mer 04 décembre 2024 - 08:12

Restaurer chacun à la mesure de soi dans le monde

(Les « éditos » de Christian Roblin paraissent le 1er et le 15 de chaque mois.)

Comment la fête du travail ne nous renverrait-elle pas à sa glorification, telle que la franc-maçonnerie la célèbre comme apanage de l’homme libre ou comme condition de sa réalisation personnelle et sociale ? Sans doute sont-ce là des dimensions qu’illustrent nos pratiques[1] ; mais,  acceptons de nous pencher ici sur les réalités d’aujourd’hui et de nous avouer si, sous ce jour-là, l’initiation continue d’apporter des lumières à l’homme au travail.

Notons, tout d’abord, que, pour un très grand nombre de nos contemporains – et davantage encore dans d’autres contrées que les nôtres, où les droits des travailleurs sont quasiment inexistants et où les conditions de vie et d’asservissement sont particulièrement rudes –, le travail demeure une contrainte le plus souvent écrasante, qui contrarie le moindre espoir d’épanouissement. De surcroît, dans un contexte tout de même plus privilégié, pour une large fraction de la jeunesse occidentale appartenant à la génération Z, c’est aujourd’hui une source de contestation tant les principaux intéressés sont nombreux à se détourner de tout investissement professionnel assez vite jugé excessif – en dépit même des aménagements du télétravail –, considérant que leurs attentes ne sont pas suffisamment comblées par leurs employeurs, y compris au plan éthique, et que la recherche d’un équilibre avec leur vie privée constitue l’axe prioritaire de leurs engagements. Les mêmes ne risquent pas de pleurer beaucoup sur les emplois Kleenex, pas plus que, dans leur définition de plus en plus extensive (allant jusqu’à professeur, ingénieur, cadre, etc.), des jobs dits alimentaires ne parviennent à nourrir leurs ambitions.

 Sur ce panorama vient se greffer le déploiement de l’intelligence artificielle générative (IA)[2] dont certains anticiperaient que ces nouvelles technologies pourraient à plus ou moins brève échéance menacer des millions d’emplois, ne serait-ce qu’à l’intérieur de nos frontières, tandis que d’autres, dans le sillage d’une étude[3] de l’Organisation internationale du Travail (OIT), parue en août 2023, parieraient sur le fait que l’IA serait plus susceptible d’augmenter que de détruire les emplois en n’automatisant que certaines tâches, avec de lourdes exceptions tout de même concentrant l’essentiel des risques – le rapport prévoyant, pour le reste, un impact plus large en termes de changements dans la nature et l’exercice des compétences elles-mêmes. Mais ce ne sont aujourd’hui que des conjectures, le phénomène étant trop récent et proliférant à trop grande vitesse dans tous les domaines pour qu’on puisse évaluer avec précision les incidences majeures de cette innovation, que dis-je, de cette invasion globale.

De toute façon, l’intelligence artificielle ne devrait pas pouvoir prendre entièrement la main car les perspectives qu’elle trace résultent, certes, de gigantesques bases de données, donc déjà accumulées, mais, par suite, elle n’imagine pas de créations ni de processus dépassant les acquis. Elle aide indéniablement à composer des solutions à partir de la prodigieuse mémoire existante mais n’a pas la faculté de s’adapter à des contextes qui n’ont jamais été envisagés auparavant. Si l’IA peut nous libérer de nombre de tâches et développer de multiples prestations substitutives ou complémentaires, elle laisse par conséquent toute sa place aux qualités singulières de l’esprit humain qui construit ses préférences avec une raison sensible[4] reposant sur des principes éthiques et pariant parfois sur des idées surprenantes voire sur des coups de génie. L’IA, si elle nous conduit à modifier en profondeur notre façon de nous organiser, de produire et d’échanger, ne nous évincera donc pas de notre responsabilité dans l’Histoire. Bien au contraire, me semble-t-il : par son gigantisme et sa fulgurance, elle nous imposera de nous regarder en face car c’est bien sur la définition des politiques publiques que nous sommes sommés de nous prononcer en conscience, tant celles-ci seront par principe déterminantes. Et nous avons donc un rôle primordial à jouer, toutes affaires cessantes.

Aussi bien, on peut conclure des propos précédents que la robotique, au sens large, entendue pars pro toto[5], se situe rigoureusement aux antipodes du travail maçonnique qui concerne la réalisation de petits êtres de cœur et d’esprit se réunissant à couvert pour approfondir les voies de leur présence, donc de leur avenir, en ayant recours à des appréhensions symboliques utilisant des représentations d’outils et d’instruments de longue date dépassés… et ce, dans le luxe inouï d’un temps déconnecté des trépidations ordinaires. Vous souriez, mais ces supports de l’imaginaire et de la réflexion, les mythes et les rites qui s’y agrègent comme l’intemporalité qui les environnent, si tout cela marque de plus en plus une rupture avec les usages, les rythmes et les préoccupations de la vie quotidienne, eh bien, ces disciplines initiatiques me paraissent paradoxalement de moins en moins caduques et la loge, plus que jamais, devient un puissant antidote aux entraînements mécaniques, visant à restaurer chacun à la mesure de soi dans le monde.


[1] Pour une approche classique de la fête du travail, sans exégèse de l’acclamation maçonnique qui en constitue, cependant, le titre, on pourra lire ou relire notre édito du 1er mai 2022, dans ce Journal : « Gloire au Travail ! »

[2] Principalement centrés sur le thème de l’intelligence artificielle, se sont tenus, à Paris, en l’hôtel de la rue Puteaux, le jeudi 25 avril 2024, sous les auspices conjoints de la Grande Loge de France et de la Grande Loge Nationale Française, les  3es Entretiens Pic de la Mirandole, intitulés : « L’Être humain est-il maître de son destin ? ». Pour accéder à l’annonce faite dans ces colonnes, cliquer ici.

[3] Paweł Gmyrek, Janine Berg, David Bescond. Generative AI and jobs: A global analysis of potential effects on job quantity and quality. Geneva : ILO Working Paper 96, August 2023, 51 p. Pour accéder au contenu, cliquer ici.

[4] V. Michel Maffesoli, Éloge de la raison sensible, Paris : Grasset, 1996, 286 p.

[5] Figure de style de substitution consistant à énoncer la partie pour le tout, cette métonymie particulière recevant dans la bonne rhétorique le doux nom de synecdoque, décalqué du grec Συνεκδοχή  / sunekdokhê, « compréhension simultanée ». 

2 Commentaires

  1. Merci pour ce magnifique plaidoyer pour le Travail maçonnique apparemment désuet et à contretemps mais paradoxalement libérateur et porteur d’espoir dans un temps dur et deshumanisé

    • MTCF Jean-Louis,
      En effet, je trouve que ce contraste saisissant rend la voie initiatique de plus en plus pertinente et bénéfique.
      Merci de ta fidélité.
      En toute fraternité,
      Christian.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Christian Roblin
Christian Roblin
Christian Roblin est le directeur d'édition et l'éditorialiste de 450.fm. Il a exercé, pendant trente ans, des fonctions de direction générale dans le secteur culturel (édition, presse, galerie d’art). Après avoir bénévolement dirigé la rédaction du Journal de la Grande Loge de France pendant, au total, une quinzaine d'années, il est aujourd'hui président du Collège maçonnique, association culturelle regroupant les Académies maçonniques et l’Université maçonnique. Son activité au sein de 450.fm est strictement personnelle et indépendante de ses autres engagements.

Articles en relation avec ce sujet

Titre du document

Abonnez-vous à la Newsletter

DERNIERS ARTICLES