sam 27 juillet 2024 - 01:07

La franc-maçonnerie est-elle un compromis entre ataraxie et praxis ?

 « Une vie qui ne se met pas elle-même à l’épreuve ne mérite pas d’être vécue »

Socrate

Nous prenons le risque, en glissant dans notre titre deux mots grecs, d’apparaître comme faisant preuve de prétention et de jouer les monsieur Jourdain ! Nulle n’est notre intention : nous voulons seulement souligner que la phrase de Socrate s’inscrit essentiellement dans l’affrontement entre deux philosophies : l’une, considérant que le retrait sur soi, loin du monde, est le but de toute sagesse philosophique (l’épicurisme et le stoïcisme), et l’autre que le sujet est avant-tout un homme membre d’une cité dans laquelle il doit s’engager. Bien entendu, Socrate, Platon et Aristote feront partie de cette deuxième version, où philosophie et politique se confondent.

 Ces courants philosophiques étaient renforcés par l’extension du commerce grec et de la colonisation de la Méditerranée. Ce qui demandait à la Grèce une mise à l’épreuve de ses capacités entreprenariales, de sortir vers l’extérieur de la mère-patrie au lieu de retourner dans le ventre maternel et le liquide amniotique de l’origine du monde des idées. En fait, cette phrase reflète le conflit entre le jardin d’Epicure et l’Agora, la place publique des socratiques. Il est intéressant de constater que l’Asie sera au coeur du même débat philosophique : par exemple en Chine où le Taoïsme et le Confucianisme sont l’exemple de la même confrontation. Pour Lao-Tseu, le taoïsme, vision mystique et totalisante donne

« la royauté au sujet » (1) :

« Atteins à l’apogée du vide
Et garde avec zèle ta sérénité
Devant l’agitation simultanée de tous les êtres
Ne contemple que leur retour.
Les êtres multiples du monde
Feront chacun retour à leur racine
Faire retour à la racine, c’est être serein ;
Être serein, c’est retrouver le destin ;
Retrouver le destin, c’est le constant ;
Connaître le constant, c’est l’illumination.
Qui ne connaît le constant
Crée aveuglément son malheur
Qui connaît le constant embrasse
Qui embrasse peut être universel
Qui est universel peut être royal
Qui est royal peut être céleste
Qui est céleste peut faire un avec le Tao
Qui fait un avec le Tao peut vivre longtemps
Celui-là demeure inépuisé jusqu’à la fin de ses jours »

Sans trop pousser les parallélismes ou les influences interculturelles, nous avons, dans le taoïsme, un étonnant rapprochement avec le courant épicurien ! Ce qui n’est pas le cas de Confucius, chez qui l’implication dans la cité devient une forme de sagesse incontournable, à partir des obligations morales (Jen, humanité parfaite ; Yi, équité ; li, étiquette, rite ; Tche, perspicacité, intelligence ; Sin, loyauté, fidélité à la parole donnée) qui sont des actions orientées vers la cité (2) :

« Répandre ses bienfaits à tout le peuple, aider tout le monde sans exception, est-ce le Jen ?

Est-ce encore le Jen ? Répartit Confucius. N’est-pas plutôt la sainteté ? Les rois Yao et Chouen eux-mêmes avaient la douleur de ne pas y parvenir. L’homme du Jen se tient ferme et affermit les autres ; il réussit et fait réussir les autres. Il juge par ce qu’il peut de près de ce qui convient au loin »

