dim 14 décembre 2025 - 21:12

La grenade, cœur battant de nos colonnes

La grenade, chez Magali Aimé, n’est jamais un fruit décoratif posé au sommet de colonnes ou au bord d’un plat. Elle devient une sorte d’astre miniature, un monde serré dans sa peau rugueuse, que la parole patiente de l’autrice ouvre grain après grain. À mesure que nous la suivons, nous comprenons que ce petit livre n’est pas un manuel symbolique de plus, mais une méditation très incarnée sur la façon dont le végétal peut irriguer un chemin spirituel, maçonnique et intérieur.

Tout commence dans le jardin d’enfance. Magali Aimé n’aborde pas la grenade depuis un laboratoire d’érudition, mais depuis un parc familial où les arbres portent le prénom des enfants et des proches. Chaque plantation marque une naissance, un deuil, un anniversaire. Son père, attentif aux pierres comme aux arbres, cueille les grenades d’automne pour les déposer sur un plateau, les laisser finir de mûrir. La grenade entre ainsi dans la mémoire affective avant d’entrer dans la symbolique. Ce choix de départ n’est pas anodin, il donne au texte une tonalité de confidence, presque de journal initiatique. Lorsque plus tard, en loge, une sœur lui demande un travail sur les végétaux, la grenade remonte naturellement, comme un fil rouge qui relie l’enfance aux colonnes du Temple.

Le livre épouse alors un mouvement de spirale. Magali Aimé part de la franc-maçonnerie, y revient sans cesse, mais explore entre-temps mythes fondateurs, religions, poésie, peinture et alchimie. Dans la loge, la grenade accompagne l’apprenti. L’initiée découvre les fruits à l’occident, au moment où elle franchit la porte basse. Le compagnon, passant entre les colonnes, rencontre à l’orient le mot de passe de son grade, riche de résonances végétales. L’auteure montre comment épi de blé et grenade se répondent, l’un tourné vers la croissance de la graine, l’autre vers l’abondance des fruits. La franc-maçonnerie apparaît alors comme un art d’habiter les cycles de la nature, et non comme une abstraction hors sol.

Magali Aimé déploie longuement la présence des grenades au sommet des colonnes du temple de Salomon. Elle rappelle le passage biblique où sont évoquées ces centaines de grenades disposées en deux rangs autour des chapiteaux. À partir de cette image, elle conduit une réflexion profonde sur l’unité et la multiplicité. Vue de l’extérieur, la grenade est une sphère rouge, presque un blason d’unité. Une fois ouverte, elle se révèle constellation de perles écarlates. La loge se lit de la même manière. Depuis la porte, nous percevons un corps fraternel apparemment unifié. À l’intérieur, chaque sœur, chaque frère surgit comme un grain singulier, autonome et pourtant relié à tous les autres par la même enveloppe rituelle. La grenade devient alors métaphore de la communauté initiatique, où la diversité des parcours ne contredit pas l’aspiration à une même lumière.

Grenades

La réflexion maçonnique se nourrit aussi d’une triade végétale que Magali Aimé met en avant. Le blé, la grenade, l’acacia. Le blé pour la naissance, le renouveau, l’élan de la vie qui se régénère. L’acacia pour l’immortalité, la fidélité, la promesse de l’éveil qui résiste à la corruption. La grenade pour l’étrange alliance de l’individuel et du collectif, de l’intime et du communautaire. Chaque grain représente une parcelle de connaissance, parfois cachée dans l’épaisseur de la cosse, parfois offerte à la vue de tous lors des travaux. La sœur ou le frère travaille sa propre graine de vérité tout en sachant que l’ensemble des grains fait sens pour la loge entière. À travers ces images, Magali Aimé offre au lecteur maçon une sorte d’examen de conscience symbolique. Quelle place acceptons-nous de prendre dans ce fruit commun qu’est la loge. De quoi nourrissons-nous réellement nos travaux.

Grenades, monument des droits de l’Homme, Paris – Photo © 450.fm

L’ouvrage ne se limite pas à l’espace rituel. L’auteure est allée chercher la grenade dans les lointains géographiques et temporels. Le fruit devient messager de la Perse ancienne, du Caucase, des rives méditerranéennes, des sagesses zoroastriennes comme des mystiques chrétiennes. Une belle anecdote raconte Zoroastre enfant, obligatoire dégustateur de feuilles de grenadier avant son initiation, à l’âge de 7 ans. Plus loin, la lecture de saint Jean de la Croix (1542 – 1591)rappelle que la grenade, pour la tradition carmélitaine, condense les mystères les plus élevés de Dieu, les jugements profonds, les perfections divines. La rondeur du fruit évoque l’éternité, les grains, innombrables et uniques, figurent les effets multiples de la grâce. Ces résonances montrent comment un même symbole circule d’une tradition à l’autre, change de langage sans perdre son noyau de sens.

