ven 03 janvier 2025 - 22:01

Aucun apprentissage n’évite le voyage 

Parce que, pour Michel Serres « Apprendre, s’instruire, c’est s’exposer au milieu du fleuve dans cette tierce place, qui interdit le retour et oblige à poursuivre », je commencerai par vous reproduire quelques extraits de son ouvrage Le tiers instruit achevé en 1990 qui nous fait comprendre la transformation par ce voyage.

« Nul ne sait nager vraiment avant d’avoir traversé seul, un fleuve large et impétueux ou un détroit, un bras de mer agité. Partez, plongez. Après avoir laissé le rivage, vous demeurez quelque temps beaucoup plus près de lui que de l’autre, en face au moins assez pour que le corps s’adonne au calcul et se dit silencieusement qu’il peut toujours revenir. Jusqu’à un certain seuil, vous gardez cette sécurité, autant dire que vous n’avez rien quitté. De l’autre côté de l’aventure, le pied espère en l’approche dès qu’il a franchi un second seuil. Vous vous trouvez à ces voisins de la berge pour vous dire arrivé. Rive droite ou côté gauche, qu’importe. Dans les deux cas, terre ou sol, vous ne nagez pas, vous attendez de marcher, comme quelqu’un qui saute, décolle, et se reçoit, mais ne demeure pas dans le vol. Au contraire, le nageur, sait qu’un second fleuve coule dans celui que tout le monde voit entre les deux seuils, après ou avant lesquels toutes les sécurités ont disparu; là, il laisse toute référence…” Et un peu plus loin: “Le vrai passage a lieu au milieu. Quelques sens que la nage décide. Voici le voyageur seul. Il faut traverser pour apprendre la solitude. Elle se reconnaît à l’évanouissement des références. Dans un premier temps, le corps relativise le sens. Qu’importe gauche ou droite pourvu que je tienne à la terre, dit-il. Mais au milieu du passage, même le sol manque, finit les apparences. Alors, le corps vole et oublie le solide. Non point en attendant les retrouvailles stables, mais comme s’il s’installait pour toujours dans son étrangère vie… Sur l’axe mobile du fleuve et du corps frissonne, émue, la source du sens. » 

En juillet 2021, nous évoquions déjà les voyages avec un article qu’il me plaît d’évoquer ici.  

Savoir mourir comme Moïse devant la Terre promise, en sachant que l’important n’est pas tant d’y entrer que d’avoir marché vers elle avec un peuple à qui elle est destinée. Voyager : «aller vers», c’est s’orienter dans un mouvement, c’est faire prévaloir le sens (celui de la direction ou celui des significations). La promesse faite pour cette Terre, c’est le sens d’un monde-à-l’autre dédié ; c’est une destination éthique pour que l’homme puisse s’y accomplir. Temple idéal ou terre promise ne découvrent leur lieu qu’en marchant sur les traces de cette poussière prise sur toute le terre, et dont fut constitué le corps de l’homme originel.

Les noms des voyages sont les noms propres des visages qui nous font face. Leurs présences nous obligent au mouvement de l’être vers l’être-pour-autrui ; de l’ontologique vers l’éthique. Le départ est sans retour, spirale et non cercle pour dire oui à l’existence de l’autre qui, toujours, est devant et non derrière (comme le croyait l’amour d’Orphée pour Eurydice). Voyager, c’est se déplacer du même vers l’autre pour répondre à l’appel d’une terre aux sonorités sans limites, dans l’urgence d’œuvrer pour l’équité, dans le oui au lointain et au proche.

Par un datif éthique, Dieu dit à Avram Lekh lekha[1], ce qui signifie : va vers toi. Entre le départ et l’arrivée, entre l’initiation et l’accomplissement, le désert, l’océan, le chemin, des solitudes, des épreuves et le voyageur se transforme en pèlerin et l’errance devient traversée du monde orientée de soi vers l’autre, traversée de miroirs, qui menée à bien ouvre à l’itinérant l’accès de toutes les portes basses. Par le passage par cet entre-deux, il peut alors se faire connaître comme le fils de la veuve, de la putréfaction, de D. , de l’Univers ; fils de …, comme un esprit sorti de la confusion. «Dire le Graal est vain», fait dire Wagner à Gurnemanz, le chevalier du Graal,  et d’ajouter «vers lui ne s’ouvre aucun sentier et nul ne peut trouver la route qu’il n’ait lui-même dirigé son chemin. Tu vois mon fils, ici, le temps devient espace[2].»   

