« Comme il était en chemin, et qu’il approchait de Damas, tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu Seigneur ? Et le Seigneur dit : je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Tremblant et saisi d’effroi, il dit : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? Et le Seigneur lui dit : Lève-toi entre dans la ville et on te dira ce que tu dois faire » (Actes des Apôtres. 9, 3-8)
Ce très célèbre récit de la conversion de St. Paul se poursuit pour lui par un épisode de cécité qui illustre son aveuglement spirituel : « Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but » (9, 8-9). Il faudra attendre l’intervention d’un nommé Ananias, disciple, et son imposition des mains pour que Paul retrouve (ou trouve ?) la lumière. Récit qui ne peut qu’enchanter les Francs-Maçons qui y retrouvent la recherche de la lumière spirituelle à-travers l’aveuglement et qui la découvrent, à partir de l’extérieur, grâce à un « Deus ex Machina » ! Beaucoup de Maçons évoquent, par rapport à leur engagement maçonnique, l’idée d’une véritable conversion. C’est une idée intéressante qui mérite que nous nous y attardions quelques instants.
Il convient, avant de cerner l’expression « se convertir », de s’en rappeler la définition dans le judaïsme : conversion vient de l’hébreu « Techouva » qui veut-dire « retour ». Les Grecs emploieront un terme similaire ; « Metanoia », retour sur soi pour changer. Cela signifierait donc revenir à ses origines plus qu’à prendre une orientation qui serait, à priori, étrangère à soi. On ne change ni de religion ni de culture, on revient à ce qui constitue notre essence depuis toujours et qui fut perturbée par des environnements prédateurs. Se convertir, c’est retirer le voile du temple afin de contempler de ce qu’il en est de sa vérité, même si elle est en opposition avec ce qui constituait la trame de notre vie antérieure. En fait, la conversion est une permanence chez l’homme dans le sens d’une adaptation progressant avec l’histoire du sujet : l’enfant qui vit sous la protection et l’amour des parents dans le meilleur des cas, va faire inconsciemment son possible pour répondre à l’image que souhaite pour lui son entourage, même si cette demande ne lui convient pas et déclenche des colères plus ou moins refoulées suivies de culpabilité devant la prise de conscience de sa propre violence. Cette révolte nécessaire s’affirmera de plus en plus durant l’adolescence et prendra l’allure de tentatives diverses : politiques, intellectuelles, sentimentales, avec parfois des dérives plus ou moins dangereuses (alcool, drogues). Cette période ne prend pas forcément fin avec l’âge adulte : l’homme gère son adaptation permanente à sa vie sociale et sentimentale et est contraint à une conversion permanente, sous peine de sclérose. Le corps, lui-même, est objet de conversion permanente afin d’échapper à la maladie et « d’aller bien ». Mais, au-delà de ces conversions d’adaptation, existe-t-il une conversion spirituelle qui opérerait un bouleversement structurel en nous ?
I-SE CONVERTIR, AFFAIRE DE FOI OU ALIGNEMENT SUR SON DESIR ?
« Les anciens Grecs savaient que la vie a une face de nuit et une face de soleil et ils savaient que l’homme doit tenir les yeux fixés en même temps sur cette lumière et sur cette ténèbre afin de rester fidèle à sa condition. Et une civilisation se juge toujours à la façon dont elle a su surmonter cette contradiction dans une synthèse supérieure ».
Albert Camus (« Sommes-nous des pessimistes ? ». 1946.)
La question première est de déterminer si peut exister une conscience sans la présence d’une foi structurelle et donc structurante momentanément ou de façon définitive, y compris, en niant par conviction l’existence de la foi dans l’athéisme ! Spinoza répond que non, car pour lui, le sceptique serait condamné à un silence intellectuel, une opacité totale de soi-même à soi-même, une sorte de torpeur végétative. Pour le philosophe, le sujet ne peut vivre que dans une tri-dimension : réel, symbolique, imaginaire. L’accès au réel, et donc à une action positive, passant d’abord par l’imaginaire et étant couronné par le symbolique, ce dernier étant le champ de la conversion par excellence, si besoin est, source de toute chaleur et de toute lumière. Mais, le seul fait de donner quelque publicité à un sentiment qui pourrait aller jusqu’à la dénonciation de l’absurdité du monde implique que l’on croit encore à quelque chose et plus particulièrement que l’on croit encore en soi et à la valeur de l’affirmation que l’on pose, même si cette affirmation relève du vide ou du néant ! Ainsi tout scepticisme qui s’exprime n’est scepticisme qu’en partie. Dès lors, la foi, pour les philosophes et les théologiens, serait chargée d’assurer la relève de l’intelligence dans certaines régions inconscientes du sujet, imperméables à l’intellect. Elle serait alors une sorte de moteur de remplacement, en cas de panne provisoire du symbolique !