Grenades

La partie consacrée aux mythes et aux saisons fait dialoguer les légendes de Perséphone et de Déméter avec les rythmes cosmiques que la franc-maçonnerie connaît bien. La grenade que la jeune fille goûte dans le monde souterrain marque la rupture, la transgression, mais aussi l’entrée dans une nouvelle forme de connaissance. Il y a l’avant où rien n’est encore goûté, l’après où la saveur, aussi minime soit-elle, a tout changé. Nous retrouvons là le passage initiatique, ce moment où la candidate goûte à un mot, à un signe, à une lumière intérieure qui ne la quittera plus. La grenade devient fruit de passage, médiatrice entre l’hiver et le printemps, entre la descente dans le noir et la remontée vers l’orient.

Jésus à la grenade

Lorsque Magali Aimé rapproche la grenade des solstices et des équinoxes, elle ne fait pas un jeu d’érudition. Elle donne au lecteur la sensation qu’un fruit de marché peut contenir tout un calendrier sacré.

Une autre force du livre réside dans l’attention portée aux couleurs et aux formes. Magali Aimé parle de la rondeur du fruit, de cette petite couronne qui surmonte sa peau, de la difficulté à l’ouvrir, de la résistance presque farouche de son enveloppe. Il y a là une pédagogie du désir. Ce qui s’ouvre sans effort se dissipe souvent sans mémoire. La grenade, elle, demande un geste décidé, parfois un couteau, parfois les doigts qui s’enfoncent, une patience devant les membranes à écarter. Cette résistance renvoie à nos propres réticences à laisser apparaître nos richesses intérieures. Une fois l’écorce rompue, la chair explose en lumière rouge, en géométrie de grains alignés.

Carl Gustav Jung

Magali Aimé cite Carl Gustav Jung pour rappeler que le symbole agit comme un pont entre le conscient et l’inconscient. La grenade, avec sa forme quasi mathématique et son cœur vibrant, devient ce pont incarné. Elle nous invite à reconnaître que la vérité ne se donne jamais tout entière à la surface, qu’il faut accepter de traverser la peau de nos habitudes pour accéder aux arilles de sens cachés en nous.

L’épisode intitulé « Un éclat d’Éternité » donne à ce fruit une dimension presque cosmique. La grenade y apparaît comme un petit monde prêt à se briser pour mieux se donner. Fruit de l’abondance et de la rupture, elle contient une couleur vive, une diversité de saveurs, une promesse de renouveau au cœur même de la fragilité de sa peau. Chaque grain devient une semence d’avenir, une étoile minuscule lancée dans la nuit humaine. Nous sentons dans ces pages l’écho d’une théologie implicite. Rien n’est clos qui ne puisse s’ouvrir. Rien ne se brise sans offrir, dans les éclats, une possibilité de recomposition. Cette manière de parler de la grenade rejoint profondément le travail maçonnique sur la mort et la renaissance, sur la nécessité de laisser tomber certaines formes anciennes pour laisser passer plus de lumière.

Magali Aimé, en bonne contemplatrice des symboles, ne néglige pas les arts. La peinture de Botticelli où l’enfant Jésus serre une grenade dans sa main, la littérature de Shakespeare, les poètes qui chantent les fruits et les fleurs, tous viennent nourrir la méditation. La grenade rejoint ici le vaste cortège des objets quotidiens que l’art transfigure en supports d’élévation. Pour un lecteur maçon, ces incursions artistiques rappellent que la loge ne se suffit pas de ses propres références, qu’elle gagne à laisser résonner en elle la polyphonie des cultures. La grenade devient ainsi un point de jonction entre l’atelier, le musée et la bibliothèque.

