« Le temple même a degenerÉ en thÉÂtre »
Spinoza (Traité théologico-politique)
Un test original pourrait se pratiquer en Franc-Maçonnerie : demander aux Frères quel est le symbole auquel ils se sont littéralement accrochés lors de leur initiation, quand on leur ôtait le bandeau et que la lumière venait éclairer une forêt de nouveaux symboles inconnus au préalable ?
Accroche liée à des motifs inconscients sans doute, mais aussi combattre l’angoisse que cette nouvelle situation générait. Une sorte d’objet-fétiche que nous conserverons ensuite au cours de notre vie maçonnique et qui émerge de nouveau, de temps à autre, dans des temps d’épreuves ou de joies.
En confidence, nous allons vous dévoiler le nôtre ! Le regard fut fasciné par le delta lumineux où cet œil énigmatique nous fixait, nous rappelant celui qui était familier dans les églises, ancrant ainsi, d’office, dans le religieux la première vision maçonnique que nous pouvions en avoir. Cela nous conduira, par la suite, à déterminer ce qu’il en était de la nature de ce que nous avions appris être le « Grand Architecte de l’Univers » et d’en chercher l’origine. Tel un limier sur la piste, nous découvrîmes que le concept avait été influencé par le philosophe irlandais John Toland, lui-même fasciné par Baruch Spinoza, au point d’inventer pour résumer son œuvre le terme « Panthéisme ». Bien entendu, un conflit permanent va s’instaurer entre le christianisme et le panthéisme, et la Maçonnerie, compte-tenu de ses origines réformées, y est autant concernée. Tentons de faire le point…
I – JOHN TOLAND (1670-1722), UN PHILOSOPHE IRLANDAIS ENTRE PANTHEISME ET GRAND ARCHITECTE DE L’UNIVERS.
Le 24 juin 1717 à Londres, quatre loges s’assemblaient au lieu de réunion de l’une d’entre elles à la « Taverne de l’oie et du Gril », les lieux de rencontre des autres loges étant : « La Taverne de la Brasserie et de la Couronne », « Le Grand Verre et les Raisins » et « La taverne du Pommier ». Le but de cette réunion étant de fédérer et d’officialiser ce qui allait s’appeler la « Grande Loge Unie d’Angleterre ». Mais, au-delà de cette volonté de « rassembler ce qui est épars », se posait le problème de trouver un point d’accord religieux à l’intérieur du monde déchiré des réformés protestants britanniques, cela excluant d’emblée le catholicisme et le judaïsme du débat. Cette question des antagonismes religieux (surtout entre anglicans et calvinistes) avait causé un climat de tension permanente dans la société britannique, parfois de véritables guerres civiles se conjuguant à la géographie des îles britanniques : l’Ecosse, Le Pays de Galle et l’Irlande du Nord s’étant ralliés au calvinisme grâce à l’influence du réformateur presbytérien John Knox (mort en 1572) ; l’Angleterre conservant la structure de l’anglicanisme, bien que traversée par des courants divergents (« High Church » de tendance catholique, « Low Church » allant dans le sens de l’évangélisme protestant ; « Broad Church » se vivant comme une orientation libérale de l’interprétation biblique) ; l’Irlande restait, quant à elle, catholique (exceptée la partie nord où les protestants implantés par Cromwell étaient nombreux) qui n’était nullement concernée, voire totalement rejetée par la naissance de la Franc-Maçonnerie et sa mission de concilier les différents courants de la Réforme. Quelques groupes religieux minoritaires se trouvaient aussi concernés indirectement par les questions que leurs croyances soulevaient : les Quakers et leur fonctionnement religieux démocratique, crée par Georges Fox (1624-1691) à partir de la sortie de l’Église anglicane, ou les Unitariens (1), antitrinitaires, constitués au moment de la Réforme au 16e siècle, en reprenant et en élargissant la pensée hérétique d’Arius (25O-336), condamnée par l’Église et dont le représentant en France le plus célèbre sera Michel Servet (1511-1553), qui finira brûlé à Genève sur l’ordre de Jean Calvin !
