Etoile de la maçonnerie féminine et des ordres mixtes
« Si l’homme n’a pas la liberté de penser, il faut donc lui ôter la raison ».
Olympe de Gouges (Le Bonheur primitif de l’homme ou les Rêveries patriotiques. Avril 1789)
Le pasteur Luthérien, Rudolf Bultmann (1884-1976) fut à l’origine du mot « démythologisation », influencé en cela par Martin Heidegger et son travail philosophique « Sein und Zeit » (« Être et temps »), qui influencera aussi Jean-Paul Sartre pour son « l’Être et le néant » et la naissance de l’existentialisme. Bultmann, en bon luthérien, combat l’idée d’un surhomme quelconque qui pourrait faire concurrence au Principe, première préoccupation théorique du croyant qu’il invite à faire « tabula rasa » de ses admirations pour qui ne serait pas un être plongé dans la faiblesse de la nature humaine.
Il invite à faire de même pour les idoles institutionnelles afin d’échapper à une forme de paganisme ou à une sainteté imaginaire. Pour lui, il n’y a ni saints religieux ou laïcs. La Franc-Maçonnerie a-t-elle un travail de démythologisation à opérer ? A-t-elle dressé des statuts dans ses temples et a-t-elle un panthéon imaginaire ? Oui, bien entendu ! Notamment, chez les femmes : Louise Michel, Maria Deraismes, et Olympe de Gouges, qui n’était pas Franc-Maçonne, mais qui bénéficie d’une aura maçonnique incontestable. C’est sur cette dernière que nous porterons nos réflexions. Nous sommes toujours partagés entre deux sentiments quand nous abordons la personnalité d’Olympe de Gouges : celle d’une certaine tendresse pour la fragilité d’une femme affrontant seule une époque violente et celle d’une ironie où pointe un manque de discernement certain et une vision utopique des choses qui vont lui coûter la vie.
Elle est le reflet d’un temps où tout bascule et où sa propre histoire ne fait que compliquer les choses : née le 7 mai 1748 à Montauban dans une famille modeste, de son vrai nom Marie Gouze, elle est peut-être une enfant naturelle conçue entre sa mère, Anne-Olympe Mouisset et le poète, dramaturge et académicien, Jean-Jacques Lefranc de Pompignan. Cette vie « entre deux » va l’amener à se sentir près du peuple et un imaginaire tournant autour de sa noblesse et de qualités qu’elle aurait héritées de son vrai père, en matière de talents d’écrivaine. Vérité ou « roman familial » peu importe, car nous connaissons les effets d’un imaginaire sur l’orientation d’une vie. En tout cas, Olympe va être prise dans une terrible contradiction : le choix entre le Tiers-Etat auquel elle appartient et la noblesse paternelle qu’elle revendique, et la place de l’homme comme image du pouvoir politique et intellectuel qu’elle attribue à son père naturel. Elle reportera cette figure du père dans son royalisme et son désir d’égalité avec les hommes pour mieux ressembler à cette figure qui constitue la toile de fonds de sa vie, avec ce désir toujours présent : « qu’IL me reconnaisse comme telle ! ».
A 17 ans, elle se marie avec un traiteur, qui meurt accidentellement en 1766, quelques mois après la naissance de leur fils Pierre. La jeune veuve va s’installer à Paris en 1770. Elle participe à la vie des salons parisiens et fréquente assidûment les théâtres et l’opéra. Elle prend la décision de devenir écrivain et, en 1784, elle écrit un premier roman, à consonance très autobiographique : « Mémoires de Madame de Valmont. Sur l’ingratitude et la cruauté de la famille de Flaucourt envers la sienne, dont les sieurs de Flaucourt ont reçu tant de services ». Certaines pièces de théâtre d’Olympe, bien que reçues par les Comédiens Français, ne seront jamais jouées. Prise dans l’ambiance du temps, ses écrits vont prendre des aspects politique, souvent inspirés par les écrits de Jean-Jacques Rousseau. Dans « Zamore et Mirza, ou l’Heureux Naufrage », pièce reçue à la Comédie Française, le 8 juillet 1785, Olympe de Gouges dénonce les pratiques de l’esclavage et la traite des noirs. Proche de Brissot qui fonde la « Société des Amis des noirs », elle va poursuivre sa dénonciation de ce trafic, en février 1788, dans un texte qui prône l’abolition de l’esclavage : « Réflexions sur les hommes nègres ». De façon intéressante, elle va très vite effectuer un parallèle entre la situation des gens de couleur, des pauvres, et surtout des femmes. Dès lors, elle va multiplier les brochures et pamphlets révolutionnaires.