On appelle voyages la partie des épreuves lors des initiations propres à tous les grades.

Le voyage rappelle ceux de la vie, les pèlerinages, le Tour de France des Compagnons où le compagnon est appelé noble voyageur… En tant qu’itinéraire, le voyage est à rapprocher du mot initiation. Le voyage donne à connaître au franc-maçon qu’il doit s’avancer vers la lumière pour la chercher. Se mettre en route c’est d’abord emprunter la voie, le chemin sur lequel s’effectuent les rencontres. Toutes extérieures qu’elles paraissent, dans ces rencontres c’est soi-même que l’on envisage.

L’homme de l’initiation doit s’arracher du monde, obstacle à la réflexion qui empêche la spéculation de l’absolu en lui. Le voyageur ne s’identifie pas au conquérant assuré de ses trajets, ni à l’errant désorienté qui fuit, mais au pèlerin, à la quête de cet ailleurs dont on lui a parlé. Apparemment, la route permet d’aller d’un point à un autre, de passer d’une rencontre à une autre rencontre. Toutes les rencontres sont les variantes d’une rencontre unique, tous les lieux sont des habillages différents pour un lieu unique. La route est un principe narratif de mise en variation de l’espace initiatique. Elle introduit de la différence dans la répétition des lieux. Le récit reste un centre toujours renouvelé par le voyage sur la route. La route est le passage qui interdit au centre unique de se figer en un lieu statique. La route est l’élément déterminant qui permet de démultiplier la rencontre, de la séquencer en étapes  qui deviennent trace de la route elle-même. Il n’y route, ou chemin, que parce que quelqu’un est passé par là.

Au cours de la cérémonie d’initiation, des étapes marquent l’évolution alchimique du récipiendaire. Après la première épreuve effectuée dans le cabinet de réflexion et puis celle de la Terre, où la materia prima est putréfiée en dehors de la loge, l’impétrant poursuit avec sa purification dans le temple. On lui fait franchir la porte basse, celle qui permet de quitter la vie profane pour s’engager dans la voie initiatique. Son premier voyage (troisième si les épreuves précédentes sont considérées comme voyages) est une épreuve de purification par l’Air, celui de la volatilité, permettant au mental de s’élever. Cette épreuve figure la sublimation de la partie volatile de la materia prima avant de pouvoir la travailler. Le deuxième voyage est l’épreuve de l’Eau, en fait celui du mercure philosophique, principe femelle présent dans tous les corps, la quintessence coagulée des éléments. Il faut renoncer au vieil homme afin de pouvoir faire place à l’être ; il faut laver la pierre brute avant de la tailler. Le troisième voyage est l’épreuve du Feu. Les transformations de l’être, les transmutations des métaux vils en or ne peuvent se faire que grâce au feu alchimique, «celui qui détruit et purifie, qui consume et régénère, qui brûle et éclaire, qui permet de changer d’état».

Le voyage comme épreuve est une émancipation, l’occasion de découvrir d’autres aspects du monde et de soi-même. Le silence de l’apprenti est un voyage invisible de la cérémonie d’initiation. La colonne de l’apprenti imaginalise dans l’épiphanie du désert le quatrième pilier du temple. Le pèlerinage du parcours initiatique conduit au pays «du-non-où» au quatrième pilier qui, comme une promesse, attend le franc-maçon au-delà de son désert intérieur traversé.

L’homme de l’initiation doit s’arracher du monde, obstacle à la réflexion qui empêche la spéculation de l’absolu en lui. Cet enseignement peut être retrouvé dans les textes et catégories de pensée qui évoquent le thème du désert et de la quête, thème qui apparaît dans la plupart des religions et traditions initiantes.

