mer 05 novembre 2025 - 17:11

Le mot de René : « La conscience »

– 1ere partie

« La conscience est un phénomène fascinant mais insaisissable … Rien de valable n’a été écrit à ce sujet »

Stuart Sutherland, Découvrir l’esprit humain, 1983.

La définition de la conscience par « la connaissance qu’a l’homme de ses états, de ses actes et de leur valeur morale » (lexilogos) confond avec brio les deux dimensions de cette notion : cognitive et morale. Tout semble dit et l’épreuve de l’antonyme met en évidence les deux dimensions puisque inconscience et malhonnêteté conviennent. Plus confortable, l’anglais offre deux mots : consciousness pour l’état d’être conscient d’un objet extérieur ou d’un état mental, et conscience pour la dimension morale. Les philosophes précisent « conscience phénoménale » lorsqu’ils évoquent les états mentaux qui permettent à la personne de percevoir : éveil, perception, mémoire autocontrôle…

Donc deux articles seront consacrés à ce concept.

L’évocation de la progression du Franc-maçon sollicite la même dualité : « La lente montée de la conscience depuis la perception, depuis sa modeste fonction biologique, encore presque animale, jusqu’à sa forme supérieure, jusqu’à la Raison, par laquelle elle devient spécifiquement humaine et accède aux valeurs universelles et à l’idée de Vérité » (Rituel).

« Connais-toi toi-même », impossible dit la science

« Cette part de notre activité qui se perçoit elle-même » Jean-François Billeter, Un paradigme, 2012.

Montaigne

Montaigne s’interroge déjà : pourquoi ai-je telle pensée plutôt que telle autre ? « Où a été prise la décision de planter un clou ? Elle a certes été une décision consciente mais la conscience en a-t-elle été la source ? » Le sinologue suisse Jean-François Billeter questionne : est-ce la conscience ou une combinaison de mécanismes mémorisés, de besoins, de calculs présents dans la profondeur du corps, « la conscience ne faisant qu’enregistrer la résultante » ? Tout se passerait « en-dessous » d’elle et l’être humain est pris dans l’enchaînement universel de causes à effets, un strict déterminisme. Le coup de marteau est un « geste produit » et non plus la volonté d’un sujet souverain. La liberté réapparaît dans les moments où « je deviens la cause efficiente » qui active ma puissance d’agir, permettant d’atteindre un but avec la conjonction de l’efficacité et de l’économie.

« Affinez votre conscience » Rituel.

« Le cerveau humain, c’est une centaine de milliards de neurones et un million de milliards de synapses »

Stanislas Dehaene, Le code de la conscience, 2014.

Le cerveau est une construction câblée dans un environnement vécu. Le biologique c’est la capacité des neurones à se connecter (l’inné), le culturel c’est la réalisation du câblage (l’acquis). Le plan précis du  câblage cérébral n’existe pas dans nos chromosomes. Le cerveau se bâtit grâce à un mélange de déterminisme génétique, de réponse à l’environnement et de hasard. Notre quotient intellectuel, in fine, n’est déterminé par notre ADN qu’à hauteur d’un peu moins des deux tiers ; le tiers restant est lié à l’école, la stimulation familiale, l’environnement et l’alimentation.

Notre cerveau étant « saturé à chaque instant d’innombrables stimulations sensorielles », la conscience ne retient qu’une « toute petite fraction d’entre elles ». Ce que Damasio nomme conscience est « le soi dans l’acte même de connaître » (« the self in the act of knowing »). Je est présent deux fois, celui qui perçoit et celui qui est perçu : capacité à co-représenter une relation intentionnelle à soi tout en construisant activement l’interaction avec le monde, ce que la philosophie nomme un sujet. Ceci est assuré par « un type de neurones bien particuliers, des cellules nerveuses géantes dont les axones longs traversent le cortex de part en part et l’interconnectent pour former un vaste réseau » (Stanislas Dehaene). Toute notion morale est exclue.

La conscience : dimension cognitive

Sur le cogito

« Je pense, donc je suis » Descartes, Discours de la méthode, 1637.

« C’est par sa conscience que l’Homme se perfectionnera »

Rituel
Descartes

De cette maxime, socle de sa philosophie, Descartes donne plusieurs versions : en latin « Cogito ergo sum » dans les Principes de la philosophie ; « Je suis, j’existe : cela est certain… autant de temps que je pense » dans les Méditations métaphysiques ; « Je doute donc j’existe ; ou ce qui est la même chose, je pense donc j’existe » (La recherche de la vérité). Descartes est un critique radical de l’argument d’autorité, ce mode d’argumentation qui valorise plus l’origine du propos (maître, dieu) plutôt que son contenu. Dans ses Méditations métaphysiques, il utilise une fiction métaphysique : mettre absolument tout en doute (corps, lieu, mouvement, mathématiques…) pour parvenir à des certitudes.