Les querelles religieuses contrarient les affaires et la composition sociologique des Créateurs de la Maçonnerie et dévoilent leur appartenance à la bourgeoisie protestante qui apparaîtra très nettement dans les « Constitutions d’Anderson » par le refus d’admettre dans l’institution : les femmes, les serviteurs, les gens de couleur, toute personne qui ne vit pas dans de « bonnes moeurs » (sous-entendu irréligieux). A ces interdits s’ajoute, en contrepartie, la très calviniste « Gloire au travail » ! Qui, évidemment, trouve un écho favorable. Cependant, demeure en suspens la question théologique de la définition de Dieu et de Jésus qui puisse être reconnue par des courants réformés qui ne partagent pas forcément le même regard sur l’Ancien et le Nouveau Testament. C’est surtout sur la question de Jésus que porte la polémique, d’où l’intérêt pour l’Ancien Testament dans un désir de conciliation et dans la mise en place des rituels. A ces réunions constitutives sont conviées des personnes proches et amies. C’est ainsi qu’est présent le philosophe d’origine irlandaise John Toland, connu pour sa passion pour l’œuvre se Spinoza. C’est lui qui va d’ailleurs inventer le mot « Panthéisme » pour synthétiser la pensée du célèbre philosophe et créer ainsi un néo-spinozisme. Ses idées progressistes républicaines et sa critique du christianisme le conduiront à prôner un retour au paganisme : ainsi, le 22 septembre 1717, il préside une réunion à la « Taverne du Pommier » qui va fédérer des groupes panthéistes sous le titre de « Druid Order », qui ont peu du druidisme que l’on ne connaît pas, mais doivent beaucoup à la pensée de Spinoza ! Très souvent et ce, jusqu’à nos jours en Grande-Bretagne, une double appartenance a lieu : rappelons-nous la célèbre photo de notre Frère Winston Churchill se faisant initier au Druid Order ! John Toland aura une incontestable influence sur la Maçonnerie et le Druid Order en Grande-Bretagne, bien que son appartenance à la Maçonnerie n’ait jamais été prouvée. En revanche, c’est lui qui va influencer l’adoption du concept de « Grand Architecte de l’Univers », largement influencé par la pensée spinoziste ou de celle de Leibnitz (« Il résulte de la perfection suprême de Dieu qu’en produisant l’univers, il a choisi le meilleur plan possible »).
D’origine irlandaise (d’où, sans doute, son engouement pour le druidisme !), John Toland fut d’origine catholique et se convertira au protestantisme, mais va évoluer rapidement vers une contestation du christianisme. Il ira faire ses études en Ecosse, à Glasgow où il montre des dons certains pour la vie intellectuelle. C’est là qu’il découvre les ouvrages de Locke, Giordano Bruno et surtout Spinoza. C’est en 1696 qu’il va publier son livre, « Christianisme sans mystère », qui va obtenir immédiatement un énorme succès, mais il effraie Locke lui-même par le dépassement de la pensée de Spinoza et il va prendre ses distances avec le philosophe naissant, d’autant que ce dernier va se lancer dans des écrits pro-républicains et sur la liberté de conscience. Ce qui l’amène à une célébrité dérangeante. C’est en 1705, qu’il s’avoue panthéiste. Discrètement, en Hollande en 1712, il fit paraître son « Traité des trois imposteurs, Moïse, Jésus, Mahomet », précédé d’une biographie de Spinoza et, en 1714, il publie « Raison de naturaliser les Juifs » qui est une dénonciation de l’antisémitisme. En 172O, après des textes où il défend notamment la philosophe Hypatie d’Alexandrie et la cause des femmes, il publie « Clidophorus » (Le porte-clefs) qui est considéré comme l’un de ses textes les plus importants, où il explique que dans toute spiritualité existe deux formes d’expression : l’une exotérique et l’autre ésotérique. Durant cette période, il sort aussi son célèbre « Pantheisticon », couronnement de sa pensée et qui prône le discernement : « Le sage panthéiste soumettra toutes choses au raisonnement qui les entourera comme d’une haie pour discerner le vrai du faux, et il connaîtra par cet art et cette science ce qui suit nécessairement d’une chose et ce qui lui est opposé ». Le rôle que jouera John Toland durant la période des Lumières sera considérable dans toute l’Europe et, à coup sûr, son influence sur les orientations naissantes de la Franc-Maçonnerie fut capitale par l’introduction de son concept de Grand Architecte de l’Univers, tellement inspiré par la pensée spinoziste. Il sera aussi le créateur d’une « Société Socratique » avec des rituels et une pensée qui est très voisine à la Maçonnerie, ce qui interroge sur les influences réciproques des deux courants qui restaient liés fortement.
