Dans le bureau obscur du Northern Star1, l’aventurier Voyageur se laisse envoûter par le battement métallique des barres à caractère de sa machine à écrire. Chaque frappe sur les touches mécaniques devient une pulsation, un battement d’aile dans le ciel sans fin du ruban encré de Moëbius. Les murs s’effacent peu à peu, aspirés dans le noir luminescent… les mots se noient dans l’ombre… se disloquent… glissent entre le réel et l’irréel.
Chaque phrase s’étire comme la cire molle d’une bougie oubliée sur une table de dissection entre un parapluie et une machine à coudre, vestiges d’un antique alchimiste solaire2. “L’ombre-enluminure” reparaît dans une pliure à peine perceptible entre deux vélins, “peau-passage” vers l’Au-delà.
Le Nautonier de l’ombre apparaît alors, diaphane et incertain. Il descend de l’étoile noire qui l’aspire autant qu’elle le libère. Il ne marche pas, il flotte. Spectre d’une bibliothèque qui n’a ni porte ni fenêtre, mais seulement des interstices dans l’épaisseur des pages au travers desquels il glisse. Il est tout à la fois une ombre organique et un reflet liquide. Il avance, fluide, se désagrégeant et se recomposant à chaque pas, matière en perpétuelle mutation, un corpus de gluons flottant dans l’éther. Est-il homme? Est-il idée ? Est-il l’essence de ce qui précède toute forme? Une seule certitude, c’est bien le Nautonier des longitudes septentrionales.
Ainsi il est temps, pour le Voyageur, de se dissoudre lui-même. Son bureau n’est plus qu’un navire-corbeau3 voguant sur une mer de mots en fusion. Il se fond dans la trame, passager de l’invisible laissant derrière lui les barres à caractères qui frappent toujours le papier-peau, orgue de barbarie d’une mécanique ontologiquement inerte et sans âme dont la musique persiste dans l’absence. Le monde physique cède la place à l’Antremonde, cet espace où la logique s’effondre, où la raison devient son propre écho, s’amplifiant jusqu’à se perdre dans le vide interstitiel4. Ici, il n’y a ni haut ni bas, ni passé ni futur. Tout est suspendu dans une lumière sourde, où le temps “montres-molles”5 se distend comme une corde de piano usée6 chute de sa tessiture.
Le Voyageur n’est pas seul. Il est accompagné par ce qu’il fut autrefois: une ombre sur son épaule, esquisse de lui-même dans un miroir brisé. Le Nautonier, lui, n’est plus que l’écho de son propre passage, une empreinte sur la surface mouvante de l’encre qui se mêle à l’ancre du navire. Les mots se perdent, deviennent feuilles mortes, cendres d’idées qui se déposent et s’effacent aussitôt. Et pourtant, chaque lettre imprimée est une ancre, une marque dans l’éther, une tentative désespérée de retenir ce qui, par nature, ne peut être capturé : l’essence de l’Art-Royal.
Car ce voyage n’est pas une simple dérive surréaliste ouvrant le regard7. Ce n’est pas un rêve éveillé. C’est une traversée, un cheminement vers ce qui est sous la surface, une réalité cachée dont seuls ceux qui y sont initiés peuvent entrevoir les portes. Loin de la raison résonnante, cette quête intérieure révèle l’impermanence de toute chose, la dissolution inévitable de la forme dans l’informe. Ici, tout se décompose, se recompose, puis se décompose à nouveau, dans un cycle sans fin, un ballet cosmique où l’initié n’est qu’un funambule dansant aveugle sur l’Infini. C’est lorsqu’il s’abandonne à son intuition, qu’il se laisse guider par une force inconnue, qu’enfin il perçoit sans toutefois pouvoir comprendre.
Le Voyageur grave maintenant dans l’éther les symboles de sa métamorphose. L’Art-Royal se révèle dans la désintégration des apparences, dans le froissement des feuilles mortes qui tombent sans bruit. Les mots sont des portes vers un ailleurs qui ne peut être décrit, un espace où les dualités se dissolvent : la lumière et l’ombre, l’immanence et la transcendance, la raison et la folie. Tout devient Un, fusionnant dans une clarté obscure que seule l’âme ignitiée peut entrevoir.
Le Voyageur continue, délié du temps et de l’espace. Il est à la fois un et multiple, reflété dans chacune des 144 gouttes d’encre de l’émeraude-lumière qui glissent sur le papier. Il s’immerge dans l’Art Royal, non pas comme dans une sur-réalité artistique, mais comme une réalité sous-jacente, une tension subtile entre le visible et l’invisible, entre l’effort intellectuel et l’intuition la plus pure. Ce chemin initiatique n’est pas une quête de beauté ou de sublime. Il est une exploration de la dissonance entre l’homme et l’univers, une danse avec le vide, où l’on apprend non pas à créer, mais à détruire pour mieux reconstruire. Ainsi, si la création est le seul sujet de l’Artiste, la recréation est celle du Franc-maçon et s’il ne faudrait pas les confondre ils se rencontrent pourtant lorsqu’ils passent de l’idée venant de la subréalité ontologique à la matérialité surréelle de l’Œuvre en expansion.
Dans ce labyrinthe de signes et de symboles, le Voyageur doit se perdre pour ne plus avoir à comprendre et enfin ressentir. Ce n’est plus une quête intellectuelle, mais une immersion totale dans l’inconnu, où chaque mot, chaque symbole, devient une clef ouvrant un passage vers une réalité cachée. L’Art-Royal n’est pas une expression esthétique, mais une forme de rédemption, un retour à l’essence première où l’initié se trouve confronté à sa propre dissolution.
Finalement, dans une dernière vibration de la machine à transcrire, le Nautonier disparaît s’effaçant dans le Silence. Le Voyageur, désormais seul, comprend qu’il n’y a jamais de retour possible. L’encre sèche sur le papier, mais l’empreinte vibrante de cette quête demeure vivante, gravée dans l’invisible. L’Art-Royal, n’est généralement pas pris pour une rêverie poétique. L’Art-Royal est une infra-réalité rendue palpable par l’esprit, une sub-réalité qui vibre sous la surface des choses, prête à se dévoiler à celui qui ose franchir le seuil et plonger dans les ténèbres de sa propre initiation.
Et pourtant… à en croire même les plus sceptiques, c’est en rassemblant ce qui est épars que l’Unité peut être espérée. De la Subréalité à la Surréalité il n’y a qu’un seul pas. Il enjambe le Réel de notre propre ignition dans l’hypothèse Polaris.
Cet article est une ré-interprétation du texte original “L’espoir Polaris” à lire ce mois-ci dans Les Yeux du Cyclope.
- Lire “l’homme qui voulut être roi” de Rudyard Kipling ↩︎
- Découvrir l’œuvre de Man Ray ↩︎
- Lire “De l’autre côté du miroir” “Through the looking-glass, and what Alice found there” de Lewis Caroll – 1872 – Suite “D’Alice au pays des merveilles” – 1865 ↩︎
- Regarder Interstellar – film de Christopher Nolan – 2014 ↩︎
- Voir l’œuvre de Salvador Dali ↩︎
- Ecouter Erik Satie ↩︎
- Voir le court métrage surréaliste “Un chien Andalou” de Luis Buñuel – 1929 – 21 minutes ↩︎