dans la Commune, les lois laïques, les batailles parlementaires ; l’universalité, enfin, dans ces ponts jetés entre Paris et New York, entre le Champ-de-Mars et l’Hudson, entre les temples parisiens et les loges du monde entier.

Ce qui émerge à la fin de la lecture, c’est l’impression qu’Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman ont réussi à proposer une véritable herméneutique de la ville. Nous ne sommes plus devant une succession de fiches patrimoniales : nous sommes invités à habiter autrement Paris. À ne plus traverser la place de la Concorde sans sentir la densité symbolique de l’obélisque. À ne plus déambuler au Père-Lachaise sans deviner le réseau invisible qui relie les tombes des frères, les murs, les mausolées. À ne plus lever les yeux vers la tour Eiffel comme vers un simple emblème touristique, mais comme vers une colonne de métal inscrite dans une histoire très précise de la laïcité militante. La ville devient un miroir pour notre propre cheminement : chaque lieu pose une question à notre manière d’être maçon ou d’être citoyen. Quelle place accordons-nous à la mémoire des combats sociaux ? Comment articulons-nous la fidélité à la tradition et l’exigence d’émancipation ? Quel usage faisons-nous des symboles lorsque nous quittons le Temple pour retrouver la rue ?

Cette profondeur ne se comprend pleinement qu’en replaçant le livre dans le parcours de ses auteurs. Emmanuel Pierrat est avocat au barreau de Paris, spécialiste du droit de la culture, de la liberté d’expression et de la propriété littéraire. Il a poursuivi, depuis des années, un travail patient d’écrivain sur la censure, les mœurs, la justice et la franc-maçonnerie. Des ouvrages comme Les Francs-maçons sous l’Occupation, Les Francs-maçons et le pouvoir (réédité lui aussi cette année chez Le compas dans l’œil), Dieu, les religions et les francs-maçons, ou encore Les Grands textes de la franc-maçonnerie décryptés témoignent de cette volonté de relire l’histoire française avec, dans une main, les archives juridiques et, dans l’autre, les rituels maçonniques. Dans Le PARIS des francs-maçons, Emmanuel Pierrat met au service de la ville cette double compétence de juriste et d’initié.

Laurent Kupferman, disparu en 2025, apporte à l’ouvrage une tonalité différente et parfaitement complémentaire. Essayiste, chroniqueur, consultant en communication, membre du Grand Orient de France, il a toujours inscrit son engagement maçonnique dans une perspective civique très large. Cofondateur de l’Orchestre symphonique d’Europe, conseiller auprès d’un ministre de la Culture, artisan infatigable de la campagne pour l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon, lauréat d’un prix consacré aux droits de l’homme, il a cherché à montrer ce que la République doit vraiment aux francs-maçons. Dans la manière dont le livre valorise les lieux de la mémoire républicaine, les maisons d’école, les mairies, les monuments aux morts, nous reconnaissons la voix de Laurent Kupferman, pour qui la franc-maçonnerie n’est jamais repliée sur elle-même, mais constamment sommée d’éclairer la cité.

Pierre Mollier

Enfin, la présence de Pierre Mollier enveloppe l’ouvrage d’une autorité silencieuse. Historien de la franc-maçonnerie, spécialiste d’iconographie et d’héraldique, directeur pendant trois décennies de la Bibliothèque, des Archives et du Musée de la franc-maçonnerie du Grand Orient de France, commissaire de la grande exposition consacrée à la franc-maçonnerie à la Bibliothèque nationale de France, Pierre Mollier a consacré sa vie intellectuelle à l’étude patiente des signes. Il sait comment un détail de fronton, un emblème sculpté, une médaille, un tableau de loge peut, à lui seul, éclairer tout un pan de l’histoire maçonnique. Les trois hommes partagent une même conviction, que ce livre illustre magnifiquement : Paris ne se comprend vraiment que si nous acceptons de lire, sous la surface des rues, un texte plus ancien, plus discret, tissé par des générations de frères et de sœurs qui ont, chacun à leur manière, posé une pierre dans l’édifice commun.

Le PARIS des francs-maçons, dans cette nouvelle édition, n’est donc pas seulement une mise à jour de l’ouvrage de 2009, aujourd’hui paru chez Le compas dans l’œil, avec un format resserré et une écriture renforcée par quinze années de débats sur la laïcité, la mémoire et l’antimaçonnisme. Il est devenu un miroir pour notre propre époque. Dans un moment où les symboles sont souvent caricaturés ou instrumentalisés, Emmanuel Pierrat et Laurent Kupferman nous invitent à retrouver le goût d’une lecture lente, à hauteur de façade, de pavé, de jardin, de tombe. Ils nous rappellent que la ville, comme le Temple, n’a jamais fini de se dévoiler, pourvu que nous consentions à marcher, à regarder, à laisser travailler en nous cette alchimie singulière entre l’histoire, la pierre et la lumière.

Le PARIS des francs-maçons
Emmanuel Pierrat, Laurent Kupferman – Préface Pierre Mollier
Le compas dans l’œil, 2025, rééd., 128 pages, 18 € /
L’éditeur, le SITE

Nous invitons nos lecteurs, si tel sont leurs désirs, à lire nos deux articles concernât notre très cher et regretté Frère Laurent Kupferman (OE) :
« Notre Frère Laurent Kupferman est passé à l’Orient Éternel »
&
« Sous la voûte étoilée de l’Oratoire du Louvre : hommage à notre Très Cher Frère Laurent Kupferman (1966 – 2025) »

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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