Ce qui nous amène à aborder maintenant la pensée même de Spinoza, au-delà de John Toland, son fidèle diffuseur.
II – UN GEANT DANS L’HISTOIRE DES IDEES.
Dans un ouvrage de réflexion clair et profond, le Père Jésuite Henri Laux, enseignant aux facultés jésuites de Paris Loyola (ex-Centre Sèvres) et spécialiste de Spinoza, nous cite une lettre du futur cardinal Henri de Lubac (1896-1991) adressée à l’un de ses jeunes confrères jésuites, étudiant en philosophie, Yves de Moncheuil (Résistant, aumônier du maquis du Vercors, fusillé par les nazis le 11 août 1944), où il lui donne son opinion sur le grand philosophe. Cette missive nous paraît importante pour notre propos et, bien que longue, nous la reproduirons (2) : « Travaillez-le beaucoup (Spinoza) : c’est le plus important de tous ; lui et Kant, mais lui d’abord, je me persuade de plus en plus, que ce sont les deux hommes à connaître. Je dit « lui d’abord », parce que je crois qu’en fait son influence fut beaucoup plus étendue et profonde, en même temps que plus néfaste. C’est le grand homme et le principal fondateur, qu’on le sache ou non, de la « pensée moderne » et de la « libre pensée ». Ce ne sont pas de vagues déistes ni des poliçons comme furent beaucoup de gens du XVIIIe s., ni de pâles scientistes, qui auraient suffi à déchristianiser la pensée. Spinoza est le grand coupable. Il n’y a que deux attitudes foncières en présence : la chrétienne et la panthéiste. Panthéisme et naturalisme, c’est tout un. Les solutions intermédiaires ne vivent un temps que par ce qu’elles empruntent à l’une ou l’autre : par ex., la philosophie laïque de Descartes, ou l’éclectisme du siècle dernier, ou le moralisme de Kant. On a beaucoup disserté sur ce thème : « Pascal et Descartes » ; un thème beaucoup plus intéressant, et qui permettrait des vues plus profondes, serait celui-ci : « Pascal et Spinoza ». Encore aujourd’hui, il s’agit de savoir, des deux, qui l’emportera. Même dans les matières où l’on a le plus dénoncé l’influence kantienne, v.g., en exégèse, ou dans le modernisme en général, c’est bien d’avantage celle de Spinoza qui est prépondérante. Vous avez donc raison de vouloir le lire de près, et surtout son Traité théologico-politique : c’est le bréviaire du naturalisme et du rationalisme, il importe de le connaître à fond et de savoir que lui opposer : après cela, on peut répondre à tout ».
Analyse fondamentale et d’une lucidité implacable : nous sommes ainsi suspendus au choix fondamental, loin des demi-mesures, entre christianisme et panthéisme, entre Spinoza et Pascal le janséniste. Personne ne peut échapper à cet « Exercice Spirituel », si cher à Ignace de Loyola, pas même, et surtout peut-être, à la Franc-Maçonnerie ! La pensée éthique et métaphysique de Spinoza couvre de nombreux champs du savoir : anthropologie, sociologie, psychanalyse, politique, économie, écologie, biologie, etc. Mais elle fut surtout un terrain d’affrontement théologique avec le christianisme, en particulier avec Rome qui condamna très tôt la pensée spinoziste (3), qui fut présentée comme l’ennemi le plus dangereux du christianisme. Rome sera rejointe par un certain nombre de calvinistes et luthériens qui refusaient ce qui portait atteinte à leur foi. Réfuter Spinoza devint un devoir théologique : signalons que dans les universités allemandes, durant tout le XVIIIe siècle, on commençait une carrière de philosophe ou de théologien par une dissertation contre Spinoza ! Il va être, d’emblée, assimiler à l’athéisme, alors qu’il était panthéiste.
