mer 01 mai 2024 - 07:05

Deux arbres, deux légendes

1. L’acacia éternel

Depuis des millénaires, l’arbre est une figure symbolique très forte dans de nombreuses cultures sur la planète. Sa longévité – tel l’acacia – évoque à la fois le cycle permanent des saisons (feuilles vertes l’été, feuilles mortes l’hiver) et par là, une forme d’éternité. Il est aussi l’arbre de vie, en devenant l’arbre séphirotique, représentation du processus de la création et l’arbre de la mort, que figure pour certains, la croix du Christ. Avec ses racines serpentant sous terre et, au dessus, ses branches offertes au ciel, l’arbre unit ce qui est en haut et ce qui est en bas.

 En soi, l’homme lui-même est un arbre. De tous temps, il lui a été comparé. N’en présente-t-il pas les « donnés à voir » métaphoriques? Hors-sol : verticalité, tronc, branches, feuillages. En sous-sol : racines, sève circulante dans le tissu capillaire, comme le sang dans les veines . N’est-il pas dit que l’arbre est doté d’une forme d’intelligence, d’une vie intérieure, qui lui permettrait de communiquer avec ses homologues ?! A l’image de l’homme donc, où se forment et s’activent dans son « temple intérieur » ses pensées, réflexions, émotions et sentiments !

Selon la légende, le patriarche biblique Mathusalem, qui vécut 969 ans, ne consommait que du miel d’acacia. On perçoit immédiatement ici combien est importante pour son descendant, la question de sa longévité et par conséquent, sa crainte de la mort et son désir d’en repousser la venue, par tous les moyens à sa disposition, matériels et même symboliques.

Il n’est donc pas étonnant que, taraudé par le mystère de ce temps impalpable qui s’écoule, l’Homme ait très tôt intégré dans son imaginaire, l’idée que l’abeille, cet insecte venu du fond des âges – bien avant l’humanité – produise une substance dotée de pouvoirs vivifiants, prélevée sur un arbre, lui-même réputé comme l’une des premières plantes du règne végétal. Sur ce même principe de valorisation, voire de vénération de l’ancienneté des choses, la franc-maçonnerie spéculative n’a pas manqué de repérer les vertus de l’acacia, – bois estimé imputrescible qui donc traverse le temps – pour le rattacher à la légende d’Hiram.

L’étude du symbolisme de l’acacia impose d’entrée de distinguer, parmi les quelques quatre cents variétés existantes, les deux espèces auxquelles s’est attaché l’imaginaire maçonnique.

Acacia vulgaris (Robinier)

Alors que des soldats anglais et irlandais constituaient à Saint-Germain en Laye, la première loge de l’Art Royal sur notre territoire, dans les années 1660/1670 – donc bien avant la création de la Grande Loge de Londres en 1717- un botaniste français, Vespasien Robin, introduisait au Jardin des Plantes à Paris, un acacia vulgaris, rapporté d’Amérique, qui prit le nom d’acacia americana robini, puis de « robinier » dans la langage populaire. C’est un acacia à fleurs blanches ou jaunes de la famille des papilionnacées, encore appelé « faux acacia ». Cet acacia « occidental » est celui qui est entré dans la symbolique de l’Art Royal français.

Acacia Heterophyla

Illustration d'acacia avec écriture au dessous
Illustration d’acacia avec écriture au dessous

Le véritable acacia est une légumineuse mimosée (d’où le nom de sa fleur jaune odorante disposée en grappes, le mimosa) que l’on trouve en Australie et au Moyen Orient. Il est plus ou moins abondant en Egypte, en Arabie, en Syrie, en Palestine et en Israël. En dehors de son bois résistant utilisé en ébénisterie, cet acacia dit encore « xerophyle », produit la gomme arabique et le cachou. Son feuillage, composé de petites lames pointues, nervurées et vernies, est coriace, persistant généralement toute l’année et comme son écorce, repousse les insectes. A noter que ces feuilles s’inclinent la nuit et se redressent au lever du soleil. Le symbole de mort et de renaissance, attaché à l’acacia, commence à l’évidence, avec cette caractéristique particulière. C’est bien entendu à cet acacia du Moyen-Orient que la légende d’Hiram, née au XVIIIème siècle fait allusion, sur le territoire même où elle se situe.

L’étymologie du mot « acacia » renvoie à diverses interprétations. Dérivé du mot grec « akakia », il signifie ainsi une pointe, une extrémité aigue. Quand on sait que la fleur de l’acacia représente un cercle d’où jaillissent des pointes végétales, le rapprochement est possible. La boule jaune du mimosa et lesdites pointes ne sont pas sans rappeler le soleil et ses rayons. Voire une roue et ses rayons. Nous sommes ramenés ici au cercle et centre du cercle, donc au symbole même de la maîtrise maçonnique.