La foi se présente sous un triple aspect : premièrement, la conscience « croit que » et sa foi se détermine par la matière de sa connaissance : c’est l’aspect « gnoséologique » de cette foi ; deuxièmement, la conscience « croit à », la foi qui s’affirme se détermine par référence à une valeur : c’est l’aspect « axiologique » de la foi ; troisièmement, la conscience « croit en », et sa foi s’appuie sur un être en qui elle place sa confiance : c’est l’aspect « ontologique » de la foi. C’est principalement dans ce volet ontologique que se constate la dynamique de la conversion. La valeur c’est donc ce à quoi l’on croit et la conversion s’opérera dans ce que nous pouvons appeler la « transfiguration des valeurs » si notre narcissisme est insatisfait de l’image renvoyée par notre miroir. Ce qui est vrai également pour la recherche intellectuelle : il n’est pas rare de voir des philosophies tout entières s’édifier sur l’élection de l’un des aspects que nous avons examiné précédemment, en en réduisant, ou en en faisant disparaître les deux autres. Par exemple, le positivisme d’Auguste Comte (1) n’admet que l’aspect gnoséologique positif de l’activité de la conscience. Mais le fait que dans le développement de sa philosophie Comte est obligé d’introduire la valeur Amour comme principe axiologique et la présence d’un « Grand Être de l’humanité » comme fondement ontologique ultime, nous montre la dialectique obligatoire du phénomène de la conversion. A titre personnel ou collectif existe une « foi native » qui fait que la direction du regard intellectuel et du mouvement complexe d’adhésion qui l’accompagne nous est donnée par notre environnement d’origine, mais pas forcément naturelle. Il n’existe pas de « religion naturelle », seulement des environnements naturels. C’est à Jean-Jacques Rousseau que nous devons cette confusion entre une orientation originelle de la conscience et un élan naturel qui puiserait dans la nature divinisée la garantie de sa rectitude. Dans « La profession de foi du Vicaire savoyard », Rousseau invoque « la sainte voix de la nature, plus forte que celle des dieux » et, assoiffé du paradis perdu, il croit que, sous les superstructures de la société existerait un fond non-corrompu de la nature humaine. Il écrit (2): « Il est au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience… Conscience ! Conscience ! instinct divin, immortelle et céleste voix ; guide assuré d’un être ignorant et borné, intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rend l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fait l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe ». Nous constatons que Rousseau a donné une importance capitale à l’imaginaire, au détriment du réel de la nature humaine et du symbolisme ontologique, là où il suppose que la nature humaine prolonge sans rupture la nature tout court ! Il vaut mieux évoquer Pascal, héritier en cela de Montaigne, en disant que nous ne savons plus où est la nature en nous et où est la coutume. Cette foi native va souvent être nommée « Esprit » et, en effet, le sujet peut entendre en lui des « révélations » où des « orientations » qui émanent plus d’un « inconscient collectif », pour reprendre Jung, que d’un Principe. Cela ne fait qu’accentuer en l’homme une dualité profonde, telle que l’on explorée les philosophes les plus lucides ou les spécialistes de la psychologie des profondeurs. Cette foi native est une foi qui s’ignore et c’est pourquoi elle va dogmatiser spontanément sans s’interroger sur sa propre valeur à elle. Elle peut être qualifiée comme un réalisme de l’extériorité qui tente de pallier ses insuffisances par un réalisme de l’immanence empirique. C’est ainsi que naissent les mythes ! Tant que la foi native subsiste comme idéalisation de la foi absolue, la conscience chemine de façon cyclothymique, d’illusion en désillusion et d’espoir en regret, projetant sa satisfaction imaginaire dans un avenir d’autant plus docile qu’il est plus lointain. Les réveils sont toujours difficiles tant pour les sociétés que pour les individus !
II- EN MOI LA GUERRE CIVILE FACE A LA CONVERSION.