La première question que Spinoza va traiter est naturellement, « De Deo » celle de Dieu ! Dans l’éthique, il le définit ainsi « Par Dieu j’entends un être absolument infini, c’est-à-dire une substance consistant en une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie ». Dieu est la substance, donc la totalité et l’infinité des attributs, la totalité et l’infinité des formes d’être. Dieu existe nécessairement et l’affirmation de son existence est pleine et absolue, mais à-travers la fameuse formule : « Deus sive Natura », « Dieu, donc la nature » ! Bien entendu, le judaïsme et le christianisme entrent en opposition avec cette formule : Dieu n’est pas créateur de façon permanente car dans la création il fait exister en dehors de lui des choses qui ne sont pas lui et qui ne relève pas du miracle. Mais pour Spinoza, les attributs et les modes qui en découlent ne sont pas une réalité distincte de lui. L’idée de création est inintelligible puisque tout est Dieu. Nous pourrions utiliser là une formule célèbre de « nature naturante » et de « nature naturée ». Ainsi, la nature se déploierait grâce et à partir d’un verbe qui n’existe pas ! Dieu n’a pas crée l’homme pour qu’il lui rende hommage, car il n’a pas de passions, ne se venge pas, n’éprouve ni colère ni jubilation et ne poursuit pas de projet particulier. Il n’y a pas à rechercher ses intentions, donc toute théologie est inutile. En fait, Dieu n’est pas créateur. La liberté divine est la puissance de tout ce qui est : Dieu, c’est-à-dire la nature est à comprendre, de façon symétrique, avec l’histoire, dans l’enchaînement infini de ses modalités finies. Par-delà les siècles, il préfigure la réflexions d’Albert Camus quand il écrit dans « Le mythe de Sisyphe » en 1942 : « On connaît l’alternative : ou nous ne sommes pas libres et Dieu tout-puissant est responsable du mal. Ou nous sommes libres et responsables mais Dieu n’est pas tout-puissant. Toutes les subtilités d’écoles n’ont rien ajouté ni soustrait au tranchant de ce paradoxe »…
La réflexion de Spinoza s’effectue naturellement dans un milieu où tentent de cohabiter, avec plus ou moins de succès, des courants divers du christianisme et il va traiter la question christique en lui accordant un statut singulier : pour lui, le Christ a eu une connaissance « vraie et adéquate » de Dieu, contrairement aux prophètes de la Bible qui ont perçu et transmis les révélations de Dieu au-moyen de l’imaginaire. Mais, comme le Dieu substance-Nature, infinie totalité du réel n’a rien en dehors de lui, il ne crée pas, ni n’engendre, donc le Christ est homme, non pas Dieu. Il n’y a pas de divinité du Christ ni incarnation et surtout pas de résurrection, ou faut-il le comprendre alors de manière spirituelle allégorique. Existe, dès lors, une rupture totale avec le christianisme qui souligne que la liberté n’a plus de repères puisqu’elle n’a plus à s’ordonner à la recherche d’une vie conforme au bien puisque celui-ci n’existe plus comme norme transcendante et que la nature humaine, corrompue par le péché est en attente de rédemption. La réponse de Spinoza est que, d’une certaine façon, l’éthique doit remplacer la morale de type religieux.