Si l’on considère que le mot grec « akakia » comporte un « a » privatif, nous revenons à la racine « kakos » signifiant « le mal ». De la sorte, l’acacia serait un arbre symboliquement dépourvu de tout ce qui est opposé au bien. Il deviendrait ainsi l’arbre de l’innocence, pouvant s’opposer à l’arbre biblique du fruit défendu, transformé lui en arbre du mal, après que l’homme en eut croqué ce fruit.

Toujours sur ce plan étymologique, il est intéressant de remarquer que les rituels de la maçonnerie allemande ont choisi pour leur part l’acacia farnesiana, en tant que symbole de la maîtrise, s’inscrivant dans la légende d’Hiram. Il s’agit d’une variété d’acacia de type « cannelle », le canier en français, mot venant du grec kassia. Quand on sait que l’Egypte pharaonique utilisait cette plante pour l’embaumement des morts, leur assurant ainsi une conservation voulue éternelle, on retrouve bien l’idée de « vie prolongée dans la mort », et en quelque sorte le symbole de la renaissance, grâce à l’acacia. De son côté, l’Art Royal anglais, père du concept maçonnique, a évoqué dès 1765, le rameau de « kassia » odoriférant pour oindre les morts.

Une forme d’éternité

Branche d'acacia
Branche d’acacia

 Avec l’acacia, nous sommes par définition, renvoyés à la symbolique de l’arbre en général, qu’il n’est pas inutile d’aborder succinctement. L’homme est depuis toujours fasciné par l’arbre (du latin arbor, oris, se lever, se dresser, surgir) dans lequel il se reconnaît comme plante lui-même et établit des correspondances avec la nature. Il voit dans cette verticalité, un lien « terre-ciel » – ne serait-ce que par leurs échanges répondant aux lois physiques – et bien entendu, il voit aussi, à la fois la figure du pouvoir féminin originaire, comme l’image phallique par excellence.

La longévité de la plupart des arbres, en fait d’évidence, le symbole de choix d’une forme d’éternité, d’autant que leur vie est rythmée par la circularité des saisons. Le cycle des feuilles qui jaunissent l’automne, chutent l’hiver et sont remplacées par de nouvelles pousses sur des rameaux à nouveau verdoyants au printemps, pour aboutir à une floraison puis au fruit et à sa cueillette nourricière, ce cycle forme un ensemble organisé et répétitif, au bénéfice de l’homme.

Ce « mécanisme » incline à penser à un « éternel retour », l’acacia constituant précisément l’exception par sa permanence foliacée tout au long de l’année. L’arbre est aussi, à travers l’idée de la croix christique – en bois d’acacia selon les textes – mais en dehors même de toute référence religieuse, une représentation de la vie et de la mort, toujours dans le scenario mort/renaissance. Par extension, l’arbre peut être vu comme un centre, comme l’axe du monde aussi – nous l’avons évoqué – puisque pour certaines cultures, hindouistes notamment, cet axe tiendrait l’univers ! Nous voyons ici combien l’arbre peut également rendre fructueuse l’imagination poétique, et mettre en route tous les systèmes d’hypothèses, constitutifs du symbolisme, quel que soit le courant de pensées auquel il se rattache.

Cette incursion dans la grande famille des arbres et la richesse des interprétations que l’on peut tirer de cette catégorie végétale du vivant, permet de mieux appréhender le rôle de l’acacia au centre du drame hiramique. Lorsqu’après leur forfait, les trois assassins de l’architecte de Salomon l’enterrent dans un fossé aux abords du Temple, l’un d’eux pique un rameau d’acacia sur le tertre pour repérer la tombe provisoire.

Trois éléments informatifs apparaissent éventuellement ici : il y a un acacia à proximité, symbole de vie, et la branche cassée, sans racine, est un symbole de mort. La dualité est donc immédiatement présente dans la légende. Selon certains auteurs, la sépulture provisoire renvoie à l’idée d’une résurrection possible, rappelant évidement en cela, l’enterrement du Christ et la disparition de son corps ensuite. Le fait que les trois mauvais compagnons désirent revenir pour enterrer « correctement » leur victime pourrait aussi indiquer – sans aucunement les excuser – une certaine forme d’« humanité » restante de leur part. Pas sûr !

