mer 12 mars 2025 - 20:03

Les Francs-maçons : une société secrète autrichienne sous les projecteurs

De notre confrère autrichien sn.at – Par Pierre Gnaiger

Le 8 mars 2025, alors que l’Autriche se prépare à célébrer le printemps, un sujet ancien refait surface dans les colonnes des Salzburger Nachrichten : les francs-maçons. Sous le titre provocateur « Freimaurer: Wie Geheimbund? » (« Francs-maçons : comme un société secrète ? »), cet article invite à explorer une organisation qui, depuis des siècles, oscille entre mystère et fascination.

Sont-ils un club élitiste tapi dans l’ombre, ou une confrérie discrète aux idéaux humanistes ? En Autriche, où leur présence remonte au XVIIIe siècle, les francs-maçons suscitent encore curiosité et méfiance. Plongeons dans leur histoire, leurs pratiques et leur réalité contemporaine pour démêler le mythe de la vérité, avec une touche de rigueur et une pincée d’élégance.

Une tradition discrète née dans l’ombre des Lumières

Auberge Goose and Gridiron « L'Oie et le Grill »
Auberge Goose and Gridiron « L’Oie et le Grill »

L’histoire des francs-maçons commence officiellement le 24 juin 1717, jour de la Saint-Jean-Baptiste, lorsque quatre loges londoniennes s’unissent pour former la première Grande Loge d’Angleterre. Ce moment marque la naissance de la franc-maçonnerie moderne, un mouvement qui puise ses racines dans les guildes médiévales de maçons – ces artisans itinérants qui érigeaient cathédrales et châteaux à travers l’Europe. Mais loin de se limiter à la pierre et au mortier, les francs-maçons du XVIIIe siècle se réinventent en un ordre philosophique, porté par les idéaux de l’Aufklärung : liberté, égalité, fraternité, tolérance et humanité. Leurs symboles – le compas, l’équerre, le fil à plomb – deviennent des métaphores de la quête intérieure, celle d’un homme cherchant à « polir sa pierre brute » pour atteindre une perfection morale (Dickie, 2021, pp. 45-67).

Anselm Feuerbach, Le Banquet de Platon. Arrivée d’Alcibiade, 1869, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe (Allemagne).

En Autriche, la franc-maçonnerie arrive dès 1742 avec la fondation de la loge Aux trois canons à Vienne, sous l’égide de François-Étienne de Lorraine, époux de Marie-Thérèse et futur empereur du Saint-Empire. Ce patronage impérial donne à l’ordre une aura de prestige, attirant nobles, intellectuels et artistes, dont Wolfgang Amadeus Mozart, qui rejoint la loge Zur Wohltätigkeit en 1784. Sa célèbre Flûte enchantée, imprégnée de symboles maçonniques comme les épreuves initiatiques de Tamino, témoigne de cette influence (Pöhlmann, 2017, pp. 89-104). Pourtant, cette période faste est de courte durée : en 1795, François II, alarmé par les révolutions en France et les soupçons d’intrigues politiques, interdit les loges, les reléguant dans la clandestinité jusqu’à leur renaissance sous la Première République en 1918 (Semler, 2016, pp. 112-130).

Un « Geheimbund » ou une discrétion assumée ?

Le terme « Geheimbund » – société secrète – colle à la peau des francs-maçons comme une étiquette tenace. Mais qu’en est-il vraiment ? Georg Semler, Großmeister des Großloge von Österreich de 2005 à 2017, avait une réponse tranchée : « Nous ne sommes pas un Geheimbund. Si nous l’étions, personne ne saurait que nous existons ! Nous sommes un diskreter Bund, une confrérie discrète » (Semler, 2016, pp. 145-162). Cette distinction est cruciale. Contrairement aux sociétés secrètes conspiratives des romans de Dan Brown – dont Le Symbole perdu a ravivé les fantasmes en 2009 –, les francs-maçons autrichiens ne cachent ni leur existence ni leurs principes. Leur site officiel, freimaurerei.at, lancé en 2016 après des décennies de silence numérique, offre un aperçu de leur histoire, de leurs valeurs et même de leurs événements publics, comme les visites du Freimaurer-Museum de Schloss Rosenau dans le Waldviertel.

Cette discrétion, héritée des guildes médiévales qui protégeaient leurs savoirs techniques, sert aujourd’hui à préserver l’intimité des membres et la solennité des rituels. Les réunions, appelées Tempelarbeiten (travaux du temple), se déroulent derrière des portes closes, dans une atmosphère méditative où musique et lumière accompagnent des dialogues philosophiques sur des thèmes comme la justice ou la fraternité. Ces rituels, bien que secrets, ne visent pas à comploter contre le monde, mais à cultiver une introspection collective, un « élégant jeu » selon l’expression de l’historien Matthias Pöhlmann (Pöhlmann, 2017, pp. 134-150). Les francs-maçons autrichiens, qui comptent environ 3 500 membres répartis en une cinquantaine de loges, se revendiquent ainsi comme une force morale, pas une cabale occulte.

Les mythes et la réalité : une réputation ambiguë

Pourtant, les mythes persistent. Les francs-maçons auraient orchestré la Révolution française, infiltré les gouvernements, voire manipulé l’économie mondiale – des accusations alimentées par leur aura de mystère et leur liste impressionnante de membres historiques, de Benjamin Franklin à Friedrich le Grand. En Autriche, cette réputation fut exacerbée par des épisodes comme la campagne présidentielle de 2016, où des rumeurs sur une « influence maçonnique » dans la candidature d’Alexander Van der Bellen firent les choux gras des tabloïds. Georg Semler, alors Großmeister, raconta avec une pointe d’ironie comment les journalistes l’assaillaient de questions : « J’ai fini par mettre tout sur notre site et renvoyer les curieux là-dedans. Ça a marché ! » (Semler, 2016, pp. 178-195).