« Une vie humaine c’est un hasard transformé en destin par un choix continu »
Paul Ricoeur
Ignorer la question de la conversion, et donc du bouleversement personnel, passe par des stratégies dont la plus connue est le « divertissement » pascalien : fuir devant les problèmes majeurs de la condition humaine pour se livrer à une foule d’occupations mondaines qui accaparent l’attention et goûter ainsi une certaine griserie du mouvement pour lui-même. Mouvement considéré comme moral et éthique et le prolonger afin d’éviter l’angoisse d’une conversion à autre chose. La conversion est l’inversion de la diversion par une orientation de la conscience vers l’unité de la valeur et qui suscite au sein de la conscience une sorte de rédemption. Dans « De emendatione intellectus », Spinoza évoque cette course au « bonheur » qui n’est que l’absurde déploiement d’une volonté de puissance toujours vaincue et le camouflage hypocrite de la peur de se retrouver « seul au milieu du néant ». Tous les objets de la convoitise des hommes, nous dit Spinoza, ne sont que vanité et futilité, « Postquam experientia me docuit », « après que l’expérience m’eut enseigné ». Penser l’échec de la théâtralité humaine est déjà une victoire à condition que cette réflexion porte avec elle la promesse d’un avenir capable d’illuminer ultérieurement de la clarté spirituelle l’existence de celui qui aspire à la conversion. Mais cette dernière soulève le problème de sa propre disparition : « pourquoi changer, même si cela est fondamental pour moi, si la mort met un terme à toute évolution personnelle ? ». Pascal disait : « On mourra seul » pour faire ressortir que, par la mort, l’homme est remis en question dans son essence la plus profonde. Elle en est même l’ultime conversion. Comment échapper à cette pensée de la mort qui est une « dissolutio naturae », une dissolution de la nature ? Bergson, dans « Les deux sources de la morale et de la religion » (3), nous dit que pour échapper à ce pouvoir dissolvant, l’homme met souvent en place divers procédés qui relèvent souvent de la fonction fabulatrice pour compenser, par une imagination eschatologique, les méfaits de la pensée de la mort. Les conversions prennent souvent l’allure de la recherche de l’assurance d’une éternité à-travers religions ou philosophies qui exposent cette promesse en vitrine !
Faut-il encore que le souhait d’éternité ne fut point entaché par celle du péché et la conversion cherche aussi la garantie de l’effacement de ce dernier, soit par croyance à une prédestination, soit par l’assurance que la vie menée précédemment vaut bien le paradis pat les actions menées. N’empêche, comme nous le dit le psychiatre-psychanalyste Angelo Hesnard « L’univers morbide de la faute » (4) avec lequel nous sommes confrontés en permanence. Le judéo-christianisme, avec sa notion de péché originel a traduit, avec l’idée d’une faute inhérente, la condition même de l’homme. Saint-Augustin, par exemple, nous dit que « l’homme est tombé dans le monde et la rempli de ses débris » !
Bien entendu, la conversion intervient quand l’homme traverse en lui une zone d’obscurité et de malaise. Comme Platon, nous pouvons dire que l’homme est dans la recherche permanente de la lumière, même pour celui qui retourne à la pénombre de la caverne. Il reste que cette expérience de la conversion est toujours précaire, qu’elle ne va pas de soi, qu’elle est à chaque fois le fruit de la même ascèse et qu’il peut arriver assez souvent que l’angoisse du changement compromettre toute dynamique, parfois irrémédiablement. Entre ici en compte la distinction cartésienne entre l’indéfini et l’infini qui traduit parfaitement un changement de perspective : l’indéfini est ce qui n’est jamais achevé, c’est lui qui alimente les dialectiques du négatif, car c’est dans sa nature, ce qui n’est pas ; l’infini est ce qui est tellement parfait que l’on ne peut rien y ajouter, c’est le positif dans sa plénitude. Cela pourrait se traduire par l’image, ou le concept de Dieu. René Descartes disait : « J’ai premièrement en moi l’idée d’infini » après l’intuition du « cogito » et de l’idée de Dieu.