Il est bon de rappeler ici qu’il n’est pas question de résurrection pour les francs-maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté, mais de « re-naissance », le compagnon devenant maître-maçon « renaissant à lui-même », et permettant du même coup à l’architecte Hiram de connaître l’éternité, en revivant à travers chaque initié de par le monde. Ainsi, sa qualité de maître-maçon lui permettra de poursuivre la construction de son temple intérieur. Ainsi, il participera en même temps, à la construction du temple de l’humanité, loin d’être achevée !

L’acacia m’est connu

Nous pourrions nous étonner qu’à la question rituelle « Etes-vous maître ? » posée en loge par le Vénérable Maître lors de la cérémonie d’augmentation de salaire, la réponse du nouveau maître se limite à « L’acacia m’est connu ! ». Comme il peut paraître surprenant que dans la description de la légende d’Hiram, l’intervention de l’acacia se résume à une branche d’arbre plantée en terre, sur une tombe, qui plus est provisoire ! Le fait de savoir, selon certain rituels, que le cercueil d’iHirH Hiram est en bois d’acacia, et que, d’après la Bible, l’Arche d’Alliance, la table et l’autel des parfums dans le Saint des Saints du Temple sont composés de ce bois, sacralisé par le roi Salomon, ne constitue pas non plus une série d’informations majeures !

C’est donc bien, essentiellement, dans la symbolique de cet acacia et les métaphores correspondantes qu’il faut chercher des réponses utiles à la vie quotidienne du franc-maçon. Déclarer « l’acacia m’est connu ! », équivaut pour le maître-maçon, non seulement à ne rien ignorer du meurtre perpétré par les trois mauvais compagnons, symbolisant l’ignorance, le fanatisme et l’ambition démesurée, mais c’est « aller plus loin » dans la réflexion. Que peut-on dire au-delà de l’espoir de la survivance des âmes et de l’indestructibilité de la vie dont l’acacia est le symbole ?

Si l’on y regarde de plus près, cette modeste feuille d’arbre, dans le principe maçonnique même, nous interpelle avec pertinence ! La symbolique « mort/renaissance », attachée à l’acacia, au-delà de la relation hypothétique de l’âme avec les mystères, nous renvoie à une réflexion sur nos origines, notre finitude – et plus généralement, pendant que nous sommes vivants – au sens de la vie et de notre vie. Cette vie qui est la mienne, la vôtre !

Ce n’est pas la science ni la magie qui répondront ici, mais précisément notre interprétation personnelle de la méthode symbolique. C’est-à-dire notre capacité imaginative à produire ce sens. Dans cet esprit, l’acacia, en tant que symbole, devient dès lors un médiateur, « ici et maintenant », et non plus seulement « autrefois et ailleurs ». Il est la face visible de l’invisible, auquel il revient à chacun de nous de donner une coloration et une signification personnelles. Avec résolution et courage !

Par rapport à l’animal qui est programmé, l’homme fait évoluer son espèce, grâce à sa conscience d’être et sa créativité. Par la pensée, le langage, l’outillage, la science, l’art, la civilisation, la sexualité, etc., autant d’éléments en constants mouvements – progrès fulgurants ou reculs navrants ! – qui constituent et justifient sa « raison d’exister », de lutter. Car la vie est un combat, avant tout pour tenter sans relâche de neutraliser cette part d’ombre en nous-mêmes, qui est le mal. Et ainsi de valoriser notre côté solaire, cette grappe de mimosa intérieure en forme de cœur rayonnant, qui est le bien.

C’est une image, certes. Mais cette faculté poétique qui nous caractérise est précieuse. La poésie, c’est le symbole même. Poétiser, c’est créer un monde intermédiaire entre moi, fragile homo sapiens, et l’inconnaissable, « ce qui me dépasse », ce que mon cerveau, dans sa forme actuelle, ne peut conceptualiser que par des abstractions.

Le mythe d’Hiram et tout ce qu’exprime une simple branche d’acacia, en termes de valeurs humaines à dispenser, répondent, pour les francs-maçons, pour les franc-maçonnes, à leur besoin de héros initiateurs, sinon initiatiques !

Cette fonction symbolique consistant à mythifier, en l’occurrence un arbre décrété éternel « pour faire sens », est capitale, et même vitale. Là est notre parcelle de liberté. Et notre survie ! Chacun de nous est un arbre, chacun de nous est un acacia.

