lun 02 juin 2025 - 17:06

Sacrée gageure !

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Quand un Franc-maçon met son grain de sel dans les affaires de ce monde, c’est normalement pour que les choses aillent mieux. Certains, campant sur leurs certitudes, mettent plutôt des grains de sable dans la machine. Au demeurant, il n’est pas simple de savoir quelle parole tenir, quel rôle jouer, quand les circonstances sont indécises voire hostiles, auquel cas l’esprit de bravoure et l’action intrépide peuvent même avoir tendance à aggraver la situation, au lieu d’aider à la rétablir. En général, le sens de l’autocritique n’est pas le point fort de la plupart des hommes et les capacités d’écoute de chacun rencontrent vite leurs limites – triste constat, malheureusement de plus en plus actuel !

Sous ce bénéfice, nous devons reconnaître ne pas toujours consacrer nos meilleurs efforts pour faire droit aux objections les plus solides ni accueillir les solutions les plus diverses qui conviendraient à d’autres, sans aucunement menacer les positions que nous défendons. Cet orgueil de la puissance, nous sommes prompts à le ressentir et à nous y cramponner, même petitement… à peine semble se dessiner un avantage des forces, en notre faveur.

Nos exercices d’ouverture et de détachement ont précisément pour objectif de cultiver la plus grande ouverture possible aux dynamiques de la vie. On n’en conviendra pas moins qu’il est plus facile de prospérer quand « on a du grain à moudre », comme eût dit André Bergeron[1]. Ainsi se circonscrivent bien des enjeux majeurs de la démocratie. Pourtant, si la coexistence est faite de multiples nuances, l’homme pressé n’en a cure. C’est pourquoi, en loge, nous nous disciplinons aux fulgurances de l’immobilité car seul le temps suspendu permet de saisir rapidement les contraires pour les concilier harmonieusement.

Entre ceux qui ont un grain et ceux qui veillent au grain – tendances qui peuvent vite devenir de doux délires –, une certaine confusion naît dans notre esprit, du fait également qu’en écho à Sénèque[2], il n’est « point de génie sans un grain de folie ». On a coutume de considérer qu’il faut quelque déviance, quelque « pas de côté », pour sortir des sentiers battus et faire avancer l’art ou la science — et plus généralement les hommes. J’ai dit « les hommes » ; j’aurais pu dire « l’humanité », mais cela n’aurait pas eu tout à fait le même sens… Bref, on perçoit, dans l’affaire, toute l’ambivalence du danger, qu’il ne faut pas mépriser, mais maîtriser, et ce, sans déchoir ni décevoir… sacrée gageure[3] !


[1] Célèbre pour sa formule, l’ancien secrétaire général de Force Ouvrière, André Bergeron, a même publié un bilan de sa vie et de sa carrière de syndicaliste, sous le titre : Tant qu’il y aura du grain à moudre (Robert Laffont, coll. « Vécu », 1988, 244 p.). Une réédition numérique a paru en 2016, grâce au travail patrimonial de FeniXX, qui numérise et commercialise des livres indisponibles du XXe siècle.

[2]  On trouve, chez Sénèque, dans le neuvième livre de ses Dialogues, intitulé : Sur la tranquillité de l’âme (De Tranquillitate animi), à la 10e section, cette maxime souvent citée : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiae fuit « , que l’on peut littéralement traduire par : « Il n’y a jamais eu de génie sans mélange de folie », c.-à-d. sans que n’y soit mêlé un brin ou un grain de folie. Sénèque en attribuait la première pensée à Aristote, quoique celui-ci ne l’ait jamais exprimée directement. Il s’agissait donc, plus que d’une paraphrase, d’une extrapolation des réflexions du Stagirite dans ses Problèmes (Προβλήματα), plus précisément  au Problème XXX.1, connu sous le titre de commodité : « L’homme de génie et la mélancolie ». On peut retrouver cette suite de questions-réponses dans une édition particulière en poche (préf. & trad. du grec par le Pr. Jackie Pigeaud, Rivages Poche Petite Bibliothèque № 39, 2019, 128 p.).

[3] La prononciation classique : ga·jur, semble se perdre or « le nom féminin gageure se prononce gaʒyʀ, comme dans injure, et non [gaʒœʀ] (ga‑jeur) comme dans joueur ». Ainsi que le note Le Projet Voltaire : « Ici, la voyelle ‟e” est muette ; elle sert simplement à donner le son [je], comme dans le prénom Georges. » Et cet outil d’entraînement en ligne à une meilleure pratique du français d’ajouter : «  Pour guider la prononciation, un tréma a été introduit en 1990 sur le ‟u” de gageure, devenu ‟gageüre”. » Cette graphie,  non plus, n’est pas davantage respectée.

Pour ma part, connaissant la règle et l’usage traditionnel, je n’ai pas cru devoir, sur ce mot, alourdir une voyelle de deux points juxtaposés, alors qu’hormis dans quelques dictionnaires, je n’ai jamais rencontré cette curiosité incitative ou « insistative », si l’on veut bien me pardonner un hapax dicté par mon goût immodéré de la paronymie… que je viens encore d’illustrer, jusque dans la dernière phrase de cet édito !

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Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

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