Nous voyons ainsi, qu’à l’inverse du Taoïsme, le confucianisme est une incitation au renouvellement et à la mise à l’épreuve permanente journalière. Mais, le philosophe Arthur Schopenhauer (1788- 1860), attiré par le bouddhisme et sa philosophie, lui, préconisera l’ataraxie comme sortie de crise aux conflits intérieurs, dans son célèbre ouvrage « Le monde comme volonté et représentation » (1818) rejoignant une pensée asiatique classique, de type zen (3) : « Avant-tout, ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la forme propre de la manifestation du vouloir, la forme par conséquent de la vie et de la réalité, c’est le présent, le présent seul, non l’avenir, ni le passé ; ceux-ci n’ont d’existence que comme notions, relativement à la connaissance, et parce qu’elle obéit au principe de raison suffisante. Jamais homme n’a vécu dans son passé, ni ne vivra dans son avenir ; c’est le présent seul qui est forme de toute vie ; mais elle a là un domaine assuré, que rien ne saurait lui ravir. Le présent existe toujours, lui et ce qu’il contient ; tous deux se tiennent là, solides en place, inébranlables ».

La mise à l’épreuve socratique de la destinée est battue en brèche par la pensée de Schopenhauer : pour lui, nous n’habitons que le présent et toute remise en cause de son destin suppose la prise de conscience d’un passé et celle d’un avenir ! Ne reste plus que le retrait dans la distance, ce que Maître Eckhart appelait la « Gelassenheit », le « Laisser tomber », première démarche vers la théologie apophatique, mais aussi billet d’entrée dans l’ataraxia. Pour Schopenhauer existe une

subordination des fonctions intellectuelles aux fonctions affectives qui, par la recherche de motivations inconscientes à l’origine des pensées conscientes préfigure Nietzsche et surtout Freud qui l’attestera à plusieurs reprises dans son œuvre, notamment dans : « Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique » où il dit que les travaux de Schopenhauer sont « rigoureusement superposables à la doctrine du refoulement », car le philosophe joue là un rôle opposé à celui de l’illusionniste : d’être décrits comme de vains tourments, les avatars de l’expérience humaine sont fictifs, c’est-à-dire irréels, à l’image du décor de théâtre, mais la différence entre le théâtre et le réel c’est que le théâtre prend appui sur le réel, mais le réel ne prend appui sur rien. La vie humaine est donc une dramaturgie à vide. Il y aurait donc une illusion à vouloir changer les choses, à les remettre en cause : le devenir est une illusion. Si la mort n’interrompt pas la vie, c’est que toute vie est morte !

I- mais revenons à nos grecs !

Socrate attaque la philosophie de l’ataraxie, comme une réaction contre la bonne conscience, cette espèce de volonté de n’en rien savoir du monde qui nous entoure et de constituer un monde factice en recherchant l’ « Aponie », qui est absence de troubles corporels et mentaux. Épicure (-341- 270) va s’efforcer de bâtir par le rejet du moindre souci et l’intérêt pour le plaisir, une morale traditionnelle. Ici, la vertu s’explique par la nature de ce qui est moralement désirable. Elle se fonde, en fait, sur ce qui est désiré : le philosophe épicurien ne cultive que les plaisirs à la fois strictement nécessaires et matériels. C’est en fait une morale austère et ascétique fondée sur un culte du plaisir, surtout intellectuel, qui amène à la fuite du mouvement du monde, sur lequel nous n’avons ni prise ni goût, la fuite des passions au profit du culte de l’amitié, sentiment calme qui se refuse à la remise en question de l’autre, à un conflit quelconque dans la relation, afin de vivre une perfection où tout s’arrête. C’est l’idéal du retour à la mère où tout n’est que « luxe, calme et volupté » : le monde baudlérien étant, sous bien des aspects, un monde de l’ataraxie. Épicure, dans sa lettre à Ménécée, écrit (4) : « Quand nous disons que le plaisir est la fin, nous ne parlons pas des gens dissolus et de ceux qui résident dans la jouissance, comme le croient certains qui ignorent la doctrine, ou ne lui donnent pas leur accord ou l’interprètent mal, mais du fait, pour le corps de ne pas souffrir, pour l’âme, de n’être pas troublée. Car ni les beuveries et les festins continuels, ni la jouissance des garçons et des femmes, ni celle des poissons et de tous les autres mets que porte une table somptueuse, n’engendrent la vie heureuse, mais le raisonnement sobre cherchant les causes de tout choix et de tout refus, et chassant les opinions par lesquelles le trouble le plus grand s’empare des âmes ». Épicure introduit la pratique du discernement qui fait devenir le sujet comme une déité (5) : « Ces choses-là, donc, et celles qui leur sont apparentées, médite-les jour et nuit en toi-même et avec qui est semblable à toi, et jamais, ni en état de veille ni en songe, tu ne seras sérieusement troublé, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car il ne ressemble en rien à un vivant mortel, l’homme vivant dans des biens immortels ».