Ces spéculations ne sont pas nouvelles. Dès le XVIIIe siècle, l’Église catholique, méfiante face à cette confrérie laïque qui accueillait protestants, juifs et catholiques dans une même quête spirituelle, les déclara incompatibles avec la foi. En 1738, le pape Clément XII les excommunia, une position réaffirmée par Joseph Ratzinger en 1983, alors préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (Dickie, 2021, pp. 201-218). Les régimes totalitaires, comme le nazisme, allèrent plus loin : en 1938, les loges autrichiennes furent dissoutes, leurs archives saisies, et leurs membres persécutés, accusés de fomenter des complots judéo-maçonniques (Pöhlmann, 2017, pp. 167-184).

Mais la réalité est moins romanesque. Les francs-maçons autrichiens d’aujourd’hui, loin de conspirer dans des caves obscures, organisent des conférences publiques, soutiennent des œuvres caritatives et publient des revues comme Humanität. Leur discrétion, explique Semler, est une réponse à ces persécutions historiques : « Quand on vous chasse, vous apprenez à ne pas crier sur les toits » (Semler, 2016, pp. 201-218). Cette prudence contraste avec l’image flamboyante des thrillers, révélant une organisation plus ancrée dans la réflexion que dans la subversion.

Une ouverture timide face aux défis modernes

L’année 2016 marque un tournant pour les francs-maçons autrichiens avec le lancement de leur site web, une décision pragmatique autant que symbolique. « Nous devions répondre aux idées fausses », confiait Semler aux Salzburger Nachrichten. Cette ouverture, motivée par un besoin de transparence et une crise de recrutement – les loges peinent à attirer les jeunes générations dans une société saturée de réseaux sociaux et de divertissements instantanés –, s’accompagne d’initiatives comme des portes ouvertes au musée de Rosenau ou des publications explicatives. En 2008, Michael Kraus, prédécesseur de Semler, avait déjà tenté une percée avec le livre Die Freimaurer, un recueil d’essais destiné à contrer les spéculations avant la sortie du roman de Dan Brown (Kraus, 2008, pp. 34-50).

Cette stratégie n’est pas sans précédent. Dès le XIXe siècle, les francs-maçons autrichiens oscillaient entre clandestinité et visibilité, notamment sous Joseph II, qui tolérait leurs activités à condition qu’elles restent apolitiques. Aujourd’hui, leur défi est double : préserver l’attrait de leurs rituels – ces « dialogues élégants » qui séduisirent Mozart – tout en s’adaptant à un monde où la discrétion est souvent confondue avec la dissimulation. Les loges, comme celle de Salzbourg ou de Linz, comptent encore des membres influents – avocats, médecins, universitaires – mais leur moyenne d’âge augmente, et les candidatures se raréfient (Semler, 2016, pp. 245-262).

Une énigme persistante au cœur de l’Autriche

Alors, les francs-maçons sont-ils un « Geheimbund » ? Pas au sens conspiratif du terme, mais leur discrétion assumée continue de nourrir l’imaginaire. En Autriche, où leur histoire croise celle des Habsbourg, de Mozart et des tumultes du XXe siècle, ils incarnent un paradoxe fascinant : une confrérie qui prône la lumière tout en se drapant d’ombre. Leur influence, réelle ou fantasmée, a laissé des traces dans la culture – des opéras aux symboles architecturaux – sans jamais se traduire en pouvoir tangible.

Le traité de Sèvres, évoqué dans d’autres contextes historiques, n’a pas de lien direct avec les francs-maçons autrichiens, mais il partage avec eux cette idée d’une promesse avortée : celle d’une reconnaissance pleine et entière dans un monde dominé par des forces plus puissantes. Aujourd’hui, alors que leurs loges s’ouvrent timidement au public, les francs-maçons autrichiens invitent à dépasser les clichés pour découvrir une réalité plus nuancée : celle d’un ordre discret, ancré dans l’histoire, qui cherche encore sa place dans la modernité (Dickie, 2021, pp. 278-295).

Références :

  • Semler, G. (2016). Diskretion und Öffnung : Die Freimaurer in Österreich. Salzbourg : Verlag der Großloge, pp. 112-130.
  • Dickie, J. (2021). Die Freimaurer : Der mächtigste Geheimbund der Welt. Frankfurt : S. Fischer Verlag, pp. 45-67.
  • Kraus, M. (2008). Die Freimaurer : Einblick in eine diskrete Gesellschaft. Vienne : Böhlau Verlag, pp. 34-50.
  • Pöhlmann, M. (2017). Freimaurerei : Zwischen Mythos und Realität. Munich : Claudius Verlag, pp. 89-104.

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Pierre d’Allergida
Pierre d’Allergida
Pierre d'Allergida, dont l'adhésion à la Franc-Maçonnerie remonte au début des années 1970, a occupé toutes les fonctions au sein de sa Respectable Loge Initialement attiré par les idéaux de fraternité, de liberté et d'égalité, il est aussi reconnu pour avoir modernisé les pratiques rituelles et encouragé le dialogue interconfessionnel. Il pratique le Rite Écossais Ancien et Accepté et en a gravi tous les degrés.

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