Ce que l’on peut retenir dans ces hiéro-histoires, c’est que le désert permet un temps sacré, où s’accomplit l’expérience religieuse ou mystique, où s’abolit la différence du saint et du sacré. C’est un mouvement par lequel l’homme en se recueillant au désert, s’élève à la transcendance. Dans sa quête, le désert est l’épreuve et le lieu du combat contre le principe du Mal. En ce sens c’est un lieu de passage: se quitter soi-même, abandonner son moi superficiel pour trouver son Soi. On dirait tailler sa pierre. Il est comme un labyrinthe où se vivra l’expérience fécondante du silence, de la solitude et des combats.

L’intérieur de l’homme est un désert, un vide pour Cioran, un abîme pour Hermann Hesse, Gérard de Nerval, Blaise Pascal, Paul Valéry, et Victor Hugo qui en dit :  «Tout homme a son pathos…II s’obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l’inexploré, à ce désintéressement de la terre et de la vie, à ce regard sur l’invisible; il y vient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il y fait un pas puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dans l’impénétrable, et c’est ainsi qu’on s’en va dans les élargissements sans bords de la méditation infinie».

L’invitation à se connaître de toutes les initiations n’est rien d’autre qu’un appel à prendre conscience de son propre désert.

L’horizon désertique, la solitude instaurent une distance entre le fini et l’infini mais se refuse à toute appropriation. Je ne suis pas le propriétaire de l’horizon, mais j’essaie de l’atteindre. Et comme l’écrit Lévinas : «L’infini n’est pas totalisable, il n’est pas objet de connaissance, ce qui le réduirait à la mesure de celui qui le contemple, mais il est désirable, il est approchable par une pensée qui, à chaque instant, pense plus qu’elle pense. C’est le désir qui mesure l’infinité de l’infini.» Et nous dirions avec Corbin: «le pèlerin, le salek, répond à l’appel de l’espace, plus outre, toujours ailleurs, il est l’Errant, le Renonciateur», nous ajouterons, il est le Désirant.

Et maintenant posons-nous la question : Vers quoi conduit le voyage intérieur, commencé dans le silence?

Cette solitude, cet esseulement n’est jamais le lieu où doit se fixer définitivement l’initié. Tout voyage des épreuves maçonniques demeure, au final, un détour ; le plus important n’est peut-être pas de partir mais de revenir. Mais qui revient  après un long détour ? Quel sens peut-être donné aux épreuves ?

Une première réponse a été présentée par un article interprétant l’histoire de Perceval présentée par Julien Gracq dans sa pièce  Le Roi Pêcheur, fondée sur le célèbre roman de Chrétien de Troyes.

J’en reprends ici la conclusion : en Franc-Maçonnerie, les épreuves proposées ne semblent des victoires ou des défaites que dans un temps et un espace mythiques où tout est symbole, mais la voie indiquée n’aboutit jamais dans un royaume fermé.

Les voyages au grade de compagnon se font sans bandeau : «Vous avez fait les voyages avec les yeux découverts, ce qui vous désigne que lorsque le maçon a une fois ouvert les yeux à la lumière par un effort de sa propre volonté ; et sa confiance, elle ne l’abandonne pas, tant qu’il conserve de l’attrait pour elle.»

Au REAA, les cinq voyages d’initiation au grade de compagnon effectués par l’apprenti n’ont plus tout à fait le caractère d’épreuves, mais ont des fonctions projectives et éducatives concernant les voies de connaissance ;  les Sens, les Arts et les Sciences correspondant à la réalité du développement cognitif. En duala (camerounais) , le voyageur se dit «Moudangwedi» et pourrait avoir pour traductions : le cherchant, le fouinant, le furetant.

Pour devenir compagnon, l’apprenti doit accomplir cinq voyages. Ces voyages font significations en tant qu’indicateurs du processus d’apprentissage du métier opératif et spéculatif du constructeur, comme orientation morale du franc-maçon et comme invitation à explorer tous les domaines de la connaissance. À ce titre les 5 voyages forment un tout dont on ne peut rien retrancher.  Le pas du compagnon représente le passage d’une droite à un plan qui lui est orthogonal ; ce faisant on peut alors construire un nouveau référentiel d’espace de voyage cognitif ou spirituel.