 Etrangement, au-delà d’une philosophie qui les opposerait en apparence, entre devoir et plaisir, les stoïciens de Zénon d’Elée (-495 à – 425) à Marc-Aurèle (121-180), en passant par Sénèque ou Epictète, vont rejoindre Épicure vers la sagesse du désengagement ataraxique. Nous ne citerons que deux exemples : Sénèque (4 avant J-C- 65 après J-C) prône l’isolement aristocratique du philosophe comme « sortie de crise » aux fureurs du monde (6) : « Ainsi donc, la vie du sage s’étend très loin, car il n’est pas enfermé dans les mêmes limites que les autres. Lui seul est délivré des lois du genre humain, et tous les siècles lui sont soumis comme à un dieu. Le temps est-il passé qu’il le retient par son souvenir ; présent, il l’utilise ; futur il s’en réjouit par avance. Ce qui fait la longueur de sa vie, c’est la réunion de tous ces moments en un seul ». Pour Epictète (50-135), ancien esclave, la liberté individuelle, inattaquable, supérieure, se met en place par la distance avec le monde environnant (7) : « Supprime donc en toi toute aversion pour ce qui ne dépend pas de nous et, cette aversion, reporte-là sur ce qui dépend de nous et n’est pas en accord avec la nature. Quant au désir, pour le moment, supprime-le complètement. Car si tu désires une chose qui ne dépend pas de nous, tu ne pourras qu’échouer, sans compter que tu te mettras dans l’impossibilité d’atteindre ce qui est à notre portée et qu’il est plus sage de désirer. Borne-toi à suivre tes impulsions, tes répulsions, mais fais-le avec légèreté, de façon non-systématique et sans effort excessif ».

Naturellement, l’idéal socratique et platonicien est celui d’une action sur la cité, une dynamique de l’action et de l’ « Autoritas », concept ne signifiant pas le pouvoir sur autrui, mais s’accroître, se grandir (« Domine non sum dignus !».). Alors qu’il n’y a aucun intérêt pour les affaires de la cité, ou même le prochain, chez les tenants de l’Ataraxia. La praxis, elle, est avant-tout, l’agir qui vient du grec « agein », mener, diriger, conduire les bêtes de somme en les poussant en avant ! Elle puise sa force dans l’«energia » qui est le service actif pour ce qui est relatif aux bateaux. Être dans la praxis est, pour les Grecs, savoir mener sa barque ! Dans l’Antiquité, la liberté, qui est un signe de noblesse, est un attribut du faire et de l’agir, associé au commencement (« En Arkhein », au commencement était…) plutôt qu’à un processus. A partir d’Aristote, nous allons surtout entendre parler de « dunamis » qui va résumer ce qui bouge, ce qui passe à l’acte. Il est intéressant de noter que pour le lexicographe Hesychios d’Alexandrie, le « Akté Trophé », vient du sanskrit « Açnati » signifiant manger et qui donnera le mot grec « esthio », la nourriture. Passer à l’acte, en fait, c’est dévorer ce qu’il en est de l’environnement, « bouffer l’autre » Nous sommes loin du plaisir d’Epicure devant son ascétique pot de yaourt !…

