ven 21 février 2025 - 10:02

Les agapes en Franc-maçonnerie

À l’origine, le terme d’agape signifiait « affection » ou « amour » et il s’est appliqué aux repas collectifs pratiqués par les premiers chrétiens, visant à renforcer l’amour et la communion au sein de la communauté. Il n’en va pas autrement chez les Maçons qui y ont, pourtant, ajouté deux volets.

Le premier est « le banquet d’ordre » que l’on fait souvent remonter à Napoléon alors qu’on trouve ce vocabulaire d’artilleurs dans des rituels bien antérieurs, avec ses « chargez et alignez », lorsqu’on remplit son verre et qu’on le pose à la même hauteur que ses voisins, ses « canons » qui demeure dans le vocabulaire avec « boire un canon », autrement dit un verre, ses « drapeaux » pour les serviettes, la « poudre noire » pour le vin rouge, la « poudre fulminante » pour les alcools forts de pousse-café, ou les « feu ! » qui proclament qu’il faut boire ensemble.

Le second, ce sont les agapes « rituéliques » où chacun est invité à prendre la parole pour commenter les travaux ou pour partager un point de vue ou une anecdote ayant trait à la Maçonnerie. Cette pratique provient des rites qui exigent le par cœur où le rituel est récité et où il n’y a pas de « planches ». C’’est le cas du Rite Émulation, pratiqué en Grande Bretagne et un peu en France, et du Rite d’York typique de l’Amérique du Nord. À la fin des agapes, l’Orateur se place debout derrière le Vénérable assis, pose sa main gauche, celle du cœur, sur l’épaule droite du VM et prononce le « Toast du Tuileur » :

« À l’heure où nous allons nous séparer momentanément, recueillons-nous un instant, mes Frères et mes Sœurs, et tournons nos pensées vers tous les Francs-Maçons du Monde...

…Souhaitons à ceux qui sont heureux et puissants, la sagesse et la modération dans l’usage des biens de ce monde.
Souhaitons à ceux qui sont malades ou malheureux, la santé et le retour au bonheur.
Enfin, à ceux qui vont nous quitter, à ceux qui vont connaître l’ultime initiation que le Profane appelle la Mort, souhaitons courage et force devant l’Éternel Orient.
»

Tous se lèvent alors et disent en chœur en levant leur verre : « À tous les Maçons ! ». Les travaux de table sont alors clos et nul ne se rassied.

Cela étant, on ne dit rien sur le contenu de ces agapes. Que fallait-il manger et boire ? Certains rituels précisent qu’il s’agit d’un repas « frugal » et Anderson incitait lui aussi à la modération, dès les Constitutions de 1723 : « Il faut éviter tout excès – écrit-il. Ne forcez pas un frère à boire ou à manger plus qu’il ne le désire… Cela romprait notre harmonie et nuirait à nos louables souhaits. »
Or il existait bien, au XVIIIe siècle, une conception « diététique ». Elle nous est livrée par Bleusen de la Martinière (Dieppe 1683 – La Haye 1749) qui fut l’adaptateur en vers français des conseils de santé énoncés par la fameuse « Ecole de Salerne ». Le Regimen sanitatis salernitatum est en effet né dans cette ville située au sud de Naples, qui fut d’abord dominée par les Etrusques avant de l’être par les Romains. Horace et Pline célèbrent son site et les vertus de ses cures marines. Ayant bénéficié, au Ve siècle, d’un siège épiscopal, une école cathédrale s’y crée. C’est l’ancêtre de l’université et de l’école de médecine, accessible aux femmes, qui la rendront célèbre dans toute l’Europe, sous le règne de Robert Guiscard qui en fit sa capitale en 1077. A tel point qu’entre le XIe et le XIIIe siècle, Salerne sera surnommée la « cité hippocratique ».

L’un des professeurs de médecine, Archimateus, nous fait part des conceptions médicales de l’école : « Les connaissances – écrit-il – ne suffisent pas. Le succès de la thérapie dépend beaucoup de la conduite du médecin envers le malade et de l’impression qu’il produit sur lui. » A ce facteur psychologique, il ajoute une réflexion éthique. Ainsi à la question « faut-il révéler au malade la gravité de son état ? » et il répond « non », en bon disciple de Galien, alors que la plupart des casuistes l’exigeaient. En revanche, pour ce qui est des honoraires, non seulement il donne comme précepte exige dum dolor est, réclame ton argent tant que la douleur se fait sentir, mais il ajoute même, avec quelque malice, qu’il ne faut pas hésiter, le cas échéant, à relancer adroitement le mal pour que le patient sente bien que sa santé dépend du médecin !