 2. Le cèdre sacré

Un autre arbre porté en gloire : le cèdre du Liban. Il est vénéré dans tout l’Orient. Pourquoi ? Parce qu’ au fil des millénaires, il a été utilisé en énormes quantités par les Sumériens, Babyloniens, Assyriens, Phéniciens, Egyptiens, Grecs et Romains. Pour construire temples et palais, bateaux et barques, et contribuer ainsi à la richesse de leur pays, avec un bois extrêmement solide et qui travere le temps. Le cèdre a ainsi « blasonné » tout le bassin méditérannéen. L’ancienne Egypte, 2500 ans avec JC l’importait déjà par navires entiers et en faisait commerce.

Nabuchodonosor, roi de Babylone, prit longtemps le contrôle des forêts de cèdres libanais, avec la même destination lucrative. L’époque moderne, aux 19ème et 20ème siècles trouvera avec le cèdre une énorme utilisation industrielle, d’abord dans la fabrique des traverses de chemin de fer. Puis celle des poteaux électriques. Et enfin la menuiserie et l’ébénisterie, lui donneront et continue de lui donner une réputation de qualité et une consécration esthétique.

Il faut dire que sur pied, le cèdre, qui peuple encore quelques montagnes libanaises, est majestueux par sa très haute taille, de 20 à 60 mètres de haut pour quelque 6 à 12 mètres de diamètre ! Il a un port pyramidal au départ qui devient tabulaire après 40 ou 50 ans. Comme tous les conifères, ses feuilles – terninées en forme d’aiguilles vert foncé – durent 3 à 4 ans. Le cèdre appartient à une espèce rustique qui supporte très bien les rudesses climatiques, très froides l’hiver (-10 à -20 degrés) et très chaudes l’été. Il n’est pas étonnant qu’il ait été chanté par Alphonse de Lamartine comme l’un des monuments naturels de l’univers. Et par Antoine de Saint-Exupéry, comme métaphore de la paix, longue à grandir !

 La longévité du cèdre, due à une croissance très lente est de 2000 à 3000 ans ! Malheureusement du fait de la déforestation, les cédraies se sont dramatiquement raréfiées au Liban. L’immense forêt qui recouvrait le territoire s’est réduite à quelques massifs aujourd’hui isolés (Barouk et Bcharré). Ils sont cloturés pour subsister. En revanche, la cèdre propère encore en Syrie, en Turquie et au Maroc. Il est toujours très répandu sur les pentes de l’Hymalaya.

Le cèdre a été introduit en Europe vers 1650. Le médecin et botaniste Bernard de Jussieu en a fait venir un en France en 1734. Il aurait près de 2500 ans et a été mis en terre au jardin de Plantes de Paris.

Sur le plan symbolique, le cèdre ne peut être mieux célébré, puisqu’il est l’emblème actuel du Liban. Par ailleurs, ce pays n’échappe pas à la coutume : il n’y a pas de forêt sans légende !

L’épopée de Gilgamesch

L’épopée du roi d’Uruk, le célèbre Gilgamesh qui voulait être le héros éternel de son peuple, et son exploit dans la forêt de cèdres du Liban, y est restée attachée. Avec son fidèle ami Enkidu – son double fabriqué par les dieux bienfaisants – Gilgamesh décide d’aller y tuer le géant Humbaba, gardien redouté de cette forêt. Cette expédition prend la forme d’une quête intiatique, sous la protection du dieu Shamash, roi du soleil.

Après trois jours de marche, à pas de géant, ils atteignent l’immense cédraie sur la montagne libanaise, armés de leurs haches, spécialement aiguisées. Pour s’échauffer les muscles, Gilgamesh abat un cèdre en quelques instants, ce qui déclenche une violente colère d’Humbaba, le gardien de la forêt. Il surgit à l’entrée et leur barre la route. C’est un démon épouvantable de dix mètres de haut. Il a une face de lion, des dents proéminentes de dragon, ses bras et jambes sont des corps de boa et ses mains et pieds des longues serres d’oiseau ! De plus, il émet de longs cris rauques qui résonnent dans la forêt jusqu’à figer les arbres. Paralysé par la peur face au monstre, Enkidu est incapable de lever sa hache. Gilgamesh s’avance vaillamment. Il fait tournoyer la sienne mais ne parvient qu’à érafler légèrement les jambes de Humbaba. Le combat est inégal ! Le géant ricane bruyamment et s’apprête à saisir Gilgamesh dans l’une de ses serres, lorsque le dieu Shamash intervient en lâchant les treize vents violents du Liban qui plaquent Humbaba, impuissant, au sol. Celui-ci, vaincu, promet au roi toutes les forêts du Liban pour avoir la vie sauve ! Malgré ses supplications, Gilgamesh et son ami l’égorgent et lui coupent la tête. Le vent de la terre, Enlil, furieux de cet assassinat, fera mourir Enkidu d’une longue maladie. Rentré à Uruk, Gilgamesh tente de nouvelles aventures mais au fil de son épopée, il comprend qu’il ne peut plus vivre, son double n’étant plus. Il renonce alors à l’immortalité et, en humble humain, part errer dans le désert, où, puni de sa mégalomanie par les mauvais dieux, il mourra de chagrin. 