Les Etats généraux se tiendront en mai 1789, mais déjà le 6 novembre 1788, Olympe de Gouges avait publié sa « Lettre au peuple, ou Projet d’une caisse patriotique », où elle propose l’instauration d’un impôt volontaire, sous forme de dons en espèces ou en nature. Un mois plus tard, elle fait paraître ses « Remarques patriotiques », dans lesquels elle espère ouvrir les yeux des privilégiés sur l’état dans lequel la France populaire se trouve. Elle écrit : « La supériorité doit se faire, et faire place à la raison ; et dans une semblable calamité, barons, marquis, comtes, ducs, princes, évêques, archevêques, éminences, tout doit-être citoyen ; tous doivent donner l’exemple de cet amour patriotique au reste de la Nation, pour concourir ensemble au bonheur de l’État, et à la gloire de son pays » (Remarques patriotiques, par la citoyenne auteur de la lettre au peuple. Page 39). Vœux pieux ! Le pays vient d’entrer dans les violences d’une guerre civile, où la noblesse et la bourgeoisie révolutionnaire de 1789 n’ont nullement envie de partager avec quiconque… Elle va proposer une action sociale et solidaire, notamment en faveur des femmes parturientes, des veuves et des enfants en créant des centres d’accueil qui pourraient aussi fonctionner en hiver « pour les ouvriers sans travail, les vieillards sans force et les enfants sans appui ». Les brochures se multiplient et elle élabore plusieurs projets de réforme de la société : « Projet d’impôt étranger au peuple, et propre à détruire l’excès du luxe et à augmenter les finances du trésor, réservé à acquitter la dette nationale ; projet utile et salutaire ». En fait, un impôt sur les grandes fortunes avant la lettre !
Mais, son grand combat reste celui en faveur des femmes, reléguées à des tâches ancillaires, menacées dans les périodes de famine et souvent réduites à la galanterie pour survivre. Une fois encore, elle va être inspirée par Rousseau, notamment par son célèbre ouvrage, « La nouvelle Héloïse » (1). Dans son livre célèbre, « Femme, Réveille-toi ! » Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et autres écrits », elle va tenter de transcender la ségrégation dont les femmes sont victimes, en créant une sorte d’être fictif, mutant, idéalisé : la citoyenne, qui serait égalitaire avec l’homme (2) : « Je suis un animal sans pareil ; je ne suis ni homme ni femme. J’ai tout le courage de l’un, et quelquefois les faiblesses de l’autre. Je possède l’amour de mon prochain et la haine de moi seul. Je suis fier, loyal et sensible. Dans mes discours, on trouve toutes les vertus de l’égalité ; dans ma physionomie, les traits de la liberté ; et dans mon nom, quelque chose de céleste ». Olympe de Gouges, pour en arriver à l’égalité, étrangement, va se désincarner, nier sa féminité, pour mettre en scène un concept. C’est sans doute là que réside une forme d’échec : la femme se cache derrière la citoyenne pour être sur le même plan que l’« homme citoyen ». Elle va d’ailleurs osciller entre la revendication des droits de la femme et un discours « classique » sur la fragilité des femmes et la manipulation liée à leur « nature ». Concernant la revendication, elle écrit : « Un grand nombre de femmes bien nées sont perdues, parce que les hommes, qui se sont emparés de tout, ont privé les femmes de s’élever, et de se procurer des ressources utiles et durables. Pourquoi donc, mon sexe ne serait-il pas un jour sauvé d’une foule d’inconséquences, auxquelles l’expose son peu d’émulation ? » (Le bonheur primitif de l’homme. Page 103). Côté critique de la féminité, en revanche, elle écrit ces lignes étonnantes : « Ô sexe, tout à la fois séduisant et perfide ! Ô sexe tout à la fois faible et tout puissant ! Ô sexe à la fois trompeur et trompé ! Ô vous qui avez égaré les hommes qui vous punissent aujourd’hui de cet égarement par le mépris qu’ils font de vos charmes, de vos attaques et de vos nouveaux efforts ! Quelle est actuellement votre consistance ? Les hommes se sont instruits par vous-mêmes, de vos travers, de vos ruses, de vos inconséquences ; et ils sont enfin à leur tour devenus femmes » (Le bonheur primitif de l’homme. Page 109) …
Entre novembre 1788 et mai 1789, elle publiera quatre brochures où son engagement politique est nettement défini (3) : « Lettre au peuple, ou projet d’une caisse patriotique, par une citoyenne », « Remarques patriotiques, par la citoyenne auteur de la lettre au peuple », « le bonheur primitif de l’homme », « Le cri du sage, par une femme ». Ses idées ne varieront pas : défense et égalité pour les minorités exploitées (Noirs, pauvres, gens de service), égalité entre les hommes et les femmes, protection des enfants, mise en place d’une imposition plus juste, pratique d’une véritable démocratie et, sur un plan purement politique, l’instauration d’une monarchie parlementaire, comme elle fonctionne en Grande-Bretagne et qui était un modèle pour les philosophes du XVIIIem siècle.