Si l’Ecole de Salerne moribonde fut fermée sans remous le 29 novembre 1811 par un décret du Roi de Naples, Joachim Murat, ses Préceptes ou Aphorismes traversèrent les siècles. Initialement écrits en latin rimé ils furent enrichis, au fil du temps, par les divers maîtres qui y apportèrent une expérience qu’ils nommaient science.

Ces conseils pour vivre mieux et surtout plus longtemps, connurent un succès sans précédent. Ainsi le professeur Henschel, de l’Université de Breslau, qui classa en 1837 les manuscrits médicaux, découvrit-il 35 traités du XIIIe siècle, tous d’origine salernitaine. Le poème médical, composé, lui, à partir du XIe siècle, finit par compter quelque 3000 vers et pour preuve de son succès il suffit de considérer le nombre sans précédent de ses éditions, plus de 200 !

Les français apprécièrent particulièrement l’ouvrage, notamment à partir de la traduction qu’en fit, vers 1300, Arnaud de Villeneuve, l’alchimiste bien connu qui trouva un protecteur en la personne de Frédéric II. Nos universités, comme celles de Paris et de Montpellier, s’efforcèrent même de rivaliser avec le Regimen sanitatis salernitatum en publiant des traités similaires. Mais rien n’y fit et les Aphorismes de Salerne gardèrent leur suprématie.

Voici donc quelques préceptes, tels qu’ils furent traduits en français rimé par Bleusen de la Martinière au début du XVIIIe siècle.
Préceptes généraux de la santé
Au Roi d’Angleterre, Salut.
Toute l’Ecole de Salerne
En ce court écrit a pour but
De lui tracer comment il faut qu’il se gouverne
S’il veut se garantir de toute infirmité,
Et vivre en parfaite santé.
Buvez peu de vin pur ; le soir ne mangez guère ;
Faites de l’exercice après chaque repas.
Dormir sur le dîner, c’est l’usage ordinaire,
Toutefois ne le suivez pas.
Quand vous sentez que la Nature
Veut vous débarrasser d’une matière impure,
Ecoutez ses Conseils ; secondez ses Efforts :
Loin de vous retenir, vite de cette ordure,
Le plus tôt qu’il se peut, délivrez votre Corps.
Fuyez les soins fâcheux, par eux le sang s’altère ;
Comme un poison funeste évitez la colère.
En observant ces points, comptez que de vos jours
Un régime prudent prolongera le cours.

Cette adresse au Roi d’Angleterre, peut nous faire penser que les membres de la Royal Society, dont Désaguliers, connurent ces préceptes lorsqu’ils rédigèrent leurs Constitutions. Voici le conseil suivant :

Moyens de se passer de médecin
S’il n’est nul Médecin près de votre Personne,
Qui dans l’occasion puisse être consulté ;
En voici trois que l’on vous donne :
Un fonds de Belle-Humeur, un Repos limité,
Et surtout la sobriété.
Concernant la boisson, précisément, les choses sont moins simples.
Quant au Vin ; sur le choix, voici notre doctrine :
Buvez-en peu ; mais qu’il soit bon.
Le bon Vin sert de Médecine,
Le mauvais vin est un poison.
Point de Vins frelatés, ils gâtent la poitrine :
Un Vin frais, naturel, pétillant, gracieux,
Doit flatter le palais, l’odorat et les yeux.

Et l’auteur d’ajouter :

Le Vin bourru chatouille, on le boit avec joie ;
Il engraisse, il est nourrissant.
Mais craignez qu’il n’opile ou la rate ou le foie,
Par le trop long séjour qu’il y fait en passant.
D’un Vin blanc, clair, fin, le mérite
Consiste en ce qu’il passe vite.
Beaucoup plus lent en ses progrès,
Le Vin rouge bu par excès,
Porte un suc astringent au ventre qu’il resserre ;
Il le rend dur comme la pierre ;
Et c’est de toutes les boissons
Celle qui d’une voix gâte plutôt les sons.

Et un dernier Aphorisme qui se passe de commentaires :

Remède pour ceux qui ont trop bu de vin au souper.

Si, pour avoir trop bu la veille,
Votre estomac est dérangé,
Ayez dès le matin recours à la bouteille,
Vous serez bientôt soulagé ;
Par ce remède bien purgé,
Aux maux de cœur, aux maux de tête,
Vous donnerez un prompt congé,
En prenant du poil de la bête.