Existe aussi pour le philosophe, le problème de l’interprétation des Ecritures, dans laquelle il va jouer un rôle décisif à l’époque moderne dans l’établissement d’une méthode d’interprétation. Pour lui, les théologiens déforment les textes pour justifier leurs arguments, ils les altèrent et les falsifient avec ce que cela suppose comme conséquences dans l’ordre public : haine, superstition qui conduit à mépriser la nature et la raison. C’est pour faire barrage à ces « préjugés théologiques » qu’il va établir une méthode d’interprétation des Ecritures, que l’on appellera deux siècles plus tard « historico-critique ». Il ne manquera pas non plus de critiquer l’impact de la pensée religieuse sur le fonctionnement de l’État lorsque les Eglises prétendent se substituer au souverain : il est insupportable pour lui la notion d’ « Etats chrétiens », faisant du christianisme une religion d’État après l’Edit de Milan de Constantin, en 323.
Bien entendu, la théologie contemporaine sera confrontée au Spinozisme et tous ses grands noms, catholiques ou protestants, vont tenter de faire face à celui qui apparaît encore comme un adversaire fondamental. Nous pouvons citer quelques figures notoires. Par exemple, le pasteur calviniste Karl Barth (1886-1968) n’hésite pas à attaquer les Lumières en pensant que la pensée de Spinoza les a depuis longtemps noyautées. Le Dieu de Spinoza, sans transcendance ni personnalité, ni incarnation ne pouvait être que rejeté par Barth. De son côté, le théologien catholique, Urs von Balthasar (1905-1988) pense que Spinoza est un successeur de Descartes qui n’a pas su penser les éléments qui lui auraient permis d’affronter un panthéisme et un « athéisme logique, où toute espèce de gloire antique ou chrétienne disparaît au profit d’un sujet universel solipsiste, dans lequel liberté et nécessité doivent coïncider ». Henri de Lubac (1896-1991), l’un des plus célèbres théologiens de l’Église catholique du XXe siècle, reconnaît une place unique dans l’histoire des idées à Spinoza, mais qu’il est non seulement dangereux, mais « coupable » d’avoir développé une doctrine panthéiste, naturaliste et rationaliste. C’est le pasteur et philosophe, Paul Tillich (1886-1965) qui manifestera une certaine sympathie pour Spinoza en écrivant que « l’affirmation de soi, selon Spinoza, est participation à l’affirmation de soi divine » et que son Ethique amène à une ultime conséquence : « Le courage d’être est possible parce qu’il est participation à l’affirmation de soi de l’être même » Tillich aura aussi des échanges avec Albert Einstein, profondément influencé par la pensée de Spinoza et le panthéisme qui répondra à la question « Croyez-vous en Dieu ? » : « Je crois dans le Dieu de Spinoza qui se révèle lui-même dans l’harmonie ordonnée de ce qui existe, non pas en un Dieu qui s’occupe de la destinée et des actions des êtres humains ». Nous découvrons, chez le théologien catholique, Joseph Moingt (1915-2020) une certaine sympathie nouvelle, assez contraire aux milieux ecclésiastiques. Pour lui, Spinoza, permet de penser Dieu autrement. C’est pour le théologien une inspiration pour revendiquer la liberté du croyant au coeur de la modernité et cette liberté invite alors à penser toujours plus profondément, là même où il en va de la question de Dieu. Mais, il va également être connu pour son soutien à Pierre Teilhard de Chardin dans le conflit qui l’oppose à L’Église et à la « Compagnie », des jésuites, à laquelle il appartenait. Le conflit portait précisément sur le concept de panthéisme auquel Theilard va faire appel couramment et donc avoir des connivences de fond avec Spinoza, sans qu’on puisse parler d’influences directes. Nous pourrions dire que nul mieux qu’un spinoziste n’est incliné à devenir teilhardien ! Joseph Moingt prendra la défense du mot panthéisme au sein de l’Église en le christianisant (4) : « Le mot « panthéisme » est la traduction littérale du nom de Dieu-Tout, de Dieu-Plérôme. A t-il de quoi