 Des diverses morales tirées de l’épopée de Gilgamesh et de son double, ressort le destin de l’Homme, indépendant par nature et dépendant par nécessité. Il nous est impossible de vivre sans l’autre, cet autre Moi. Comme dit plus haut : Tu es parce que je suis, je suis parce que tu es. C’est bien ce que nous indique la disposition de nos loges, à tous les degrés du REAA. Les deux blocs de rangées de sièges, face à face, permettent à chacun, les yeux dans les yeux, d’être le miroir de l’autre. L’homme est un arbre, en l’occurrence, communicant, disais-je, il y a quelques instants !

Les fées forestières

De l’arbre, le bois. En Orient, le bois – après l’air, l’eau, le feu, la terre – est considéré comme le cinquième élément de la nature. Il y est associé au printemps et au yang, entité qui dans la philosophie chinoise représente le principe masculin, le soleil, la clarté, la chaleur, le plein, l’élan vital. Quand le yin, lui, évoque le principe féminin, la lune, l’obscurité, la fraîcheur, la disponibilité, la réceptivité.

Il peut sembler banal de rappeler l’utilisation du bois dans la vie quotidienne de l’homme. Pourtant, n’oublions pas qu’il est partie constituante de son habitat. De la charpente de la maison à ses parquets, portes et fenêtres, jusqu’à ses tables, chaises et lits. Faut-il le rappeler, il est l’âme même du foyer, en offrant encore sa flamme dansante et réchauffante dans la cheminée. Une poésie que n’apportent certes pas le charbon, le gaz et l’électricité ! Ajoutons que le bois est encore l’ami de la maîtresse du lieu, sous la forme du rouleau à pâtisserie et de la cuillère en bois, même si le plastique s’est introduit dans la batterie de cuisine !

L’énumération des emplois du bois peut encore continuer sous la forme des outils que nous connaissons bien en franc-maçonnerie, quand ils se nomment règle, équerre, compas, maillet. Et si l’arche de Noë fut construite en bois de cèdre, nombre de bateaux et de barques, sont encore fabriqués en bois aujourd’hui.

Quant aux instruments de musique, comment ne pas citer parmi eux, le violon. Dont les plus anciens, les célèbres Stradivarius et Guarnerius. Certaines légendes affirment qu’ils ont été créés avec les bois de charpentes des cathédrales. Plus sûrement, on sait que l’épicéa, l’érable sycomore, l’ébène, le palissandre et l’alissier sont les essences les plus utilisées pour la conception des violons. Ainsi le bois accompagne l’homme tout au long de sa vie, depuis l’origine. Si son berceau n’est plus en bois, son cercueil, lui, l’est toujours…

De l’arbre, la forêt. Le massif forestier, son autre nom, a suscité fantasmes multiples et émotions fortes chez nos ancêtres et il continue aujourd’hui de peupler les imaginations. Aussi bien de faits bizarres que de créatures inquiétantes ! Surtout la nuit venue sous la lune, dont la pâleur laiteuse accentue les ombres et engendre la peur! Les branches craquent, les feuilles bruissent, les animaux crient, suite ininterrompue de sons effrayants. Il n’en faut pas plus pour mettre en scène, loups et renards, chauves-souris et chouettes, mais aussi des créatures imaginaires. Et ainsi que surgissent, fées et sorcières, ogres et diables, dragons et démons !

Arbre la Roche-aux-Fées – Crédit photo Yonnel Ghernaouti

En France, pays de forêts, s’il en est, les bonnes et mauvaises fées semblent y avoir établi à jamais leurs demeures ! Les bonnes fées : La fée Viviane en forêt de Brocéliande, la fée Mélusine dans celles du Poitou et de Vendée, la fée Morgane dans les grands bois autour d’Avallon, les enchanteresses dans les futaies des Ardennes, la fée blanche au creux des chataîgneraies corréziennes ou derrière les chênes du Quercy. Les mauvaises fées : les fées noires, rouges et vertes, et celles prenant divers aspects, Dryades, Nymphes, Elfes, Vieilles Mères, Tourmentines, sous les frondaisons. Autant de créatures féminines aux pouvoirs surnaturels. Symboles de douceur et de pureté pour les fées bienfaisantes, figures de méchanceté, de cruauté même, pour les malfaisantes. Voire les meurtrières !