Ii- « être ou ne pas être » du côté du divan

Il n’apparaît pas artificiel d’associer notre réflexion à la psychanalyse, car cette dernière prend naissance dans les mythes et la philosophie de la Grèce et des philosophes qui s’en inspirèrent plus tard, notamment Nietzsche et Schopenhauer. Freud, à de nombreuses reprises, exprimera combien il doit à l’Antiquité dans l’avènement de la naissance de la psychanalyse et de la connaissance de l’inconscient. Ce qui sera notamment le cas dans l’opposition entre Ataraxia et Praxis. A cet égard deux textes sont fondamentaux pour saisir la pensée psychanalytique de Freud sur le sujet : « Pulsion et destin des pulsions » (1915) et « Au-delà du principe de plaisir » (192O).

Freud va examiner, en premier lieu, ce qu’il en est des pulsions (« Triebe ») et de leur action sur notre psychologie. La pulsion est une excitation apportée de l’extérieur au tissu vivant, la substance nerveuse, et déchargée vers l’extérieur sous forme d’action. Mais elle est aussi une excitation pour le psychique car elle ne provient pas du monde extérieur mais de l’intérieur de l’organisme lui-même. Elle n’agit jamais comme une force d’impact momentanée, mais toujours comme une forme constante. Elle est un besoin qui demande une satisfaction qui n’est obtenue que par une modification conforme au but visé de la source interne d’excitation. Origine dans des sources d’excitation à l’intérieur de l’organisme et manifestation comme force constante, nous amènent à l’impossibilité d’en venir à bout par des actions de fuite. Dès lors, le système nerveux est un appareil auquel est impartie la fonction d’écarter les excitations à chaque fois qu’elles l’atteignent, de les ramener à un niveau aussi bas que possible et, dans le meilleur des cas, de parvenir au maintien rigoureux de non-excitation. En fait, un état d’homéostasie (8), car la sensation de déplaisir est en rapport avec un accroissement de l’excitation et la sensation de plaisir avec une diminution de celle-ci. Nous pouvons donc conclure que ce sont les pulsions et non les excitations externes qui sont les véritables moteurs des progrès qui ont porté le système nerveux au degré actuel de son développement. Le concept de pulsion apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique dont le but est sa satisfaction, donc sa décharge sur un objet plus ou moins adapté ou parcellaire : le Banquet de Platon en est l’exemple classique dont se servira beaucoup Jacques Lacan, dans l’un de ses séminaire (9) et qui lui fera dire : « Donner de l’amour, c’est vouloir donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » !

La pulsion a donc un aspect « poussant » demandant, pour le sujet un effort constant de « choix d’objet » pour opérer une décharge qui permette une satisfaction provisoire. Le résultat, rare, peut-être une satisfaction, mais souvent on assiste à des pulsions « inhibées quant au but », refoulées, ou a une dérivation que l’on qualifie de sublimation, objet imaginaire qui permet une décharge pulsionnel presque aussi satisfaisant qu’un objet, où il y aurait une vrai correspondance entre désir et objet. La psychanalyse pense que la sublimation est l’antidote à la frustration du désir qui est toujours un manque. La sublimation peut se traduire par de nombreux débouchés : l’art, la religion, la politique, le sport, le travail, etc… Il semble que Sigmund Freud, lui-même, avait investi beaucoup plus dans la « libido sciendi » que dans la « libido sexualis ». Il écrit : « Je ne peux pas me représenter une vie sans travail comme agréable, pour moi vivre par le phantasme et travailler ne font qu’un, rien d’autre ne m’amuse ». Qu’elles trouvent l’objet souhaité ou non, les pulsions ont deux finalités : le plaisir d’organe (la fin d’une tension nerveuse) et la fonction de reproduction qu’elle soit physiologique ou intellectuel. Il convient aussi d’observer qu’une pulsion peut se transformer en son contraire : la transposition de l’amour en haine, par exemple. Amour et haine se dirigeant souvent vers le même objet, cette coexistence fournit l’exemple d’une ambivalence permanente des sentiments par une opposition moi et non-moi (l’extérieur), et amour de soi auto-érotique (narcissisme) à haine de soi-même (« Selbst Hasse »). D’où la difficulté de la reconnaissance de l’altérité, car nous définirions l’amour, essentiellement, comme relation du moi et ses sources de plaisir et le sujet ne s’aime souvent que lui-même et est indifférent au monde. Aimer n’étant alors que la reconnaissance à la gratification de la fin des tensions pulsionnelles. Le monde extérieur se décompose ainsi pour le moi en une partie « plaisir » qu’il s’est incorporée, et un reste qui lui est étranger et qu’il hait car source de tensions pulsionnelles insatisfaites.

