ven 22 novembre 2024 - 07:11

L’histoire de l’ingénieux chevalier sans armure

Que l’on soit initié ou que l’on prenne une charge en franc-maçonnerie, si on sait des choses parce qu’on a lu ou que l’on s’est renseigné, il n’en demeure pas moins qu’on ne « connait » encore rien à l’affaire. Là réside le Secret de l’Œuvre : sortir de sa zone ce confort et entrer dans l’âge du « faire » car pour forger son « Art-mûre » l’Initié devra suivre la « Voi(e)(x) » de l’inconnu et explorer ses dimensions jusqu’à son « épis-centre » devenant l’unité, l’échelle, le cartographe, la mémoire et l’explorateur de son territoire.

« Gloire au Travail ! » nous scandent certains Rituels. Certes, cette injonction glorifie le Travail mais on peut aussi entendre que lorsque nous agissons c’est la « Gloire qui est au Travail ». Ceci sous-entend peut-être de notre part une certaine confiance dans l’inconnu, « l’Un-pensé de la Voi(e)(x) Initiatique » elle-même. Dans cet aiôn qu’est la Vie, si nous lui donnons de ce que nous avons peut-être de plus précieux : notre Temps (chronos), elle nous répond parfois en nous offrant des Moments (kaïros) à l’intérieur de nos vies « urbi et orbi ».

Les ordres d'architecture par Stefan von Nemau
Les ordres d’architecture – Aquarelle, encre et collage sur papier – 36 x 51 cm – Novembre 2020 – Stefan von Nemau

L’union fait la Force

Il y a six hivers, débutait ma prise en charge de l’éveil des Compagnons. Cependant, il y avait un symbole de ce Degré dont je n’avais pas encore perçu la dimension ésotérique : les ordres d’architecture. Afin de pallier à ce sentiment d’illégitimité (comment prétendre enseigner si on ne sait pas tout ?) j’ai choisi de travailler ce sujet avec eux, à six on va plus loin que tout seul. C’est grâce à eux que j’ai découvert que la « trans-mission » n’est pas un « en-saignement » mais la révélation d’une connaissance.

Je me suis rendu compte que nos symboles nous sont présentés dans un certain ordre lors de nos cérémonies. Cependant nous sommes des altérités en rencontre. Aussi, pour que chacun y puise ce dont il a besoin peut-être était-il possible de les combiner, les assembler dans une sorte de Codex que nous pourrions saisir et manipuler afin de trouver notre propre Chemin vers la Lumière dans la Loge d’abord puis se mettre en capacité de recevoir au dehors la Lumière sacrée de la Vie ?

Le codex de l’ingénieux Chevalier (détail) – Stefan von Nemau

L’ingénieux chevalier

Au Rite Écossais Ancien et Accepté un des Voyages est consacré aux 5 ordres d’architecture. De prime abord nous pourrions simplement penser que la Franc-maçonnerie ayant pour imaginaire une filiation directe avec les bâtisseurs de cathédrale c’est pour leur rendre hommage et célébrer leur travail que ces symboles seraient là.

A l’intérieur de nos Loges nous avons trois colonnettes supportant nos Étoiles. Oswald Wirth et Jules Boucher n’étant pas d’accord sur l’ordre architectural a attribué sur chaque colonnette, je pense qu’il est important de bien connaître les usages de son rite afin d’éventuellement pouvoir développer et argumenter une réflexion personnelle à ce sujet, un « Secret se cherche ».

Pour ma part, le fait qu’ils évacuent d’un revers de phrase deux ordres sur les cinq présentés m’invite à trouver mon propre chemin.

Ainsi, en observant les cinq compagnons que j’avais en charge, j’ai remarqué que s’ils se rassemblaient autour d’une réflexion commune avec la même méthode ils n’en étaient pas moins tous différents. Leurs tessitures, leurs besoins, leurs envies, leurs appétences n’étaient pas les mêmes. Mes questionnements devaient donc être adaptés à chacun afin que, futurs Maîtres, ils puissent trouver leurs propres voix et continuer d’enrichir la Loge de leurs différences.