Une autre population imaginée hante les forêts, joyeuse celle-là : Outre Merlin l’enchanteur Celte, aux multiples métamorphoses malicieuses, Poulpiquets et Korrigans en Bretagne, Farfadets en Vendée, Lutins en Franche-Comté et Sotrés en Champagne, que de petits êtres malicieux taquinent encore les esprits contemporains. Et bien sûr, s’insèrent dans les contes qu’ils illustrent de leurs farces ! En plus de pain et d’eau pour se nourrir, l’homme et le petit d’homme modernes sont toujours appétents de contes et de fables pour s’évader. Robin des bois et la fée Carabosse ont encore de beaux jours et de belles nuits devant eux. Pour enchanter nos imaginaires. Pour nous donner le frisson, aussi !

On ne peut songer aux fictions nées dans les forêts françaises sans évidemment évoquer le sympathique bestiaire de Jean de La Fontaine qui peuple ses 243 fables ! D’abord avocat, puis longtemps ensuite Maître des eaux et forêts et Capitaine des chasses dans les années 1650, il eut tout loisir d’observer la faune et la flore de la forêt autour de Château-Thierry, où il est né. Puis sur la colline boisée du village d’Auteuil, jouxtant Paris. Il y venait souvent pour rencontrer ses amis Nicolas Boileau et Jean Racine, entre autres, à l’auberge du Mouton Blanc, qui existe toujours. Lieu de plaisirs de bouche, d’échanges mais aussi d’écritures, sans nul doute, certains des 125 animaux, héros de ses fables, y ont vu le jour ! « Je me sers d’animaux pour instruire les hommes » aimait-il répéter.

Les Bons Cousins charbonniers

Le bois et la pierre sont liés. Faisons un bond en arrière dans le temps et revenons à l’antiquité. Il existe alors, notamment chez les constructeurs romains, une fraternité dont l’histoire parle peu : la franc-maçonnerie du bois.

Or, chez les Culdéens d’abord, puis dans les guildes de « francs-métiers », les confréries, les corporations et les communautés templières, existe une organisation puissante, parallèle à celle de la pierre, regroupant les constructeurs du bois (charpentiers, menuisiers, parqueteurs, ébénistes, voûtiers, marqueteurs, tonneliers, etc). Elle connaît sa pleine gloire au Moyen-Âge, lors, entre autres, de la construction des cathédrales et des abbayes, l’édification des fortifications, des ponts et des tours. Puis ensuite avec la partie du compagnonnage qui s’est spécialisée dans l’édification des châteaux, dont ceux de la Loire. Et enfin, cette maçonnerie du bois crée un compagnonnage itinérant des fendeurs (ou bûcherons) et des charbonniers (fabricants de charbon de bois).

Rite forestier
Image des 3 pratiquants de rite forestier

Le symbolisme n’en est pas absent avec des rites forestiers (signes et mots mystérieux de la fenderie) et différentes épreuves à subir par le récipiendaire (aspersion sur le corps d’eau de source, symbole du baptême puis de sel, représentant les vertus théologales). Pour aboutir à sa « réception » avec le titre de « guêpier », avant qu’il soit admis un peu plus tard « franc-charbonnier », homme de mœurs pures en quête de perfection.

Ces « maçons du bois » prennent le nom de « Bons Cousins Charbonniers » et pour patron Saint-Thiébault. A l’image des francs-maçons, ils trouvent un support mythologique dans sa légende (voir pages suivantes). Ils créent même l’Ordre de la Fenderie, vers 1770, une société secrète (mais en fait connue !) avec l’intention de procéder, eux aussi comme les francs-maçons, à leur mutation spéculative. Mais les divisions opposant alors les courants compagnonniques protestants et catholiques (gavots et devoirants) les en empêchent.

Ils tentent ensuite à plusieurs reprises sans succès, de s’intégrer à la maçonnerie spéculative d’Anderson et Désaguliers qui, finalement les refusent. Ils s’implantent néanmoins, après eux, dans la maçonnerie des Hauts-Grades, au degré de Chevalier de Royale Hache ou Prince du Liban.

Les Bons Cousins Charbonniers réussissent à maintenir leurs traditions jusqu’en 1835 en France et sous le nom de « Brothers-fendeurs » en Angleterre, jusqu’en 1879. Ils disparaissent malheureusement ensuite en se politisant durement (charbonnerie française et carbonaria italienne) au début du XXème siècle.