effaroucher une religion fondée sur l’incarnation de Dieu, une Eglise qui s’intitule fièrement Corps-du-Christ ? A-t-il de quoi scandaliser quand il est appliqué à la vision, non de ce monde dans son état présent, mais d’un univers spiritualisé, devenu incorruptible et projeté dans l’éternité de la vie de Dieu ? Il ne signifie pas que Dieu est constitué des éléments du monde, dilué en toutes choses. Il signifie l’état d’achèvement que se donne à la fois en lui-même et dans l’humanité du Christ le Dieu amour ». Belle démonstration dialectique qui, hélas, n’emportera ni l’adhésion des théologiens ni celle des panthéistes spinoziens ! Dans une conférence de 1923 intitulée « Panthéisme et christianisme » Teilhard se propose de rapprocher les deux doctrines « en dégageant ce qu’on pourrait appeler l’âme chrétienne du Panthéisme ou la face panthéiste du Christianisme ». Il va jusqu’à énoncer que le panthéisme est une tendance légitime de l’âme humaine reposant sur « la préoccupation religieuse du Tout »(5). L’Ethique n’est pas une accumulation de concepts mais est le mouvement de la substance qui se déploie dans l’organicité du réel. L’orientation christique, essentielle chez Teilhard, rejoint chez Spinoza une orientation vers le Tout, saisi dans son unité et éprouvé par l’homme comme désir infini de persévérer dans l’être. De très rares théologiens iront vers un ralliement total à la pensée spinoziste. Nous citerons cependant Stanislas Breton (1912-2005), religieux de la « Congrégation de la Passion » et philosophe qui déclarera son entière adhésion à la pensée Spinozienne (6) : « Roche sédimentaire, roche activement éruptive, roche métaphorique : dureté du plus brillant et du plus limpide des minéraux, ce diamant, qui n’a jamais pu faire partie d’une couronne, est toujours là à nous attendre ». Exceptionnelle déclaration chez un théologien chrétien !
Pour le christianisme, Spinoza, reste dans l’ensemble quelqu’un de peu fréquentable, de même que beaucoup d’autres penseurs, quand ce n’est pas la philosophie, jugée suspecte ou inutile. Même dans les courants de la théologie les plus en lien avec la culture, il reste un marginal car il illustre toujours certaines dérives panthéistes. A bien des égards, il reste ce monument que l’on respecte en le tenant à distance faute de le comprendre. Pour le christianisme, demeure également le « péché » lié à l’idée que le Christ est seulement homme : il n’y a chez lui ni incarnation de Dieu, ni Résurrection, donc, il ne reste pas grand-chose du témoignage des Ecritures ! Pas grand-chose non plus de l’amour de Dieu pour ses créatures : « Dieu, à proprement parler n’aime personne et n’a personne en haine. Car Dieu n’est affecté d’aucun affect de joie ni de tristesse, et par conséquent, il n’aime personne et n’a personne en haine » (Ethique IV, page 28). Ou encore : « Qui aime Dieu ne peut faire effort pour que Dieu l’aime en retour » (Ethique V, page 19). Pour Spinoza, la projection de l’homme sur une figure paternelle est nulle et sans appel ! Nous reste alors, dans le rapport avec Dieu, de nous saisir nous-mêmes en tant qu’existants dans et à-travers Dieu, saisir Dieu, ou la totalité à-travers telle singularité, à-travers le singulier concret que nous sommes nous-mêmes, et de percevoir que nous existons en Dieu et que Dieu existe à-travers nous. Cette démarche s’accompagne alors d’une joie intense qui est celle de connaître et de se connaître parfaitement, au principe même de l’être, « Nous sentons et nous faisons l’expérience que nous sommes éternels » (Ethique V, page 23). Avec Spinoza, la théologie garde sa liberté d’interprétation, mais la confrontation de la théologie avec lui pose la question plus générale du rapport de la philosophie et de la théologie, alors que Spinoza défend leur séparation pour éviter la subordination de l’une à l’autre et veut défendre l’autonomie de ces deux disciplines en évitant ainsi que l’on condamne une opinion à partir d’une autorité extérieure.