Quelques années plus tard, Freud va approfondir le destin des pulsions en entrant dans une phase d’un au-delà du principe de plaisir. Il prend conscience que l’homme, prisonnier totalement de ses pulsions et ne pouvant les vivre que partiellement dans un moment bref et insatisfaisant de plaisir, n’aspire qu’à une fin de ses tensions par une homéostasie qui ressemble à la mort, un lieu qui ne serait pas décomposition, mais absence de tensions. Freud va mettre ainsi en place le concept de la pulsion de mort, la lutte interne entre Eros et Thanatos qui prend le relais entre la confrontation entre Ataraxia et Praxis. Mais, la psychanalyste britannique Barbara Law, à la suite de Schopenhauer et d’une expérience de vie aux Indes introduira le concept de « Principe de Nirvana » qu’elle définit comme « tendance à la réduction, à la constance, à la suppression de la tension d’excitation interne ». Une sorte de « Principe de constance » Freud acceptera cette idée de principe de Nirvana, en précisant cependant que ce principe est une tendance radicale à ramener l’excitation au-niveau zéro, telle qu’il l’avait énoncé auparavant sous le terme de « Principe d’inertie ». La psychanalyse constatera d’ailleurs que ce processus dans les religions se retrouve : les paradis sont des lieux où le désir est absent et les enfers des lieux où les désirs sont intenses et jamais satisfaits !…

Conclusion :  La franc-maçonnerie : jardin d’Epicure ou agora dans la cité?

Quitte à commettre un crime de lèse-majesté, nous pouvons dire que Socrate s’est trompé : présentant la remise en cause comme un acte volontaire relevant d’un choix, il ne perçoit pas que rien ne relève d’un choix mais d’une nécessité à laquelle l’homme obéit avec réticence, préférant la quiétude à l’action, mais étant obligé, souvent contre son gré, de se mettre en mouvement dans la nécessité de trouver un objet humain ou symbolique pour projeter des tensions internes vers l’extérieur, sous peine que ces tensions ne se retournent vers le sujet en amenant troubles mentaux ou maladies psychosomatiques. Le résultat de la philosophie antique conjuguée à la psychanalyse ne nous laisse que peu de place à notre libre-arbitre sauf peut-être pour trouver un discours camouflant des mécanismes qui nous dépassent et qui mettent en péril les visions simplistes ou trop romantiques de la vie. A l’instar des institutions qui traitent de l’humain, la Franc-Maçonnerie s’est trouvée confrontée à la gestion de l’Ataraxia et de la Praxis (En fait, d’Eros et Thanatos). Comment a t-elle adapté sa pratique et sa spiritualité dans ce sens ?

