dim 16 juin 2024 - 17:06

Le Travail maçonnique (Par Alain Graesel)

Le Travail est une des vertus cardinales de l’initiation maçonnique.

Il est évoqué dans la plupart des degrés de la plupart des Rites. Maillet et ciseau, équerre et compas, fil à plomb et niveau sont des outils et instruments de travail qui accompagnent les Frères et Sœurs dès leur 1er degré et tout au long des suivants.

Il peut être commenté différemment selon ces Rites mais il est généralement présenté comme un engagement personnel et une vertu.

Je m’attarderai ici sur la signification qu’il peut avoir dans la FM symbolique et notamment au 2e degré du REAA tel que pratiqué à la GLDF au cours duquel le Vénérable Maître interpelle le compagnon lors de son élévation et l’exhorte ainsi : “Nous devons travailler non pas à contrecœur sous la pression de la nécessité, mais bien avec entrain, en artistes, pour qui l’œuvre seule compte et n’est pas nécessairement subordonnée à une récompense”.

Que peut signifier cette exhortation et pourquoi faudrait-il  “travailler en artiste” ?

Le travail au sens profane tout d’abord

Le travail en un sens profane présente trois caractéristiques essentielles communément admises :

  • Il permet, grâce au savoir, de maîtriser la nature et transformer le réel.
  • Il a un effet d’intégration sociale.
  • Il est aussi un vecteur de construction personnelle.

Dans une acception usuelle, le travail est l’activité par laquelle l’homme s’arrache à la nature qui l’entoure et dans laquelle il est immergé. Il la maîtrise grâce à ses outils et instruments et il transforme le réel à son profit. Il réalise en quelque sorte le projet du Discours de la Méthode (1637) de René Descartes : “Le savoir est destiné à nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature”.

Mais le travail a aussi un effet d’intégration sociale : il crée des liens entre les humains par l’échange et les relations qu’il favorise et la mondialisation contemporaine – en dépit des contradictions parfois négatives qu’elle génère – en est une illustration spectaculaire.

Et le travail est par ailleurs, pour chacun, un vecteur de construction de sa propre personnalité et de son individualité. Il illustre la dialectique action – rétroaction. Comme dit l’architecte Eupalinos qui s’adresse à ses amis Phèdre et Socrate dans le texte éponyme de Paul Valéry : “À force de construire, je crois bien que je me suis construit moi-même.” 

Une conception évolutive

Il est intéressant de faire un détour par la conception de ceux qui ont marqué l’histoire de la pensée car ils ont eu de toute évidence une influence sur la conception que se font les maçons. 

De l’Antiquité à nos jours globalement deux grandes théories s’opposent, celle du “travail asservissement” et celle du “travail libération”. On les retrouve chez de grands penseurs et parfois paradoxalement de façon simultanée.

Les Grecs

Les philosophes grecs – et notamment Aristote – voient dans le travail une activité dégradante qui doit être dévolue aux esclaves ou aux barbares (i.e. les non-Grecs). Leur idéal est la vie contemplative désintéressée et non concernée par les contingences matérielles. Cette contemplation est une fin en soi, qu’ils appellent “praxis”, définie comme une activité – telle que la réflexion philosophique par exemple – qui trouve du sens en elle-même et se justifie par sa seule pratique au contraire d’une activité qui consiste à fabriquer des choses tangibles comme le font les artisans et qu’ils appellent la “poiesis”, c’est-à-dire la production matérielle.

Pour Aristote un homme libre ne travaille pas, il a “des occupations” intellectuelles, spirituelles, politiques ou guerrières, mais il n’effectue aucune tâche matérielle de production. Les Romains développeront une idée similaire. On comprend évidemment qu’une telle organisation sociale ne peut se perpétuer que grâce à l’esclavage que la démocratie grecque du Ve siècle av. JC – pourtant souvent citée comme un exemple vertueux par ailleurs – ne mettait absolument pas en question.

Le christianisme

Le christianisme – et le catholicisme notamment – quant à lui bâtira sa vision sur l’idée que le travail est une punition résultant de la transgression par Adam et Ève des lois du Paradis ” Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes dans la terre d’où tu as été tiré. ” (Genèse – 3,19). La formule et connue. Cette notion traversera les siècles et prévaut encore souvent aujourd’hui dans certains milieux alors que le protestantisme prône de son côté l’idée que le travail est une valeur rationnelle et un principe de succès social et qu’il est le contraire d’une malédiction divine (c’est la réflexion de Max Weber à ce sujet).

La philosophie moderne : Hegel, Nietzsche, Arendt

Le philosophe G.W. Friedrich Hegel au début du XIXe siècle, prend le contre-pied de la tradition biblique. Il valorise le travail et considère que grâce à la transformation de la nature qui en résulte l’homme prend conscience de soi. Le travail pour Hegel est donc un facteur d’affranchissement et de liberté qui permet l’épanouissement des humains. Karl Marx reprendra cette idée à son compte à condition que le travail ne soit pas aliéné et serve l’épanouissement des travailleurs et non pas la seule augmentation du patrimoine des détenteurs de capital par la captation organisée de la valeur ajoutée au travers du salariat, notion qui est une des bases de son économie politique (Le Capital 1867).