Cette ampleur de références, pourtant, ne submerge jamais la voix de Magali Aimé. Son écriture garde quelque chose de la conversation fraternelle, d’un entretien mené après les travaux autour d’une table où circulent pain, vin et fruits. Ce n’est pas un hasard. Avant d’écrire sur les symboles, Magali Aimé a exploré le monde de la gastronomie et de la communication. Journaliste pour Gault Millau, Côté Sud, Génération Santé, elle a appris à regarder les aliments comme des paysages, à écouter ce que racontent les recettes et les façons de dresser une table. Elle a ensuite transmis cette expérience dans l’enseignement de la communication à Paris et à Aix-en-Provence. Quand elle est initiée à la Grande Loge Féminine de France, et bien qu’ayant changée d’obédience depuis, son regard sur la nourriture se charge d’une dimension rituelle. Ses ouvrages précédents, Les vignes de la Franc-Maçonnerie (Dervy, 2006) et Femme et Franc-maçonneParole d’apprenties, silence de compagnonnes (Dervy, 2010), avaient déjà marié terroir et Temple, corps de femme et parcours initiatique. La Grenade prolonge cette œuvre en se concentrant sur un fruit unique, mais ce fruit concentre désormais tout un univers.

Dans ce parcours d’auteure, La grenade occupe une place singulière. Le format modeste, la brièveté apparente, contrastent avec la densité de ce qui est donné. Nous sortons de la lecture avec l’impression d’avoir consulté à la fois un carnet de loge, un manuel de mythologie et un traité de phénoménologie gourmande.

Grenades

Magali Aimé parvient à toucher plusieurs publics à la fois. Les gourmandes et gourmands de symboles y trouveront matière à réflexion sur la manière dont la franc-maçonnerie assume ou oublie ses racines végétales. Les sœurs et frères attentifs à la pédagogie de l’atelier y repéreront des pistes de travaux pour les apprenties et les compagnons, autour du blé, de la grenade, de l’acacia, mais aussi autour du rapport entre spirituel et matériel, entre ce que nous mangeons et ce que nous devenons. Les lectrices et lecteurs moins familiers de la loge découvriront que la franc-maçonnerie ne se réduit pas à quelques clichés sur les outils et les colonnes, qu’elle sait aussi parler de fruits, de saisons et d’amour.

Car l’amour traverse discrètement ce livre. Il se lit dans les souvenirs d’enfance, dans la façon dont Magali Aimé évoque la main de son père déposant les grenades sur un plateau. Il se lit dans la fraternité de loge, dans la figure de la seconde surveillante qui l’accompagne patiemment vers une compréhension plus fine des symboles. Il se lit enfin dans ces dernières pages où la grenade rejoint une devinette turque adressée à la fiancée, puis une phrase d’Oscar Wilde qui rappelle que l’amour ne se vend ni ne s’achète. Là encore, la grenade sert de miroir. Elle rappelle que tout lien véritable exige une part de mystère, que la multiplicité des grains n’abolit pas l’unité du cœur.

Magali Aimé

Lire Magali Aimé, c’est accepter de tenir une grenade dans la paume, de sentir son poids, sa rugosité, sa couronne minuscule, d’hésiter avant de l’ouvrir et de consentir enfin à la voir éclater en petites étoiles rouges. À travers ce geste imaginaire, nous éprouvons ce que peut être un symbole vivant. Non un signe figé sur un diagramme, mais une réalité qui nous accompagne à table, en loge, dans les jardins de mémoire et au seuil de la mort. La grenade Tarente offre ainsi aux sœurs et aux frères, mais aussi à toutes celles et tous ceux qui cheminent vers davantage de conscience, un compagnon de route discret et puissant. Un fruit qui rappelle que la vraie nourriture n’est jamais seulement destinée au corps, qu’elle vient aussi rassasier la soif de lumière qui brûle en secret dans chacune et chacun de nous.

La grenade

Magali AiméLes Éditions de la Tarente, coll.  Ces symboles qui nous nourrissent, 2025, 72 p., 12 € / L’éditeur, le site

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Aratz Irigoyen
Aratz Irigoyen
Né en 1962, Aratz Irigoyen, pseudonyme de Julen Ereño, a traversé les décennies un livre à la main et le souci des autres en bandoulière. Cadre administratif pendant plus de trente ans, il a appris à organiser les hommes et les dossiers avec la même exigence de clarté et de justice. Initié au Rite Écossais Ancien et Accepté à l’Orient de Paris, ancien Vénérable Maître, il conçoit la Loge comme un atelier de conscience où l’on polit sa pierre en apprenant à écouter. Officier instructeur, il accompagne les plus jeunes avec patience, préférant les questions qui éveillent aux réponses qui enferment. Lecteur insatiable, il passe de la littérature aux essais philosophiques et maçonniques, puisant dans chaque ouvrage de quoi nourrir ses planches et ses engagements. Silhouette discrète mais présence sûre, il donne au mot fraternité une consistance réelle.

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