ven 05 décembre 2025 - 11:12

Le Mot perdu et les lettres du Nom : la Cabale au cœur du grade de Maître ?

Et si la quête maçonnique du Mot perdu avait été façonnée, en profondeur, par les spéculations cabalistiques sur le Nom de Dieu ? Depuis des temps immémoriaux, ou presque, cette idée traverse les travaux d’Arthur Edward Waite et, plus récemment, ceux d’historiens de la Franc-maçonnerie. En suivant l’émergence du troisième grade, la cristallisation de la légende d’Hiram et la fascination du XVIIIᵉ siècle pour la Cabale, se dessine une hypothèse troublante : derrière le récit du Maître assassiné, se profile la mémoire d’un Nom divin dont on ne sait plus comment le prononcer.

Au départ, l’architecture des grades n’a rien d’évident ni de figé. La Maçonnerie opérative, puis spéculative, ne repose d’abord que sur deux degrés : Apprenti et Compagnon – ce dernier étant souvent désigné comme « Fellow Craft » ou même « Master » dans certaines sources anciennes. Ce n’est qu’au tournant des années 1730 que le paysage se transforme. Le premier grade est scindé, un niveau intermédiaire apparaît, et l’ancien second grade glisse vers ce qui deviendra le troisième : le grade de Maître Maçon.

Ce basculement est consolidé par une petite bombe éditoriale

Masonry Dissected de Samuel Prichard, publiée à l’automne 1730. Divulgation violemment antimaçonnique, mais d’une efficacité redoutable : plus de trente éditions, une diffusion large, et, en creux, un formidable effet de normalisation des rituels. Samuel Prichard se présente comme ancien membre d’une loge régulière, prétend rendre service au public en dévoilant les « secrets » d’une société nuisible, tout en affirmant paradoxalement agir à la demande de frères inquiets d’un déclin de l’Ordre. De là à imaginer qu’un courant réformateur ait utilisé ce texte pour promouvoir un nouveau grade et un nouveau mythe, il n’y a qu’un pas.

Les réactions ne tardent pas

Des brochures défensives s’attachent à discréditer Samuel Prichard, mais aussi à magnifier l’antiquité et la noblesse de l’Ordre. L’une d’elles, A Defence of Masonry (1730-1731), tisse des parentés avec les mystères antiques, les pythagoriciens, les esséniens, les druides… et surtout avec la Cabale. L’auteur anonyme insiste sur les aspects « littéraux » de cette dernière – gematria, notariqon, temurah – et explique que les cabalistes, à l’image de David et Salomon, perfectionnaient leur art par des combinaisons et permutations de lettres. La maçonnerie est alors présentée comme héritière de cet « art cabalistique » des mots sacrés.

Ce n’est pas un îlot isolé

Dès 1726, The Grand Mystery Laid Open mentionne déjà le notariqon et rapproche maçonnerie et Cabale. Un catéchisme plus ancien, A Mason’s Examination (1723), fait intervenir des lettres hébraïques reçues par les lecteurs du temps comme des indices de sagesse cabalistique. Bien avant que le grade de Maître ne soit pleinement stabilisé, l’imaginaire maçonnique baigne donc dans cet univers où les lettres, les alphabets sacrés et les jeux de mots sont des vecteurs de secret.

Avec Masonry Dissected, un pas décisif est franchi

Temple de Salomon

Le texte donne pour la première fois une version complète de la légende d’Hiram, appelée à devenir le cœur battant du troisième grade. Hiram, architecte du Temple de Salomon, organise les ouvriers en trois catégories, chacune dotée d’un mot particulier. Trois mauvais compagnons, brûlant d’ambition, décident de lui extorquer le Mot de Maître. Ils le surprennent lors de sa prière, lui demandent le secret, essuient trois refus et frappent trois coups mortels. Hiram emporte son secret dans la tombe. Le Mot – identifié à YHVH – est réputé perdu.

Le corps est caché, puis retrouvé en état de décomposition. Lors de l’élévation, les Maîtres prononcent une expression qui décrit l’état du cadavre – « la chair quitte les os » – et cette exclamation devient mot de substitution : « Macbenac », dans une des formes les plus répandues, aux côtés de variantes comme « Mahabyn » ou « Maughbin ». Dans le manuscrit Graham (1726), antérieur à Prichard, la trame est déjà là, mais avec Noé à la place d’Hiram, et ses fils découvrant un secret lors de l’exhumation du patriarche, en le relevant par ce qui deviendra les « cinq points de la maîtrise ».

À première vue, rien de cabalistique au sens technique : pas de Séphiroth, pas de Shekinah, pas de longs développements sur l’Arbre de Vie. Pourtant, le motif central – la perte d’un Mot qui était lié au Temple et au culte, et dont on ne conserve plus que la graphie, pas la prononciation – entre en résonance directe avec l’une des grandes thématiques du Zohar et de la tradition juive : le Tétragramme YHVH, Nom propre de Dieu, prononcé jadis par le Grand Prêtre dans le Saint des saints, à Jérusalem. Avec la destruction du Temple, la vocalisation se perd. Le Nom reste écrit, mais sa prononciation exacte se voile. On le remplace par des noms de substitution : Adonaï, puis, dans certains milieux chrétiens, « Jehovah », construction tardive.