F. Nietzsche pour sa part, à la fin du XIXe siècle considère que le travail est un tourment physique et psychique qui entrave le développement de la personne, se sacrifiant ainsi selon lui à l’intérêt collectif au lieu de se servir de son talent à son propre profit. Il aboutit à une rationalisation du contrôle social qui fait dire au philosophe allemand que “Le travail constitue la meilleure des polices (sociales)”. Mais Nietzsche fait aussi l’apologie d’un autre type de travail qu’il considère comme “libérateur”, celui des intellectuels, des artistes et des créateurs qui n’ont pas pour but premier le profit. Il est réservé aux aristocrates et il nécessite dans la vision nietzschéenne la séparation de la société en deux classes : les maîtres et les esclaves.  

Hannah Arendt au 1er Congrès des critiques culturelles, 1958

Hannah Arendt au XXème  siècle, distingue elle aussi de son côté deux formes différentes. D’un côté “le travail contraint” de production de biens éphémères auquel les humains sont soumis pour subsister dans l’existence grâce à la consommation qui caractérise selon elle nos sociétés contemporaines.

De l’autre ce qu’elle appelle le “travail œuvre” qui permet l’épanouissement de chacun et qui fait ainsi la grandeur de l’homme en dépassant de très loin l’univers de la seule production/consommation de subsistance.

On pourrait citer d’autres auteurs encore mais ceux-ci condensent assez bien ce que l’on peut en penser. 

Comme on le voit, l’objet “travail” est un concept difficile à saisir et les positions sur le sujet sont souvent contradictoires et parfois difficiles à concilier.

Alors qu’en est-il pour nous Frères et Sœurs ?

Francs-maçons de Victoria’s Smythesdale, qui compte 27 membres. Photo : TIM BOTTAMS

Et que signifie cette formule du Vénérable Maître qui s’adresse au futur Compagnon au moment de l’initiation au 2e degré et l’encourage à “travailler en artiste”.

C’est en somme un peu tout ce qui vient d’être dit plus haut.

Quel est ce travail évoqué par le Vénérable Maître ?

Ce n’est pas d’un travail contraint qu’il s’agit (voir Nietzsche, Arendt) ni d’une punition divine (comme pour le Christianisme), mais bien d’un travail émancipateur qui augmente la conscience de soi (voir Hegel), c’est un travail qui libère les énergies que chacun porte en soi et qui lui permet d’optimiser ses capacités créatrices.

Il ne s’agit pas évidemment d’une simple praxis contemplative à la façon des Grecs (Aristote), ni de la fabrication d’objets éphémères et sans mémoire (Arendt) qu’il s’agit de produire et de consommer pour subsister. Mais il s’agit d’une volonté de transformer le réel et de se transformer soi-même.

Il ne s’agit donc pas de travailler sous le joug de la nécessité, par l’effet de la soumission à une contrainte extérieure mais de se donner une obligation éthique personnelle dont on répond devant sa conscience et de transformer le monde autour de soi tout en se transformant soi-même comme le dit l’architecte Eupalinos cité plus haut.

La construction des cathédrales

On peut ici prendre pour illustration la construction d’une cathédrale.

Que faut-il pour construire une cathédrale ?

Quels en sont les auteurs et les acteurs ?

Il y faut un maître d’ouvrage donneur d’ordre et un maître d’œuvre architecte qui vont initier et concevoir le projet.

Il y faut les matériaux – pierre, bois, métal, verre – pour leur  donner une forme concrète.

Il y faut des artisans d’art capables par leur talent de mettre en œuvre ces matériaux complexes et de les associer entre eux dans un projet global.

Mais il faut également donner du sens à l’édifice. Et ce qui donne son sens à une cathédrale, sa finalité ultime, ne se trouve pas seulement dans la mise en synergie dynamique de ces éléments. Le sens ultime d’une cathédrale est sa dimension spirituelle. Et tous les efforts des acteurs cités plus haut tendent vers la réalisation de cet objectif.

La travail : technique, métier, art, valeur, vertu ?

Menuisier ou ébéniste au travail
Menuisier ou ébéniste au travail avec son bois sur son établis. Equerre, rabot,

Alors pourquoi le travail est-il pour nous FM une Valeur bien plus que la simple possession d’une technique ou d’un métier. Pourquoi n’est-il pas une contrainte mais au contraire une libération, un épanouissement ?

Car il est bien entendu la possession d’une technique ou d’un métier. Dans l’expression “Le grand art de la maçonnerie”, utilisée par le VM pour qualifier notre démarche, le mot art renvoie au sens qui est le sien en français ancien où il signifie métier et technique généralement associé à la notion d’architecture.

Mais il renvoie aussi à l’idée d’artisan et d’artiste que j’ai cité plus haut et manifeste ainsi une double exigence.