La Révolution Française va générer des vocations féministes qui seront vite remises au pas au bout de quelque temps, même si leur engagement était total au service de la Révolution. Comme, par exemple, celui d’Anne-Josèphe Théroigne de Méricourt (1762-1817), fille d’agriculteurs belges qui, curieusement, rajoutera à son nom Théroigne le « de Méricourt » (Vieille nostalgie de la noblesse si enviée et si haïe !). Elle sera de toutes les manifestations et votera la mort du roi. Elle participera avec passion aux « clubs de femmes citoyennes républicaines révolutionnaires » fondés le 10 mai 1793, à Paris, mais qui n’auront qu’une courte existence, interdits par décret. D’humiliations en humiliations, Théroigne de Méricourt terminera sa vie à la Salpetrière, comme malade mentale.
Comme elle, Olympe n’avait pas compris que l’image de la femme égale de l’homme, un sabre à la main et la pipe à la bouche, les « allumeuses » comme les qualifiait Restif de la Bretonne, n’étaient que tolérées au début de la Révolution où elles avaient porté des piques et des sabres pendant les journées révolutionnaires et étaient même à l’armée pour quelques-unes. Tolérées pendant un temps au milieu des soldats, elles furent chassées par décret à partir de 1793, décret renouvelé plusieurs fois avant qu’une loi définisse la seule place ici accordée aux femmes : cantinière ! Les femmes devaient donc se contenter de servir à boire aux hommes ou défiler maquillées en idoles des fêtes de la Raison. Elles furent contraintes d’abandonner les revendications politiques qu’elles avaient exprimées de Paris à Versailles en 1789, puis dans tous les rassemblements urbains ou les clubs. Avec l’Être suprême, le génie révolutionnaire redevint masculin et les femmes furent de nouveau enfermées à la maison pour un siècle ou deux. L’ascétique Robespierre, à l’image de la Cène, ne voulait voir qu’une table symbolique, mais la plupart des révolutionnaires voulaient aussi en éloigner les femmes et les reléguer à la cuisine. Elles furent alors condamnées à s’enfermer dans l’espace domestique, pour s’ennuyer et souvent pour boire. Révolution bourgeoise par excellence, 1789, va enfermer les femmes dans les codes très jansénistes de sa philosophie dominante, bien plus que sous l’Ancien Régime, où elles exerçaient leur influence dans la sphère publique ou privée.
A-t-on déjà vu, d’ailleurs, une présidente de la République française ?!
Bien entendu, on ne peut comparer les deux femmes sur le plan politique : Théroigne de Méricourt est l’image même de la révolutionnaire, de la « tricoteuse », proche de la philosophie et de l’action des « Montagnards », tandis qu’Olympe de Gouges se reconnaît dans l’idéologie des « Girondins », donc partisane d’une monarchie constitutionnelle et d’une décentralisation provinciale. Elle écrira : « Le roi est comme un père, dont les affaires sont dérangées ; il est donc de l’honneur de ses enfants et de leur amour, ainsi que de leur respect, de voler au secours de ce père malheureux » (Lettre au peuple. Page 25) ; ou encore : « Ô Français!Véritables Français, connaissez mon âme toute entière : ce n’est point par ambition que j’écris cet épître ; le bien seul de ma patrie, et l’amour et le respect que j’ai pour mon roi, ont seuls excité ma verve ». (Lettre au peuple. Page 33). Elle est réformatrice de nature et se méfie de la République : « Les hommes étant parvenus à fonder des Etats et des gouvernements sur toute la surface de la terre, le Despotisme, la Monarchie, l’Aristocratie et la Démocratie fixèrent l’autorité dans tout l’Univers. De ces différents gouvernements, lequel a été le plus heureux pour les peuples ? Il me semble que c’est la monarchie : c’est encore l’État le plus paisible pour les hommes. Voyez les tyrannies perpétuelles des républicains ; les citoyens ont mille tyrans pour maître : les prétentions des premières places les portent à se dévorer, à se persécuter continuellement » (Le bonheur primitif de l’homme ou les Rêveries patriotiques. Avril 1789. Page 94). Elle sera aussi une actrice de la laïcité par sa volonté de séparer l’Église et l’État : « C’est donc à tous les ministres de la religion à maintenir le sacré caractère de la loi de Dieu, à donner de bons exemples, et à veiller sans cesse à la conservation de cette loi : toute autre administration leur doit être interdite » (Remarques patriotiques. Page 48).