« C’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense » »

Nietzsche (Par-delà le bien et le mal)
Friedrich Nietzsche

Nietzsche démonte le cogito cartésien. Puisque penser est une action, la grammaire considère qu’il faut, à toute action, un sujet. L’imputation à un sujet de la pensée paraît alors une évidence. Mais Nietzsche nie que le « je pense » soit une certitude immédiate, autrement dit une représentation indubitable qui se montrerait vraie par elle-même. L’ordre grammatical n’est pas l’ordre des choses. Un « quelque chose » qui pense est une interprétation et c’est une erreur que de le présenter comme un processus brut. L’affirmation d’un sujet, quel qu’il soit, n’est rien d’autre que la conséquence d’une habitude de raisonnement.

Nietzsche remet en cause l’idée traditionnelle de sujet venue d’Aristote qui en faisait une catégorie, c’est-à-dire un des concepts fondamentaux grâce auxquels nous pensons ce qui est. Le « quelque chose » n’est pas pour Nietzsche matériel ; c’est la même vision que les matérialistes qui critiquent la définition du sujet comme âme ou esprit, toujours identique à soi-même. Ils parlent, eux, de cerveau, le lieu de la pensée, et la responsabilité de l’homme demeure. Qu’une pensée, c’est-à-dire telle représentation avec tel contenu déterminé, apparaisse indépendamment de notre volonté, chacun peut en faire l’expérience. La pensée vient à nous, et non l’inverse, après un long travail. Elle est le résultat d’un processus ultra complexe.

Sur l’identité

« Votre conscience, fruit le plus précieux de l’arbre de vie » Rituel.

« C’est la conscience qui fait l’identité personnelle »

John Locke, Essai sur l’entendement humain, 1689.
Bateau de Thésée

Qu’est-ce qui est immuable et comment se font les combinaisons qui engendrent les évolutions ? De quelle matière est la nature ? Où est l’Homme au travers de tous les hommes ? Quelle est l’identité de chacun au travers de ses mutations ? Cela fait penser à la légende de Thésée qui, revenu vainqueur du Minotaure, fait tellement l’admiration des Athéniens qu’ils réparent perpétuellement son bateau pour garder intact quelque chose de lui. Les sophistes s’interrogent pour savoir si, après les multiples changements de planches, il s’agit encore du même bateau.

John Locke

L’empirique Locke sait bien qu’aucune expérience ne lui permettra d’accéder à la substance identique derrière chaque variation. Toutefois, la conscience est la réponse de Locke à son aspiration à la permanence, car je m’attribue ce que je pense comme ce qui m’arrive. Kant reprendra la même idée de l’unité de l’homme à travers sa conscience malgré les changements qui lui arrivent.

Toujours le même alors que les jours qui s’égrènent se marquent dans le corps et l’esprit ! L’ipséité (ce qui fait qu’une personne, par des caractères strictement individuels, est non réductible à une autre) nomme l’unité du moi. Ni la société, ni l’homme ne peuvent se passer d’identité qui postule l’unité entre le moi et la personne. Pour le droit, le mot identité est toujours associé : carte d’identité, contrôle d’identité, et lorsque l’identification d’une personne s’avère nécessaire, on utilise divers procédés.

Le nom toujours, le domicile parfois suffisent comme noyau identitaire minimum assigné à la personne. Celui qui change de nom ou de sexe met le droit mal à l’aise. Lévi-Strauss se moque de ces interrogations : « La fameuse crise de l’identité dont on nous rebat les oreilles acquerrait une tout autre signification. Elle apparaîtrait comme un indice attendrissant et puéril que nos petites personnes approchent du point où chacune doit renoncer à se prendre pour l’essentiel »(L’identité). Montaigne le sage dénie par son énoncé paradoxal l’intérêt de la quête de soi : « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. » Pose-t-il une question vitale ou bien simplement Montaigne le modeste se donne-t-il le droit de changer d’avis comme de vie ?

« Un état de l’être individuel, une conscience qui permet la compréhension immédiate et totale de l’ensemble de l’Univers et de soi-même » Rituel.

« L’homme est une passion inutile »

Sartre, L’Être et le Néant, 1943.
Le philosophe-écrivain français Jean Paul Sartre et l’écrivain Simone de Beauvoir arrivent en Israël et accueillis par Avraham Shlonsky et Leah Goldberg à l’aéroport de Lod (14/03/1967).

Pour Sartre, il n’existe pas de nature humaine car cela supposerait un créateur qui n’existe pas. Tant pour la vision religieuse de la présence de l’homme au monde créé par Dieu que pour la philosophie qui voit en chaque homme un exemple particulier de la nature humaine (Diderot, Voltaire, Kant), l’essence précède l’existence. L’homme est contraint de se développer dans le sens de sa structure et dans la limite de ses capacités. La conscience ne choisit plus qu’entre des possibles ; elle suit les nécessités de sa nature.