Fendre l’armure

Guerrier en combat, guerre
Guerrier en combat, guerre, bataille

La hache, formée d’une lame de fer tranchant, fixée à l’extrémité d’un manche et parallèlement à celui-ci, sert à couper et surtout à fendre. En projetant avec force la lame sur l’objet à trancher. Cet instrument, connu déjà à l’époque néolithique, fut longtemps à la fois arme et outil, pour devenir principalement instrument de travail.

Qui dit bois et forêt, dit évidemment hache. De tous temps outil des bûcherons. Et encore aujourd’hui, aux côtés des diverses scies et autres tronçonneuses. Il arrive que sa lame soit rapprochée de la pierre, soit pour l’aiguiser (la pierre cubique à pointe que nous connaissons en loge bleue, aurait eu cet usage) soit pour la trancher (notamment certaines qualités de marbre). Mais sa matière préférentielle reste évidemment le bois, qu’elle peut trancher verticalement ou horizontalement.

Comme les autres outils symboliques, la hache donne lieu à plusieurs interprétations. En séparant symboliquement l’homme-arbre de ses racines, elle en permet l’élévation spirituelle, nous dit Jean-Claude Mondet dans le second tome de son livre sur les Hauts-Grades (Du Chevalier d’Orient au Chevalier Kadosch – Editions du Rocher). Mais la hache peut aussi nous faire passer de l’intellect au corporel, tragique en l’occurrence : Une représentation sexuelle est liée aux rites de mutilation, avance de son côté Jacques Brengues dans son ouvrage spécifique (La Franc-Maçonnerie du bois – Editions Véga).

hache de fendeur

Et sur la vocation d’outil de la hache plane malgré tout, une peur, voire l’ombre de la mort. L’arme est toujours là, tranchante, qui rappelle la décapitation, synonyme de séparation d’un corps en deux. Dans l’histoire, la liste est longue, notamment, des martyrs chrétiens qui ont connu ce châtiment par la hache (St Paul, St Jean Baptiste, St Paul, St Denis, Ste Cécile, entre autres), avant que n’apparaisse plus tard la guillotine, cette hache sur pied.

Rester avec la hache sur une note rassurante en même temps qu’« esthétique » me guide vers la gestuelle correspondante à l’outil. Force musculaire et adresse sont demandées au fendeur pour couper le bois : l’une et l’autre évoquent l’élan vital qui anime l’Homme. Nous retrouvons ces mêmes énergie et dextérité, nécessaires dans le maniement de l’épée, présente en loge. Une vision pacifique de cette épée nous renvoie à l’escrime (de l’allemand skremen, art de se défendre). En ce sens, hache et épée, par la beauté et l’élégance du geste qu’elles entraînent, sont, ainsi considérées, des symboles de vie !

Enfin, par métaphore, ne pouvons-nous parer la hache de noblesse à partir de l’expression « fendre l’armure » ? L’image évoque bien une ouverture provoquée par la force vive d’un outil, en l’occurrence la hache de la volonté. Passer du symbole à l’acte veut dire ici briser ma carapace, mon apparence, pour révéler l’homme que je suis réellement. C’est bien l’invitation de la franc-maçonnerie : Faire en somme de la hache un ouvre-boîte ! Dit autrement, briser en loge mon scaphandre social, sortir de cette protection artificielle imposée par la cité, qui est en même temps ma prison. Et exposer à « cœur ouvert », sans enjeu, en toute liberté retrouvée, à moi- même et aux autres : ma vraie dimension humaine !

Pour un Art royal écologique

Au moment où :

Petit arbre qui pousse entre les mains
Petit arbre qui pousse entre les mains

Les nations sont en train d’acquérir une conscience écologique, devant les dégâts provoqués par l’homme et notamment le réchauffement climatique,

– la planète, qui, comme l’homme est sacrée, subit à la fois une pollution et une déforestation massives, alors même que les arbres – dont l’acacia et le cèdre – constituent son système pulmonaire….

….il serait souhaitable que naisse ou renaisse une « franc-maçonnerie verte », qu’elle soit issue de celle de la pierre ou du bois, des deux réunies ou encore du Compagnonnage, toujours fleuron de l’artisanat français ! Elle pourrait parfaitement être partie constituante de cette nouvelle génération maçonnique qui est en train de prendre place dans les loges.

Vous êtes certainement ému (e) comme moi par les images télévisuelles qui nous sont données à voir au quotidien, qu’il s’agisse de tsunamis, d’inondations, de cyclones, de tornades, de tempêtes, de séismes, d’incendies de forêts. Les misères humaines qu’elles entraînent nous laissent tout à la fois une impression d’impuissance, de fatalité et aussi, il faut bien le dire, un sentiment de culpabilité, même si ces phénomènes « naturels » ne nous sont pas, bien entendu, tous imputables !