III – LA FRANC-MACONNERIE, A LA CROISÉE DES CHEMINS, A-T-ELLE UNE VISION APAISÉE DES CHOSES ?
Les deux orientations nous donnent un choix dans une vision de l’homme qui n’est pas sans conséquences sur la vision que la Maçonnerie peut en avoir : soit un regard qui dévalorise la nature humaine dans le sens d’une théologie augustinienne, protestante ou janséniste, ou seule la grâce sauve le pécheur de la damnation et où l’on s’en remet à la prédestination ; ou une option plus humaniste qui ne s’illusionne pas sur la pureté de la nature humaine mais qui pense que l’homme peut, sans figure divine, dépasser des morales impossibles au profit de l’éthique. D’où la nécessité d’expliquer au lieu de corriger, ce qui amène à trouver l’équilibre entre fermeté et générosité. Ce qu’écrit Spinoza dans don Traité Théologico-politique (scolie de la proposition 59) : « Par fermeté j’entends le désir par lequel chacun s’efforce de conserver son être sous le seul commandement de la Raison. Tandis que par générosité j’entends le désir par lequel chacun s’efforce sous le seul commandement de la Raison d’aider les autres hommes et de les joindre à lui d’amitié ». Il ne s’agit pas ici de charité, marque d’une supériorité, mais d’une collaboration raisonnable avec l’autre, teintée d’amitié et d’égalité, et ce, en cheminent vers l ‘ « autonomie de soi-même », car il ne s’agit pas de participer à la transcendance de Dieu, mais d’être partie nécessairement de Dieu dans son immanence. Demeure l’analyse des affects qui sont incarnés et ne restent pas seulement des manifestations intellectuelles de notre Raison : devançant la psychanalyse avec génie, Spinoza va comprendre comment ils sont complexes et travaillent à notre insu dans ce qui n’est pas encore nommé « inconscient » et combien sont relatifs et trompeurs les sentiments. Ce qui amène à la tolérance devant la vacuité même du monde et des individus. S’y ajoute donc la conclusion de la liberté de pensée, car les Eglises n’ont ni à se substituer à l’état, ni à entrer en concurrence avec lui. Elles doivent exercer leur autorité dans le cadre des lois, dans le respect du droit commun. Propos nettement en avance sur son époque et qui ébauche déjà largement le concept de « Laïcité » !
La Maçonnerie se pensait tenue à l’écart de ce type de débat, mais en fait de ses origines religieuses chrétiennes et de l’influence du spinozisme, elle se retrouve à la pointe de la réflexion sur l’opposition fondamentale entre christianisme et panthéisme. Le panthéisme est défini par Régis Blanchet de la manière suivante (6) « C’est une philosophie métaphysique et sociale, c’est un espace, un au-delà, de toutes les religions, une vision personnelle et presque sensuelle du monde, un amour intense de la nature qui guide l’homme jusqu’à un amour de l’Être infini ». Nous percevons chez l’auteur, panthéiste convaincu, des accents qui ressemblent à ceux de Teilhard de Chardin !
Bien entendu, la Franc-Maçonnerie dans son idéal de tolérance, ne peut que laisser à chaque Maçon sa liberté d’orientation spirituelle, mais elle ne peut, indéniablement, que constater que l’homme a un besoin de transcendance, sous réserve que pour « tourner rond » il ne convient pas de « tourner en rond » ! Le cheminement métaphysique, à laquelle la Maçonnerie peut apporter dans certains cas son appui, ne nécessite pas forcément l’apport théologique, comme nous le rappelle le poète mystique indien Kabir (7) : « Frère ne te laisse pas prendre aux erreurs du monde. La création est dans le Créateur, le Créateur dans la création : en tous lieux, Il demeure ». Presque une déclaration de foi panthéiste !
Tout cela n’arrange guère notre réflexion de départ sur le « Delta Lumineux » : me rappelle-t-il à l’existence d’un Principe créateur en relation avec sa créature ou le reflet de moi-même en tant que cellule d’un Tout, donc Dieu moi-même à travers l’éternité de la matière ?…
NOTES
(1) Baron Michel : Les Unitariens. Paris. Editions de l’Harmattan. 2004.