L’existentialisme est à l’opposé : la conscience n’a pas de nature. Elle ne vient au monde que par le réel, qu’elle saisit ou reflète, car toute pensée est la pensée de quelque chose. Condamnée à toujours sortir d’elle-même pour aller vers les objets, la conscience ne se confond pourtant jamais avec eux, dans la mesure où, si tel était le cas, elle se perdrait comme conscience. La perception ou l’image de la table me fait être d’une certaine façon la table, tout en ne l’étant pas. Je ne suis pas la table ; c’est un objet considéré comme absent et rendu présent.

La conscience n’est pas tenue de s’attacher à un objet. Elle peut être dans l’irréel. Elle n’est pas, comme au sens classique, le miroir intérieur des choses extérieures, mais une activité sur le donné venue de l’imagination, d’un idéal ou d’un projet. La conscience qui imagine est consciente de viser ce qui n’est pas. Ma conscience est néant parce qu’elle n’existe que pour quelque chose d’autre, jamais pour elle-même. Elle est un néant qui produit même du néant car elle peut toujours nous faire refuser le réel. Elle est donc néant mais pas rien. La conscience, toujours en mouvement, n’existe que par son rapport à autre chose qu’elle-même : elle est existence.

La conscience n’est pas une chose qui se réduirait à ce qu’elle est. Un encrier est un encrier. L’abeille ne peut être qu’abeille. L’abeille ne choisit rien de sa place dans la ruche, elle est nécessaire. La conscience n’est pas non plus un être. Quel est le projet de l’homme ? Exister. Qu’a-t-il à accomplir ? Sa vie qui est un projet, une réalisation. L’homme a le privilège de se créer lui-même indéfiniment, de choisir sa propre essence au lieu de la subir comme une nécessité fixée une fois pour toutes ; il n’est pas un cendrier ou une abeille qui sont prédéterminés, eux. L’homme peut même être inhumain, ne pas être homme. D’où la formulation « je suis moi » qui implique que je suis plus que les déterminismes habituels : âge, métier, sexe. Je peux toujours dépasser ou alourdir tout cela. L’ego, le je, le moi comme sujet, ce n’est pas immédiat mais le produit de la conscience, un espace de liberté. Comme rien ne résiste à la conscience, elle est pure liberté. Nos choix ne découlent d’aucune réalité antérieure et au contraire, ils vont fonder ma vision de la réalité. La conscience est essentiellement la liberté, mais le fait d’être conscient se vit sur le mode d’un échec perpétuel en raison de l’impossibilité d’une rencontre authentique du monde et des autres consciences. C’est la raison pour laquelle, afin d’éviter l’angoisse que provoque ce « néant d’être », la conscience se réfugie dans la mauvaise foi.

Science contre philosophie

La phénoménologie énonce l’impuissance de la science à décrire les états subjectifs quand le scientifique répond : « Je m’inscris en faux contre cette idée. »

Stanislas Dehaene en 2014

– La prétention des neurobiologistes : « Au cours des vingt dernières années, les chercheurs en sciences cognitives, en neurologie et en imagerie cérébrale ont combiné leurs efforts afin d’attaquer de front le problème de la conscience. Très vite, celui-ci a perdu son arrière-goût idéologique et spéculatif pour devenir une question expérimentale… La stratégie a permis de transformer un mystère philosophique en un simple phénomène de laboratoire » (Stanislas Dehaene, Le Code de la conscience).

– La réponse du philosophe : « Certes, il est toujours possible de provoquer des états de conscience par excitation cérébrale. Mais ce qui fait la conscience comme telle, l’autoréflexion qui la structure de manière immanente échappe à ce genre d’expérience de laboratoire. Elle ne tombe pas sous la main, ni sous aucun appareil si compliqué qu’il soit. Loin d’entrer dans le laboratoire pour accéder à sa vérité, la conscience lui a toujours échappé. On ne saurait dire que cette neurologie cognitive est sans idéologie. Elle relève d’une idéologie scientiste qui recycle, sans doute sans le savoir, sous des expériences nouvelles de vieilles lunes conceptuelles qui ne nous ont pas laissé de très bons souvenirs » (Yves Charles Zarka, Le Monde, février 2018).

In fine, bien distinguer « Il est conscient » (état de conscience) de « Il a conscience » (activation de l’espace travail de la conscience).

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

René Rampnoux
René Rampnoux
René Rampnoux, né à Périgueux, agrégé d'économie et de gestion, licencié en droit. Coordinateur des ouvrages Ellipses de préparation au Concours commun IEP, essayiste, il est ancien Grand Maître adjoint du Grand Orient de France.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

DERNIERS ARTICLES