La conversion permet de séparer le « pathein », la passion, du « prattein », l’agir. en rattachant le premier au monde de l’aliénation et des désirs, le second au monde de la liberté et du devoir. Emmanuel Kant nous dit que la liberté est la « ratio essendi » du devoir en ce sens que la réalité de celui -ci est suspendue à l’existence de celle-là, tandis que le Devoir est la « ratio cognoscendi » de la liberté, en ce sens que celle-ci ne peut être saisie que dans son exercice effectif par sa présence dans celui-là. C’est donc, pour Kant, du Devoir qu’il faut partir pour remonter jusqu’à la liberté qui en est la source en passant par la responsabilité qui en traduit l’incarnation dans la conversion. Le bien que nous avons à faire ne se définirait que par le mal que nous avons fait. La conversion lutterait contre une perversion : le devoir n’est pas seulement une instauration de valeur, mais une rectification et pour ainsi-dire, une rédemption. C’est ainsi que la vraie responsabilité, loin d’exclure la connaissance, la réclame. Surtout la connaissance de soi à laquelle Socrate nous convie à travers ses dialogues, et dont le philosophe Léon Brunschvicg visait la formule dans sa maxime : « Viser le plus-haut en s’estimant au plus juste » (5). En fait faire passer la conversion sous les fourches du discernement.
III- LA CONVERSION EST-ELLE UNE REDEMPTION OU LA TRANSFIGURATION DES VALEURS ?
« Je ferai de mon corps la barque et de mon esprit le batelier et ma langue sera l’aviron ».
Kabir (Au cabaret de l’amour)
Platon qui comparait la conversion à un passage de l’ombre à la lumière, évoquait une sorte d’éblouissement qui rend difficile la perception et la traduction du nouvel horizon qui s’offre à la vue de l’esprit. Cette transfiguration porte uniquement sur la valeur, c’est à dire sur cette relation du sujet à l’objet qui met en jeu la foi précédente et donc la conscience tout entière. Mais, la psychanalyse a soulevé un autre questionnement intéressant par rapport à la conversion : le désir de changer, de se convertir à autre chose, échoue assez souvent et il va être remplacé, dans le meilleur des cas, par la notion de « sublimation », comme un « Ersatz », un produit de remplacement, qui remplace partiellement ce qui était souhaité et donne au sujet un semblant de satisfaction. La sublimation ne serait-elle pas l’ « arrangement » avec une conversion non-réalisée et mériterait-elle le titre de conversion ? Les sublimations se retrouvent bien entendu en priorité dans l’art, la religion, la philosophie, la politique, le sport et sans doute aussi la Franc-Maçonnerie ! La psychanalyse pose ainsi le problème de la réussite de la conversion en pensant qu’elle échoue dans de nombreux cas et qu’elle est remplacée par une sublimation donnant un plaisir de substitution au sujet qui lui fait reléguer le projet d’origine sans en subir un sentiment d’échec. L’esprit ne serait que du vital sublimé : les activités spirituelles y font figure d’activités de jeu par rapport à l’enracinement profond des tendances originelles. Schopenhauer ira à présenter les valeurs spirituelles comme un non-consentement à l’absurdité du vouloir-vivre ! …
Comme l’a vu Montaigne, l’homme est un être ondoyant et divers, la mesure dont il se sert en jugeant de la valeur des choses étant ployable en tous sens. Pour s’en persuader, il suffit de s’examiner à titre personnel et de se rendre-compte du changement d’attitude intérieure qui préside à la transfiguration de nos valeurs. L’attitude spirituelle est celle d’une générosité désintéressée, alors que l’attitude empirique est essentiellement attentive à l’usage possible des choses et des hommes, des êtres et des circonstances, en fonction d’un succès spatio-temporel.
Certains philosophes et sociologues estiment que la conversion amenant à une vision religieuse des choses influerait sur un approfondissement des sciences, voire à leur naissance. Cette réflexion aventureuse est contestée par le moraliste G. Belot, qui écrit (6) : « La religion nous dit-on, engendre la science ? Mais c’est à condition que s’acquière l’indépendance de la recherche à l’égard de la tradition et du prestige de l’opinion commune ; à condition que soit instauré le recours direct à l’expérience, le souci de la preuve, le sentiment de la prééminence de la vérité sur tout intérêt pratique ». Nous pouvons en dire de même de l’art : la religion engendrerait l’art que, sous réserve, s’introduise la liberté des formes, la spontanéité créatrice, l’inspiration originale personnelle. En tant que sublimation elle-même, la religion peut difficilement en patronner une autre !
IV- SE CONVERTIR SERAIT-IL ALLER VERS UN IDEALISME MORAL ?