(2) Laux Henri : Spinoza et le christianisme. Paris. PUF. 2022. (page 12).
(3) Condamnations romaines de Spinoza : l’Ethique fut inscrite à l’ « Index librorum prohibitorum » par deux décrets successifs, le premier émanant de la Sacrée Congrégation de l’Index des livres interdits le 13 mars 1679, sous le pontificat d’Innocent XI ; le second émis le 29 août 1690 durant le pontificat d’Alexandre VIII. Dans ce second document était renouvelé la condamnation du « Tractatus theologico-politicus ».
(4) Laux Henri : Idem (page 139)
(5) Teilhard de Chardin Pierre : Comment je crois. Paris. Editions du Seuil. 1969. (page 73)
(5) Breton Stanislas : Spinoza, théologie et politique. Paris. Editions Desclée de Brouwer. 1977. (page 5).
(6) Blanchet Régis : Le panthéisme maçonnique. Rouvray. Editions du Prieuré. 1994. (page 88).
(7) Kabir : Au cabaret de l’amour. Paris. Editions Gallimard. 1959. (page 177)
BIBLIOGRAPHIE
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– De Sacy Samuel : Descartes par lui-même. Paris. Editions du Seuil. 1968.
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– Kant Emmanuel : Oeuvres philosophiques. Editions Gallimard/La Pléiade. 1980.
– Lagrée Jacqueline : Spinoza et le débat religieux. Rennes. Presses Universitaires de Rennes. 2004.
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– Moreau Pierre-François : Spinoza. Paris. Editions du Seuil. 1975.
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– Scala André : Spinoza. Paris. Editions Perrin. 2009.
– Spinoza : Oeuvres complètes. Paris. Editions Gallimard/Pléiade. 1954.
– Toland John : Clidophorus. Paris. Editions Allia. 2992.
– Toland John : Lettres à Serena et autres textes. Paris. Editions Champion.
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– Toland John : Le christianisme sans mystères. Paris. Editions Champion. 2005.
– Urs von Balthasar Hans : La gloire et la croix. Paris. Editions Aubier. 1983.
– Vernière Paul : Spinoza et la pensée française avant la Révolution. Paris. PUF. 1954.
– Zac Sylvain : La morale de Spinoza. Paris. PUF. 1959.
Magnifique synthèse ! À lire en loge (du GO à la GLNF, peut-être même à la GLFF si elles peuvent comprendre).
En particulier sur les origines de la maçonnerie anglaise : un vain peule maçonnique (dont moi !)pense que les débuts tentaient d’appaiser les anglcans et catholiques. En fait, elle tentait d’ppaiser les diférents courants issusdes idées de la réforme. Dont acte.
Quant à Spinoza, les philosophes et théologiens actuels définissent sa conception comme “panenthéisme” (en gros : panthéisme “tout est Dieu”, panenthéisme “tout est en Dieu, mais Dieu est plus que tout” !)
Même remarque que précédemment sur ce texte en y ajoutant cependant une (très petite) pierre : LA SEULE ENIGME QUI SOIT est celle de l’Incréé qui se trouverait en nous sous forme d’une toute petite image….mais : PEUT-ON IMAGINER AUTRE CHOSE QUE DES CREATIONS ? Même les images ont des objets de référence ! C’est quand même une sacré pirouette que de penser que l’incréé se trouve dans le créé : mais créé par qui ? par quoi? comment ? Le Dieu auquel nous croyons ne peut être que le Dieu que nous imaginons selon les époques ou les circonstances (Dieu d’Amour ou Dieu de vengeance ou etc…) ; l’Incréé semble INIMAGINABLE . Il ne nous reste donc plus qu’à nous réfugier dans la Croyance, celle qui nous semblera la plus juste et nous aidera à vivre .
Merci pour ce très beau texte… Ce genre detravail est mon attente ici et ailleurs, de midi à minuit…et même au-delà