Les voyages maçonniques semblent inspirés non seulement de la tradition compagnonnique, mais de diverses sources initiatiques. Si de nouvelles explorations se présentent ainsi de manière métaphorique, par le pas de côté qui rappelle le quatrième voyage, se replier sur soi-même est une nécessité d’autant plus impérieuse qu’on est allé plus loin dans l’écart.

Par le 5ème pas, le compagnon se retrouve face au Delta lumineux, siège de l’esprit, face à l’orient… éternel, but ultime de l’initiation.

Transposée en espace spirituel allégorique, la perpendiculaire devient l’axis mundi, l’axe du monde, le niveau devient l’élargissement des méthodes, des moyens, des visées, des voies de la connaissance. Puis, avec la cérémonie d’élévation, en accomplissant les rites de passage de l’équerre au compas, de la mesure de la terre à celle du ciel, le compagnon entrera dans un univers complet, investi de la mission de devenir bientôt un maître c’est-à-dire un guide vers la quintessence. Il s’agit pour lui de trouver sa voie vers l’étoile flamboyante et d’y pénétrer.

Le compagnon est donc incité à voyager, c’est-à-dire aussi incité à visiter d’autres ateliers pour découvrir les autres rites des différentes obédiences de la Franc-maçonnerie. Parfois, il est muni d’un carnet de voyage qu’il doit faire tamponner du sceau des loges visitées. Cette extériorisation vagabonde de sa loge est à rapprocher, par analogie, du pas du compagnon.

Mais, c’est dans la vie profane que le franc-maçon rencontre tous les autres, lui dont l’humanité a besoin de sa part d’action pour que se lève l’aurore de la lumière de ce que l’on appelle la fraternité.

Et toi, mon Frère, ma Sœur, Qu’es-tu devenu après les voyages de tes cérémonies d’initiation ?


[1] לְךָ –לֶךְ, Gen., 12,1.

[2] Acte 1, Parcifal

3 Commentaires

  1. Je me suis mal exprimé, sans doute. L’Autre, mot ici majusculé, signifie “les autres”, c’est à dire mes semblables. Ils sont donc autant de Moi! Tu le dis toi-même. Il ne s’agit de fusion dans mon propos, mais d’égalité! De l’ego, les égaux! GG

  2. effectivement mon TCF Gilbert, tu as certainement raison dans ta vision du plus beau voyage, encore faut-il trouver cet autre moi, l’autre qui partage la même chose, le même chemin, qui regarde dans la même direction.
    un grand initié aurait dit: “je suis l’alpha et l’oméga”.
    existe-t-il un début et une fin?
    ma TCS Solange, tu écris ci-dessus: “Entre le départ et l’arrivée, entre l’initiation et l’accomplissement, le désert,”
    si l’on considère l’initiation comme un départ, le début de la route, il n’y a pas de but, d’arrivée envisageable, l’accomplissement n’étant jamais terminé. Lorsque l’on arrive au passage vers l’orient éternel, nous sommes au summum de ce que notre voyage nous aura appris, mais nous ne saurons jamais tout, pour considérer que nous sommes accomplis.
    cependant avant d’en arriver là, ce n’est pas le désert mais une route qui nous amène à découvrir ce qui aurait pu rester obscur, tant dans la découverte de son Soi que dans la découverte des autres dont les différences liées à un “mélange” très hétéroclite permet de nous enrichir mutuellement. Ceci n’aurait sans doute pas été faisable en restant dans notre cercle restreint du monde profane.
    je ne pense pas que l’autre soit un autre moi, parce que dans cette hypothèse cela devient fusionnel et donc amour réciproque, amour absolu, qui toucherait au divin, ce qui me parait demeurer de l’ordre de relatif pour ne pas dire illusoire.
    c’est pour cette raison que je ne parlerai pas de l’autre mais des autres et l’interdépendance qui se crée alors.
    voilà ce que je suis devenu après mes voyages des cérémonies d’initiation
    mais bien sûr, je peux me tromper

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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