L'ingénieux chevalier par Stefan von Nemau
L’ingénieux Chevalier – Aquarelle, encre et collage sur papier – 36 x 51 cm – Octobre 2022 – Stefan von Nemau

De là m’est venu l’axe central de mon « pas-de-côté » : l’intuition de sortir de la doxa du rituel commun qu’ils venaient de vivre et qui sert de base à tous pour leur proposer des ouvertures en associant tel symbole avec tel autre pour l’un et en agissant ainsi différemment pour chacun. C’est ainsi que selon les appétences de chacun leurs savoirs se sont étendus. Charge à eux de ramener au centre du Tapis de Loge ce qu’ils avaient trouvé et de partager dans un élan commun ces connaissances devenant « Co-naissance ».

Ainsi s’adapter, c’est répondre à l’appel de la liberté de re-création de chacun dans un cadre commun. La rencontre de ces « ça-voir » a permis d’élargir les connaissances de tous, y compris les miennes. Les critiques constructives qui suivirent permirent à chacun de trouver son centre de gravité, de se rassurer, de s’entre-aider, de vivre une altérité adogmatique apaisée en « deux-venant ».

Si la Voie Initiatique est une démarche individuelle, elle prend tout son sens dans la rencontre de l’altérité, sortir du « même », de soi, pour aller vers l’autre, le différent, « l’étrange étranger » qui pourtant s’assoit à côté de moi durant la Tenue mais aussi celui du dehors.

Freidrich Nietzsche

Orbi : fragment d’un journal initiatique

Durant cet hiver-là, j’ai rencontré des jours sombres comme des nuits. De ces journées où l’on a besoin de changer d’univers après avoir écouté les malheurs du monde. Je me suis rendu dans la librairie que je préfère. Elle ne présente pas d’ouvrage maçonnique certes, mais elle est un athanor de la pensée où l’altérité se rencontre. Dans cet athanor où les arts libéraux s’expriment librement tous mes sens sont en éveil. Dans cet égrégore, les « lignes ancrées » dans le papiers deviennent des murmures, des tracés et des couleurs que je peux invisiblement percevoir. Ce sont des sources d’apaisement pour mes sens surréalistes toujours en éveil, mes « hasards objectifs » créateurs « dit-mages ».

Ce jour là, une des libraires m’a souri. Un vrai sourire d’humain à humain, sans geste commercial assorti… et ce sourire m’a touché… sourire Lumière au travers du sténopé de mon regard… un « Sourire-Rencontre », une altérité touchant mon humanité. Ce jour là j’avais vraiment besoin de cela et la Voie Initiatique, par cette Lumière de « l’une », me l’a donné… si suivant l’adage populaire « on est riche de ce que l’on donne » alors le Don est Transmission et la Transmission devient abondance.

Contre l’instinct de mort, la pulsion de Vie

Ainsi l’ordre de présentation de nos symboles n’est que proposition. Il forme un abécédaire du Chemin Initiatique. Il appartient à chacun de s’en saisir et d’écrire ses mots, ses propres mots ramenés de l’ambre de l’oubli. Ces mots qui retrouvés et rassemblés vaincront les maux j’en suis convaincu, je l’ai vécu.

Par le Travail l’épure se forme et nous pouvons les conjuguer avec la pulsion de Vie, celle qui réunit l’intérieur et l’extérieur, l’élan de la re-création. Un pas après l’autre nous devenons des ingénieux chevaliers dont les armures ne rouillent que si on ne s’en sert pas mais qu’il convient toutefois d’enlever de temps en temps, au cœur de cet endroit sûr et sacré, cet endroit où parfois rayonne la Gloire.

Initiare, transmettre la Lumière – Photoplastique – Tirage argentique – 40 x 30 cm – Edition de 30 – 2017 – Stefan von Nemau (La verticalité profonde de la murène, l’horizontalité de la nage du manchot, les deux impétrants recevant la Lumière donnée par l’hippocampe, les Lumières de l’accompli et de l’inaccompli)…

Six hivers plus tard : le vide-plein de l’ingénieux chevalier dans l’Art-mûre

Six hivers plus tard, je suis Vénérable Maître de ma Loge. Si je tire ma légitimité d’une élection dont le score ferait pâlir de jalousie un certain Vladimir, je marche dans et vers l’inconnu. Et même si je ne suis pas solitaire car l’ensemble fait corps et les anciens m’aident et me soutiennent, je suis le seul à porter, utiliser et servir l’Épée Flamboyante.