1 COMMENTAIRE

  1. La pratique de la bombance était à tel point commune qu’au XVIIIe siècle on avait coutume d’appeler les francs-maçons «Frères de l’estomac». «Nous avons eu un bon dîner… Les jambons et les poulets de Westphalie, accompagnés d’un bon plum-pudding, sans oublier le délicieux saumon, furent abondamment sacrifiés, avec de copieuses libations de vin pour la consolation de la confrérie» rapporte Albert-Henri de Sallengre à propos du banquet de son initiation qui lui coûta cinq shillings et de préciser que c’est une façon de montrer qu’il est un homme ! (Chap. XV de Ebrietatis Encomiumn : gutenberg.org/cache/epub/29188/pg29188-images.html#tag15_2).
    C’est à partir de la deuxième édition d’Ahiman Rezon que Dermott commença ses attaques sévères contre les Moderns, par exemple, faisant plaisamment remarquer que ceux-ci auraient vu dans les initiales des colonnes deux variétés de rhum, Barbade et Jamaïque et autres propos pamphlétaires à propos de leurs banquets.
    Le fait que les premières loges se soient réunies dans des TAVERNES, dont elles portèrent le nom peut facilement expliquer cette réputation. «C’est parce que les loges parisiennes ne connurent d’abord d’autre mode de travail que les banquets, qu’elles se réunissaient invariablement chez des restaurateurs. Parmi ceux-ci, il s’en trouva qui cherchèrent à exploiter la situation, en se faisant recevoir Maçons et même en acquérant le droit de tenir loge. Or, le Maître de Loge qui vendait à boire et à manger avait une tendance naturelle à se préoccuper surtout de ses intérêts commerciaux. Sous sa direction, les travaux maçonniques risquaient fort de perdre le caractère de dignité qui leur convient. Cela conduisit, par la suite, à de graves abus. Certaines loges donnèrent lieu, en effet, à des critiques malheureusement trop justifiées. On y admettait n’importe quel candidat, pourvu qu’il fût en état de subvenir aux frais d’initiation ; puis, les «travaux de mastication» devinrent ouvertement la chose essentielle, l’Instruction maçonnique se concentrait avec prédilection sur ce vocabulaire grotesque et aucunement initiatique, dont on persiste parfois à faire usage dans les agapes ou banquets d’ordre» (Oswald Wirth, La Franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes, 1923, p.12 : glbet-el.org/bet-el%20livres/Le_livre_de_l%27apprenti[1].pdf).
    En réponse aux détracteurs, le Chevalier Andrew de Ramsay écrivit notamment : «Nos festins ne sont pas ce que le monde profane et l’ignorant vulgaire s’imaginent. Tous les vices du cœur et de l’esprit en sont bannis et l’on a proscrit l’irréligion et le libertinage, l’incrédulité et la débauche. Nos repas ressemblent à ces vertueux soupers d’Horace où l’on s’entretenait de tout ce qui pouvait éclairer l’esprit, régler le cœur et inspirer le goût du vrai, du bon et du beau» (Lecture d’un texte initialement prévue pour le 21 mars 1737 : academia.edu/34983131/).

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Jean François Maury
Jean François Maury
Agrégé d'Espagnol, concours externe (1969). Inspecteur d'Académie (depuis le 01/06/1977), hors-classe.Inspection Générale de l’Éducation Nationale. Parcours maçonnique sommaire : 5e Ordre du Rite Français, 33e Degré du REAA Initié à la GLNF en 1985 au Rite Français (R⸫L⸫ Charles d’Orléans N°250 à l’O⸫ d’Orléans). - 33e degré du R⸫E⸫A⸫A⸫ - Grand Orateur Provincial de 3 Provinces de la GLNF : Val-de-Loire, Grande Couronne, Paris. Rédacteur en Chef : Cahiers de Villard de Honnecourt ; Initiations Magazine ; Points de vue Initiatiques (P.V.I). conférences en France (Cercle Condorcet-Brossolette, Royaumont, Lyon, Lille, Grenoble, etc.) et à l’étranger (2 en Suisse invité par le Groupe de Recherche Alpina). Membre de la GLCS (Grande Loge des Cultures et de la Spiritualité), Obédience Mixte, Laïque et Théiste qui travaille au REAA du 1er au 33e degrés, et qui se caractérise par son esprit de bienveillance.

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