Le talent de l’artisan est indispensable, car il sait tailler les pierres et les assembler entre elles dans un édifice. Mais celui de l’artiste aussi, qui sait concevoir et exécuter les plans, ayant le souci de l’esthétique et de la beauté de l’édifice.

Les deux dispositions d’artiste et d’artisan sont indispensables à la conception et à la réalisation de l’œuvre. Car c’est bien d’une œuvre collective qu’il s’agit et non d’un objet du quotidien.

Pic de la Mirandole

Série Gioviana. Cristofano dell’Altissimo, Portrait de Pico della Mirandola, vers 1552-1568.)

C’est une dialectique où il s’agit de toujours associer les deux exigences.

En valorisant le Travail comme nous le faisons, nous nous revendiquons comme les héritiers des penseurs de la Renaissance occidentale qui considéraient l’Homme comme un être non totalement réalisé ni totalement achevé et auquel il reste à réaliser son humanité par un effort de construction personnelle qui lui permettra de dépasser sa simple  nature première, instinctive et immédiate.

On peut évoquer ici Jean Pic de la Mirandole qui dans un discours célèbre rédigé en 1486, annonçant l’humanisme moderne – intitulé “Oratio de hominis dignitate” – évoque le “Parfait artisan” du monde qui s’adresse à l’homme (la figure d’Adam étant ici la forme allégorique de l’humanité) et lui parle ainsi : “Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. [….] Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement, à la façon d’un peintre ou d’un sculpteur.”

Réveiller les consciences

un sculpteur assis - Tableau de Bernard Bonave
Tableau de Bernard Bonave

Il s’agit en quelque sorte par le Travail, de faire advenir en soi l’ordre et l’harmonie qui ne s’y trouvent pas naturellement et qui sont menacés de perpétuel déséquilibre : c’est d’abord d’une conquête de l’homme sur lui-même qu’il est question. Travailler, au-delà même du confort matériel que cela peut nous apporter, est une manière de se construire soi-même et de produire de l’intégration et du sens.

Il s’agit, par le Travail de réveiller notre conscience et d’adhérer avec lucidité à nos structures profondes, d’utiliser l’énergie qu’elles peuvent nous donner, pour pouvoir un jour les transcender, et en  passant de l’unité au binaire, puis du binaire au ternaire d’une unité nouvelle et recomposée former que nous appelons le “Franc-Maçon”.

Il est question ici de la capacité de l’humain de se réaliser en tant que tel.

Mais de le faire également en créant du lien fraternel avec les autres et de coopérer à la construction de l’humanité, en soi et autour de soi.

L’expression “Gloire au Travail” peut être comprise comme une sorte d’allégorie verbale de l’Homme construisant son humanité par un effort qu’il fait sur lui-même.

Sa forme renvoie évidemment au langage du XIXème siècle, inspirée de rituels anciens et il convient de l’accepter comme telle même si elle peut paraître aujourd’hui – et à juste raison – un peu désuète.

En synthèse et pour finir

Travail maçonnique

Le Travail est à la fois un effort de conception et de réalisation qui par l’effort qu’il sollicite de la part de chacun acquiert une dimension éthique que l’on peut aisément ranger au rang des vertus. Le travail au sens maçonnique est une vertu. Il transforme le réel et par l’effet en retour de cette transformation contribue à l’épanouissement de celui qui l’accomplit. Et donc à l’épanouissement de ceux avec qui il est en relation. Dans le cadre de la démarche initiatique il ne peut se limiter à l’exécution forcée d’une contrainte mais il prend la forme d’une obligation que chaque Frère ou Sœur se donne personnellement et en toute liberté étant bien conscient que l’effort indispensable pour l’accomplir contribuera à la construction de l’humanité dont chacun peut être porteur, en soi et autour de soi. C’est là sa dimension vertueuse.

2 Commentaires

  1. Une citation de BAUDELAIRE :
    “Il faut travailler , sinon par goût, au moins par désespoir, puisque , tout bien vérifié, travailler est moins ennuyeux que s’amuser”
    COMMENTAIRE donc, SANS COMMENTAIRE !

    • Donc commentaire 😉 à JJ Chauvin. Autre citation du même auteur
      “Il faut être toujours ivre, tout est là ; c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.
      Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez vous !
      Enivrez vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.”
      Dans les petits poèmes en prose.

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Alain Graesel
Alain Graesel
Conseil en organisation industrielle et ex professeur des universités associé à l'École d'Ingénieurs des Mines de Nancy, Alain Graesel a été Grand Maître de la Grande Loge de France de 2006 à 2009. Il a été président de la Confédération internationale des Grandes Loges Unies de REAA de 2010 à 2020. Auteur de : "La Grande Loge de France" Éditions PUF "Que sais-je?" 3e édition 2014 Lien sur Google "Graesel Grande Loge PUF" : https://tinyurl.com/Graesel-GLDF - "L'initiation au 1er degré du REAA" avec Michel Gerhart, ancien Grand Expert de la GLDF, Éditions Numérilive 2023 Lien sur Google "Graesel Numérilivre" : https://tinyurl.com/Graesel-Numerilivre

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