« Ascendamus etiam per vitia et passionnes nostra ». « Montons même par nos vices et nos passions »
Saint Augustin (Sermon 3, Ascens.)
Ce n’est vraiment qu’à partir d’Emanuel Kant que va se poser sans équivoque la question d’un idéalisme moral et interroger le processus de conversion : si je me convertis, est-ce que j’agis en fonction de mon épanouissement personnel ou en fonction de l’impératif d’une morale qui ferait que je refoulerai ce qu’il en serait de mon vrai désir ? Existe-t-il, dans la conversion, un « impératif catégorique » ? Dans « la critique de la raison pure » Kant écrit (II, page 349) : « J’entends par idéalisme transcendantal de tous les phénomènes, la doctrine qui les regarde tous, non comme des choses en soi, mais comme de simples représentations, et d’après laquelle l’espace et le temps ne sont que des formes sensibles de notre intuition et non des déterminations données par elles-mêmes ou des conditions des objets considérés comme chose en soi ». La conversion serait donc un mouvement qui serait plus dirigé vers l’imaginaire du sujet que de la réalité objective de l’objet amenant, théoriquement, à cette conversion. Nous en revenons à Platon et à son idéal qui peut être considéré comme l’explication doctrinale de l’attitude éthique de Socrate, puisque nous savons que ce dernier n’a rien écrit, mais qu’il fut un philosophe en action, cherchant pour lui et ses contemporains une sagesse authentique qui serait « au-delà de l’être ». Nous sommes donc dans une doctrine à primat axiologique où la valeur domine à la fois l’être et le connaître. Et c’est bien cela qui constitue l’idéalisme moral qui est la foi de la conscience convertie. L’imaginaire Kantien doit déboucher sur le faire platonicien en matière de conversion, il n’est pas un état, mais un moyen de réalisation de ce nouvel état convoité.
Mais, se convertir doit tenir compte, en premier lieu, de l’extrême liaison des êtres entre-eux : l’autonomie du changement est très aléatoire sans l’autorisation du milieu. Dans la deuxième partie de l’ « Ethique », Spinoza évoque très clairement cette chaîne relationnelle avec le cosmos : la fleur est un individu, mais la plante qui la porte en est un aussi, et qu’ainsi, des parties au tout, on peut appeler l’individu la plus petite portion de matière aussi bien que l’ensemble de l’univers. Le réalisme des Stoïciens avait déjà abouti à ce panthéisme qui pose la question de savoir, quand on vise à une conversion, si l’on s’adresse à un objet qui serait d’une autre nature que nous, ou bien que nous ne faisons que dialoguer avec nous-même au terme d’une évolution intérieure ?
L’intellectualisme de l’idéalisme moral, c’est à dire celui de la conscience convertie, n’a rien à voir avec les concepts abstraits et généraux de toutes les scolastiques. Il s’inscrit dans la dialectique, une notion accessible à la simple réflexion, et la dualité des dialectiques substitue le problème de la situation de l’homme à celui de sa nature tout en maintenant le caractère irréductible des deux ordres de valeurs, à la charnière desquels se situe l’homme réel travaillé par les forces de sa foi native qui donnent lieu à une dialectique de dissolution ou par des forces de la foi nouvelle, conquise, qui alimentent la dialectique de promotion des valeurs. A ce compte, le « Maître des choses et des hommes » n’aurait plus qu’à sombrer dans une torpeur inconsciente devant l’immensité d’une possession d’où il aurait banni toute conscience, même de révolte ou de haine, mais dont il aurait tari la source de tout dialogue, c’est-à-dire l’aliment de toute pensée. Mais il ne convient pas de s’inquiéter : la question métaphysique continue à se poser à l’homme, même s’il la nie !
V- LA CONVERSION S’INSCRIT-ELLE OBLIGATOIREMENT DANS LE DOMAINE DU SPIRITUEL ?
« Car si cette communion des hommes entre eux, dans la reconnaissance mutuelle de leur chair et de leur dignité était la vérité, c’est cette communication même, c’est ce dialogue qu’il fallait servir »
Albert Camus (Le temps des meurtriers. 1949.)