Pour Arthur Edward Waite, ardent lecteur de cabalistes juifs et de cabale chrétienne, le parallèle est trop précis pour n’être qu’un simple hasard

Arthur Edward Waite en1880

À ses yeux, la franc-maçonnerie a été transformée de l’intérieur par des Maîtres imprégnés de cette Tradition : lecteurs de Robert Fludd, de Thomas Vaughan, de Pico della Mirandola, de Reuchlin. Selon lui, le véritable horizon du grade de Maître n’est pas seulement moral, mais mystique : il vise une union de l’initié avec le divin, et le Mot perdu symbolise le Verbe incarné, le Christ.

Dans cette perspective, les spéculations cabalistiques chrétiennes autour de YHVH prennent un relief particulier. En insérant la lettre Shin au cœur du Tétragramme, certains auteurs forment YHSVH, le Nom de Jésus, parfois qualifié de « Pentagrammaton ». Ce nom à cinq lettres est présenté comme l’accomplissement du Tétragramme, porteur de puissance spirituelle. La quête du Mot perdu et sa redécouverte pourraient ainsi être lues, chez Waite, comme une quête du Christ intérieur, Verbe vivant.

Les travaux plus récents de Jan Snoek

Jan Snoek

Ces travaux donnent une base historique à certains aspects de cette lecture, tout en la nuançant. Jan Snoek montre que, dans les versions les plus anciennes de la légende, il n’est pas question d’un mot effacé des mémoires, mais bien de la perte d’une prononciation secrète, connue seulement de trois personnages : Salomon, Hiram roi de Tyr et Hiram Abif. Hiram y est parfois pratiquement identifié à Dieu. Le Nom divin est placé sur sa tombe, et le rituel d’élévation comporte des éléments qui évoquent une union de l’initié avec le divin. Le troisième grade apparaît alors comme un rite d’union symbolique à Dieu, et non comme un simple récit exemplaire de fidélité héroïque.

Deux objections demeurent cependant…

D’abord, la réflexion sur le Tétragramme et ses vocalisations n’appartient pas à la seule Cabale juive : elle irrigue aussi l’ésotérisme chrétien plus large, les commentaires savants de l’hébreu biblique et diverses spéculations théologiques qui ne se réclament pas explicitement de la Cabale. Ensuite, le mot substitué au Mot perdu dans la tradition maçonnique n’est pas le Pentagrammaton « Yeheshoua », mais un terme comme « Macbenac », qui renvoie à la chair et aux os du corps en décomposition.

Faut-il pour autant renoncer à toute hypothèse d’influence ?

Probablement pas. Il est plus juste d’y voir la trace d’un climat culturel précis. Au tournant des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, l’Europe cultivée nourrit une véritable passion pour l’hébreu, pour les lettres sacrées, pour la puissance supposée des noms. Les auteurs chrétiens lisent le Zohar, les cabalistes juifs, et infléchissent ces doctrines à partir de leurs propres dogmes. C’est dans cet environnement que des maçons, déjà versés dans les spéculations symboliques, élaborent ou remanient le grade de Maître. Ils empruntent à la Cabale moins un système complet qu’un noyau de motifs : un Nom divin lié au Temple, une prononciation perdue, des substitutions, et la possibilité d’une expérience de l’union à Dieu par le Verbe.

Ce qui se joue, au fond, n’est pas la preuve d’une filiation pure et simple, mais la reconnaissance d’une parenté spirituelle

La légende d’Hiram raconte la mort d’un homme qui refuse de livrer un secret sacré, la perte d’un Mot que personne ne sait plus dire, et l’adoption d’un mot de remplacement qui ne satisfait personne. L’initié du troisième grade est invité à faire l’expérience de cette absence : il connaît le Nom écrit, mais sait qu’il lui manque encore la parole juste, la résonance intérieure, le souffle qui fait du signe une présence.

Pour les lecteurs et lectrices du Rite Écossais Ancien et accepté (REAA)

Cette hypothèse a une conséquence vertigineuse : la quête du Mot perdu ne renvoie pas à un code caché dans quelque archive, mais à un travail intérieur sur la manière dont nous prononçons les noms du sacré, de l’humain, du monde. À l’arrière-plan, la mémoire de la Cabale vient rappeler que le Nom de Dieu n’est jamais un objet possédé, mais un appel. Et que l’élévation du Maître, entre tombeau et Temple, pourrait bien être l’ébauche d’un chemin où la Parole ne s’apprend pas seulement par cœur, mais se reçoit, dans le silence, comme une expérience.

Qu’il y ait ou non « preuve » d’une influence directe de la « kabbale » sur la création du grade de Maître, le dialogue entre ces deux traditions ouvre en tout cas une piste précieuse : celle d’une franc-maçonnerie qui ne se contente pas d’aligner des symboles, mais ose se penser comme voie, exigeante et fragile, vers le Nom qui manque –

ce Nom que nous écrivons, que nous devinons, mais que nous ne cessons de chercher à prononcer.

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Alexandre Jones
Alexandre Jones
Passionné par l'Histoire, la Littérature, le Cinéma et, bien entendu, la Franc-maçonnerie, j'ai à cœur de partager mes passions. Mon objectif est de provoquer le débat, d'éveiller les esprits et de stimuler la curiosité intellectuelle. Je m'emploie à créer des espaces de discussion enrichissants où chacun peut explorer de nouvelles idées et perspectives, pour le plaisir et l'éducation de tous. À travers ces échanges, je cherche à développer une communauté où le savoir se transmet et se construit collectivement.

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