Plante qui pousse grâce à des gouttes d'eau
Plante qui pousse grâce à des gouttes d’eau

A l’évidence, l’eau, la terre, l’air, le feu, les forces de la nature, constituantes de la vie – et dans lesquelles, précisément, les philosophes et les poètes ont toujours vu la métaphore de nos émotions fondamentales même, de la tristesse à la colère, de la joie à la peur – sont en train de déclencher une révolution inquiétante. Et certainement signifiante avec le « réchauffement climatique ».

Les turbulences nouvelles de ces quatre éléments nous donnent à réfléchir, comme à tout citoyen responsable, acteur du monde. La question n’est plus de savoir si franc-maçonnerie est encore utile aujourd’hui, elle l’a prouvé et le prouve …mais si elle saura encore montrer demain son efficacité, à travers ses membres ?

Si, chacun – avec ses moyens (civisme, générosité, technicité, responsabilité, créativité, etc) le décide – pour participer au sauvetage de notre fragile boule de porcelaine qui tourne avec nous dans l’espace – et par là-même celui de l’humanité – la réponse est OUI !

Le plus beau mot de la langue française !

Saint-Thiebault, une légende verte

Dans la ville thermale d’Iguvium, au XIIIème siècle (aujourd’hui Gubbio), en Italie du sud, demeure un très vieil évêque vertueux, Théobald – sanctifié plus tard sous le nom de Saint Thiebault – qui a consacré sa vie aux pauvres et leur donne tout ce qu’il possède. Au moment de sa mort, sur un grabat, assisté de son dévoué serviteur Arcan, il se rend compte qu’il ne lui a jamais donné aucun salaire, sans d’ailleurs que celui-ci se plaigne. Il lui demande de s’approcher et lui chuchote à l’oreille :

– Je ne possède qu’un seul bien, cet anneau d’or à mon doigt. Après ma mort, retire-le et fais-en profit pour vivre une retraite convenable.

Après son décès, le fidèle serviteur suit les instructions de l’évêque et prend l’anneau d’or. Mais il est saisi d’effroi lorsqu’en tirant sur le bijou, la phalange du mort vient avec, pointée vers l’Alsace ! Il contient sa peur en pensant que c’est un signe particulier de Dieu lui indiquant qu’il doit partir et rentrer chez lui, au plus vite, précisément, dans sa région d’origine. La relique précieusement enveloppée dans la poignée de sa canne, Arcan commence sa longue route dès le lendemain matin, avec son baluchon sur l’épaule.

 Il franchit péniblement les Alpes sous le soleil de juin puis, après des jours de marche, il atteint un beau soir la fraîche plaine d’Alsace. Mais, à la sortie de Thann, en lisière de la forêt verdoyante, terrassé par la fatigue, il plante sa canne à l’ombre d’un grand sapin, s’y adosse, glisse, s’assoit et s’endort profondément. Réveillé soudain par les cris d’une chouette en pleine nuit, Arcan se lève d’un bond pour continuer sa route. Mais, il est stupéfait de voir que sa canne a pris racine au pied du sapin et que trois lumières en forme de triangle, scintillent en haut de l’arbre.

Cette lueur vive attire l’attention du comte Engelhard, à la fenêtre de son château tout proche. Il se rend sur place, suivi par les villageois, qui sortent de chez eux, un à un, intrigués eux aussi par cette lumière éblouissante. Terrorisé, Arcan raconte son aventure au comte et à la foule. Engelhard comprend qu’il s’agit d’un miracle et prend la décision sur le champ de faire construire près du sapin, une petite chapelle, à la gloire de Saint Thiebault. Au XIVème siècle, elle fut remplacée par une collégiale gothique qui existe toujours, et abrite un reliquaire. Tous les ans depuis, le 30 juin au soir, a lieu la veillée Saint Thiebault devant l’édifice. En souvenir des trois lumières apparues, trois sapins sont d’abord, abattus, fendus de la racine à la crête puis trois personnes y mettent le feu, le curé, un militaire d’une caserne proche et un habitant du village. Les fidèles rassemblés, sont invités ensuite à ramasser le charbon de bois, censé posséder des pouvoirs miraculeux.

Depuis cette construction religieuse, la forêt a été défrichée et est régulièrement entretenue par les services compétents. Thann est devenu un lieu de pèlerinage.

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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