Comme le sont les spiritualités diverses, la Franc-Maçonnerie prend peu à peu conscience qu’elle n’est, mais c’est beaucoup déjà, qu’une sublimation, c’est-à-dire un lieu nécessaire offert aux hommes comme expression à ce qu’ils ne peuvent traduire autre part. Et, à travers le langage, exprimer ce qui leur était interdit ou ce qu’il leur semblait interdit pour des raisons personnelles ou collectives. La Maçonnerie, avec ses mythes et ses rites, est un lieu de passage, un pont entre le sujet et la cité, de l’Ataraxia à la Praxis. Et ce, en privilégiant au maximum les démarches de sublimation qui remplacent les décharges instinctuelles impossibles à réaliser par le sujet. Le travail par exemple qui tient une place considérable dans les rites. Le deuxième degré de la Maçonnerie, d’ailleurs voue un véritable culte au travail (10), héritage du Compagnonnage et de la mentalité protestante où Luther et Calvin y voyaient, dans la réussite du croyant un signe de prédestination divine. Certains philosophes et Francs-Maçons, au contraire, y voient le retour à une forme d’esclavage au lieu d’une action émancipatrice. Tel est le cas, par exemple de notre Frère Paul Lafargue (1842- 1911) qui écrit (11) : « Christ dans son discours sur la montagne, prêcha la paresse : « Contemplez la croissance des lys des champs, ils ne travaillent ni ne filent, et cependant, je vous le dis, Salomon, dans toute sa gloire, n’a pas été plus brillamment vêtu » (Evangile selon St. Matthieu, chap. VI). Jéhovah, le dieu barbu et rébarbatif, donna à ses adorateurs, le suprême exemple de la paresse idéale ; après six jours de travail, il se reposa pour l’éternité ». Paul Lafargue, ainsi, s’amusait à comparer le dieu du judéo-christianisme aux dieux de l’Antiquité : « O Melibe, Deus nobis haec otia fecit ! » (« Ô Melibe, un Dieu nous a donné cette oisiveté ! ») Chez notre Frère Lafargue aucune intention de « mouiller sa chemise » ou d’ « aller au charbon » n’est clairement affichée !

La Franc-Maçonnerie, à travers ses rituels utilise, sans être une psychothérapie, une vision très éclairante du fonctionnement humain : elle montre par exemple que le sujet est divisé et que seul le symbolique peut rassembler momentanément ce qui est épars, et que la reconnaissance de l’altérité commence par soi-même avant d’envisager l’autre comme étranger irréductible. La belle formule d’Emmanuel Levinas : « On peut dévisager l’autre ou l’envisager », n’est concevable que si nous acceptons déjà en nous, l’inquiétante étrangeté de notre contradiction. Cette insupportable gémellité, nous amenait à utiliser le processus de projection de nos « mauvaises tendances » sur l’autre afin de penser que nous avons une « bonne » unité en nous. La Franc-Maçonnerie nous apprend que nous ne pouvons pas accepter la politique du bouc émissaire : mon adversaire est intérieur, en miroir.

 Mais existe aussi dans les résistances au mouvement et au changement une haine insondable, comme nous le montrent les mécanismes psychiques. Nos rituels en porte trace. Par exemple, le mythe d’Hiram-Abif en est une illustration : les trois mauvais compagnons tuent le maître non seulement par dépit ou jalousie, ils le tuent aussi car il leur demande de bouger, de travailler encore, de sortir de leurs limites. En Maçonnerie même, la tentation de l’Ataraxia est grande : la constitution de la loge comme une sorte de jardin d’Epicure, refermée sur le plaisir d’être ensemble et où le mouvement des idées ou d’une organisation nouvelle (ne serait-ce que le changement de collège !) deviennent un danger pour la « Stimmung », l’ambiance, et génèrent une forte agressivité. Ce renfermement allant jusqu’à la méfiance d’introduire de nouveaux membres. Comme si, pensée épicurienne par excellence, il convenait de mourir de plaisir entre soi !

La Maçonnerie nous apprend à demeurer à côté des morceaux de nos idoles primitives, devant les ruines de nos idéaux de perfection, sans amertume, dans la sérénité et dans l’abandon confiant à un Principe qui nous dépasse. Ce qui ne peut que nous conduire à l’ « Aidos » qui est, chez les Grecs, la réserve, la pudeur et la modestie qui naissent en nous de l’intériorisation du regard des autres et qui nous permet d’accéder au Logos …

 NOTES

– (1) Lao-Tseu : Tao tö king. Paris. Ed. Gallimard. 198O. (page 3).