Mais, plus la Révolution progresse, plus la dictature s’installe et avec elle la Terreur : condamnation à mort du roi et de la reine, massacres de septembre 1792, guerres de Vendée, extension des condamnations contre les « ennemis de la nation »… Olympe appelle à faire preuve de discernement et ne recule pas à dire tout haut ce qu’elle pense et se présente à nos yeux d’aujourd’hui comme l’une des représentantes du Tiers-Etat, de ce que nous appellerons « les classes moyennes », et qui représentent la majorité de la nation, entre noblesse, clergé et groupuscules révolutionnaires. C’est pour elle une manière de conjurer son histoire personnelle : « Il n’y a pas un jour qu’un noble sans fortune ne sollicite la main d’une demoiselle du Tiers-Etat. Il
n’y a pas de demoiselle de sang illustre qui n’ait mêlé ce sang avec celui du Tiers-Etat » (Lettre au peuple. Page 110). Elle multiplie les articles, les affiches et les pamphlets ; tout cela à compte d’auteur, profitant d’une petite notoriété acquise dans les cercles parisiens de Condorcet et de la marquise de Montesson (1738-1806), femme de lettres, salonnière et épouse secrète du duc d’Orléans. Robespierre est furieux de cette critique de la Terreur et de la politique jacobine et elle est arrêtée le 20 juillet 1793 et va être condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire le 2 novembre, pour la publication de textes antijacobins. Elle sera exécutée le lendemain. Reniée par son propre fils au moment de son procès, sans doute par peur, elle étendra une symbolique maternelle quand, montant à l’échafaud, elle dira : « Enfants de la patrie, vous vengerez ma mort ! ».
C’est surtout par l’écriture qu’Olympe luttera contre la tyrannie durant ses 45 ans d’existence, jusqu’à ce que cette dernière pensera en avoir fini avec elle et l’avoir fait taire. Grossière erreur : elle en fit une martyre, comme souvent cela se passe dans les persécutions. La liberté d’expression et la liberté de pensée arrivent toujours à contourner les barrages. Olympe proposera des solutions pleines d’audace, souvent manquant de réalisme, avec des contradictions qui sont le reflet de son histoire personnelle. Mais, c’est une femme de conviction, influencée fortement par Jean-Jacques Rousseau, et qui veut aller vers une société meilleure en profitant, en tant que femme, des brèches de l’histoire. Cette dernière va la broyer, mais c’est, paradoxalement, un encouragement pour nous : pas de super-héroïne mais une femme fragile qui nous dit qu’au-delà des manques ou des contradictions inconscientes, on peut rêver de changer les choses…
NOTES
– (1)Rousseau Jean-Jacques : Julie ou la nouvelle Héloïse. Paris. Editions Garnier-Flammarion. 1967.
– (2) De Gouges Olympe : « Femme, réveille-toi ! » – Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne et autres écrits. Paris. Folio (n° 5721). 2018. (Page 73).
– (3) De Gouges Olympe : Lettre au peuple et autres textes. Paris. Editions Gallimard. 2018.
BIBLIOGRAPHIE
– Blanc Olivier : Olympe de Gouges. Des droits de la femme à la guillotine. Paris. Editions Tallandier. 2014. – Faucheux Michel : Olympe de Gouges. Paris. Editions Gallimard. 2018.
Tout d’abord merci pour cet hommage à Marie-Olympe de Gouges : née Marie Gouze décide à la mort de sa mère d’accoler à son prénom celui de sa mère ; il serait cohérent de la nommer “Marie-Olympe de Gouges” et non pas “Olympe de Gouges” comme le font, l’on fait tous les auteurs d’ouvrages ou d’articles.
Une Loge de l’Ordre Maçonnique Mixte du Droit Humain porte le titre distinctif “Marie-Olympe de Gouges”.
Merci mon cher Michel pour ce très beau texte sur Olympe de Gouges. Son exécution ne signa pas la fin de son héritage. Bien au contraire, elle est devenue un symbole de la lutte pour les droits des femmes et contre toute forme de tyrannie.
Aujourd’hui, elle est célébrée comme une pionnière du féminisme et une martyre de la liberté d’expression. Son œuvre et son exemple continuent d’inspirer les générations futures dans leur quête d’égalité et de justice.