Héraclite, présocratique, nous proposait déjà : « Ce n’est pas moi, c’est le Logos qu’il est sage d’écouter », mettant ainsi le Verbe comme guide du sujet au lieu d’une « sagesse » philosophique toujours insatisfaisante. Mais, par là même, il soulevait un problème insoluble pour la conversion : le Logos est-il un Principe extérieur à moi ou n’est-il qu’une voix venant de mon propre inconscient ? Nous n’aurions plus alors qu’à laisser penser l’esprit en nous, et c’est une philosophie de l’ « automaton spirituale », réglée sur elle-même, que nous serions alors conduits, mais nous savons que la conversion ne va pas de soi et que la transfiguration des valeurs n’est pas la substitution d’un ordre à un autre, mais la transformation difficile de soi-même et de l’horizon objectif.
Chez le sujet, le changement ou la conversion viennent du fait qu’il faudrait réparer ce que nous avons déjà mal fait : reconquérir la bonne foi sur la mauvaise, sans qu’il soit possible de voir s’épuiser les ratages de la mauvaise foi, toujours renaissante avec la vie même. Nous pourrions avancer l’idée que la conversion prendrait racine dans la faute et que l’homme serait à la recherche permanente de ce qui le laverait de cette faute le mieux possible. Mais cette dimension de « pardon des péchés » ne peut passer qu’à travers l’autre : c’est par la compréhension réciproque que l’homme est véritablement homme. Le prophète Isaïe, dans le chapitre 53, prédit le délaissement de celui dont l’amour serait méconnu de tous, alors que la compréhension de l’autre est le moteur principal du sujet. Pourtant, il n’est pas chose facile de faire nôtres, par sympathie, toutes les passions, même les plus violentes ou perverses, tout en gardant la force de résister à la dislocation de notre conscience qui risque d’en résulter. Le philosophe Georges Bastide écrit (7) écrit : « La capacité d’une conscience est donc fonction de sa force d’âme, c’est à dire non pas de cette puissance empirique de possession des choses, mais de cette maîtrise de soi, de cette « seigneurie de soi-même », qui nous permet de résister victorieusement, sans nous clore, à la dispersions de nous-mêmes dans l’inconstance des passions ». En fait, grâce à la conversion acceptée sans angoisse, obtenir l’équilibre de notre conscience. Cela amène à l’abandon de la très pascalienne pensée du « Faites semblant de croire et bientôt vous croirez » : la conversion n’est pas un pari, elle est, à un moment donné, essentiel la vérité du sujet.
Bon, ce n’est pas tout ça, les vacances approchent et je viens de me décider à me convertir au farniente !
NOTES
– (1) Comte Auguste : « Catéchisme positiviste » Paris. Ed. Garnier-Flammarion. 1966.
– (2) Rousseau Jean-Jacques : Emile. Livre IV.
– (3) : Bergson Henri : Les deux sources de la morale et de la religion. Paris. PUF. 1932.
– (4) Hesnard Angelo : L’univers morbide de la faute. Paris. PUF. 1949.
– (5) Brunschvicg : Agenda retrouvé. Paris. Ed. De Minuit. 1948. (Page 178).
– (6) Belot G : Une théorie nouvelle de la religion. Paris. Revue Philosophique. 1913. (Page 373).
– (7) Bastide Georges : La conversion spirituelle. Paris. PUF. 1956. (Page 97).
BIBLIOGRAPHIE
– Alain : Spinoza. Paris. Editions Gallimard. 1949.
– Comte Auguste : Discours sur l’ensemble du positivisme. Paris. Le Monde de la Philosophie. Flammarion. 1998.
– De Cues Nicolas : La docte ignorance. Paris. Editions Garnier-Flammarion. 2013.
– Deleuze Gilles : Spinoza. Philosophie pratique. Paris. Les éditions de Minuit. 2003.
– Ficin Marcile : Lettres. Paris. Editions Vrin. 2010.
– Ficin Marsile : Quid sit lumen. Paris. Editions Allia. 2009.
– Laux Henri : Spinoza et le christianisme. Paris. PUF. 2022.
– Marrou Henri : Saint Augustin et l’augustinisme. Paris. Editions du Seuil. 1957.
– Milner Max : Poésie et vie mystique chez Jean de la Croix. Paris. Editions du Félin. 2010.
– Pascal Blaise : Oeuvres complètes. Paris. Editions du Seuil. 1963.
– Rousseau Jean-Jacques : Les Confessions. Paris. Editions Abridged. 2005.
– Saint Augustin : Les Confessions. Paris. Editions Flammarion. 1964. – Senault Jean-François : De l’usage des passions. Paris. Editions Fayard. 1987.