– (2) Do-Dinh Pierre : Confucius et l’humanisme chinois. Paris. Ed. Du Seuil. 2003. (Pages 91 et 92).

– (3) Rosset Clément : Schopenhauer. Paris. PUF. 1968. (page 89).

– (4) Épicure : Lettres et maximes. Paris. PUF. 1987. (pages 223 et 225).

– (5) : idem (page 227).

– (6) Sénèque : La vie heureuse. Paris. Ed. Arléa. 1995. (page 134).

– (7) : Epictète : Ce qui dépend de nous. Paris. Ed. Arléa. 1995. (page 15).

– (8) l’homéostasie : stabilisation, chez les organismes vivants, des différentes constantes physiologiques.

– (9) Lacan Jacques : Le transfert (1960-1961). Paris. Ed. Du Seuil. 2001.

– (10) Rappelons-en les termes du rituel dans la cérémonie de passage au grade de Compagnon : « Mes Frères, élevons nos coeurs dans une commune pensée pour rendre Gloire au Travail, la première et la plus Haute Vertu Maçonnique !

Sois honoré, ô Travail, pour les bienfaits du Passé et les conquêtes de l’Avenir.

Gloire au Travail !

– (11) Lafargue Paul : Le droit à la paresse. Paris. Ed. Allia. 2015. (page 15).

 BIBLIOGRAPHIE

– Duhot Jean-Noël : Epitecte et la sagesse stoïcienne. Paris. Ed. Albin Michel. 2003.

– Epictète : Ce qui dépend de nous. Paris. Ed. Arléa. 1995.

– Epicure : Lettres et maximes. Paris. PUF. 1987.

– Freud Sigmund : Métapsychologie. Paris. Ed. Gallimard. 1968.

– Grimal Pierre : Marc-Aurèle. Paris. Ed. Fayard. 1991.

– Grimal Pierre : Sénèque. Paris. Ed. Fayard. 1991

– Granet Marcel : La religion des Chinois. Paris. Ed. Imago. 1989.

– Granet Marcel : La pensée chinoise. Paris. Ed. Albin Michel. 1980.

– Laplanche Jean et Pontalis Jean-Baptiste : Vocabulaire de la psychanalyse. Paris. PUF. 1967.

– Marc-Aurèle : Pensées. Paris. Ed. Jean de Bonnot. 1969.

– Maspéro Henri : Le taoïsme et les religions chinoises. Paris. Ed. Gallimard. 1985.

– Nacht Sacha : Guérir avec Freud. Paris. Ed. Payot. 1971.

– Ouvrage collectif : La voie du Tao. Un autre chemin de l’être. Paris. Ed. De la réunion des musées nationaux. 2010.

– Roudinesco Elisabeth et Plon Michel : Dictionnaire de la Psychanalyse. Paris. Ed. Fayard. 1997.

– Schopenhauer Arthur : Le monde comme volonté et représentation. Paris. PUF. 2004.

– Sénèque : Entretiens. Lettres à Lucilius. Paris. Ed. Robert Laffont. 1993.

– Sénèque : La vie heureuse. Paris. Ed. Arléa. 1995.

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Michel Baron
Michel Baron
Michel BARON, est aussi conférencier. C'est un Frère sachant archi diplômé – entre autres, DEA des Sciences Sociales du Travail, DESS de Gestion du Personnel, DEA de Sciences Religieuses, DEA en Psychanalyse, DEA d’études théâtrales et cinématographiques, diplôme d’Études Supérieures en Économie Sociale, certificat de Patristique, certificat de Spiritualité, diplôme Supérieur de Théologie, diplôme postdoctoral en philosophie, etc. Il est membre de la GLMF.

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