Il y a peu j’ai transmis la Lumière. Ce soir d’hiver-là, durant cet aiôn qu’est la traversée des Fleuves, j’ai été transpercé par la Lumière: celle que l’on perçoit, celle que l’on reçoit, celle que l’on donne, celle que l’on transmet ; celle qui transmute le Néant insondable du Cœur de la Nuit en une Aube radieuse, en Espérance immanente et transcendante dans le regard du nouvel Initié.

L’expérience de la Gloire du « vide-plein » fût pour moi aussi une Initiation. Je me suis senti à la fois corpuscule et vibration… et, dans ce cantique du quantique, pour une fois, les mots me manquent. Le « Secret se taire »« l’armure s’éthère » dans la « Voie de l’Art-mûre ».

William Blake – Mariage du ciel et de l’enfer

Six hivers plus tard, orbi : fragment d’un journal initiatique…

Quelques jours après cette Épreuve, je suis retourné dans ma « librairie-athanor ». La « libre-ère » avait réussi à me trouver un livre sur William Blake que l’on m’assurait épuisé. Dans le message téléphonique qu’elle m’avait laissé je n’avais pas saisi son prénom, aussi osais-le lui demander pour la toute première fois depuis six ans. Elle m’a répondu « Ma mère m’a toujours dit : demander n’est pas voler. Mon prénom est rare, dans ma langue il signifie Gloire au sens spirituel du mot ». Je ne vous le communiquerai pas par délicatesse et parce que… le Secret « se rend-contre »

Dans ce cantique du quantique qu’est cette traversée de la fente de Young, durant ce moment « numineux », par la Parole de « Lune » l’Initié et l’Ignitié furent ainsi rassemblés, corpuscule et vibration.

Au moment de clore ce fragment d’un journal initiatique, une dernière boucle temporelle s’ouvre devant moi et je choisis de la partager avec vous car elle a éclairé mon chemin depuis 30 ans. J’ai repensé à mes jeunes années de policier, la nuit, dans les bas-fonds du 19° arrondissement de Paris. Nous connaissions une jeune femme toxicomane de mon âge environ. Elle dépérissait à vue d’œil et se prostituait pour pouvoir acheter ses doses. Un soir qu’elle errait en quête d’une dose de crack avec une lampe frontale trop grosse pour elle allumée sur son front, et parce que je lui demandais la raison de cette lampe, elle a répondu : « Oh… tu sais… je touche le fond alors autant avoir un peu de lumière ».

Avec le recul du temps et de la Voie parcourue, je vois là aussi, une manifestation de la Gloire au Travail. J’avais une vingtaine d’années et même si mon histoire particulière m’avait déjà donné une vision symbolique de l’invisible, je n’étais pas en capacité de « perce-voir » ce moment de Gloire au cœur de la nuit de la tragédie humaine. Le « Secret est Grâce, il se révèle ».

François Cheng – Enfin le Royaume

De retour en Ithaque…

Au sortir de cette aventure l’armure de l’ingénieux chevalier s’est éthérée en me confirmant que si l’usage assène l’injonction « Gloire au travail ! » il faut aussi entendre : « Façonne-toi, marche, explore, libère-toi, rectifie et vérifie, c’est ainsi que la Gloire est au Travail, c’est ainsi que l’armure devient Art-mûre ».

Entre le Sublime de la Chute et l’horizontalité de la Beauté il appartient à chacun de trouver son architecture, son altitude, son expérience, son « Se-crée » et d’explorer les arcanes du vaste Monde, à la mesure de ses ailes. Le « Secret relève et élève ».

William Blake
L’Ancien des Jours – Urizen – Eau forte et aquarelle – 23,3 x 16,8 cm – 1794 – William Blake

Lire aussi:

Cantique du Quantique pour un franc-maçon par Solange Sudarskis

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Stéphane Chauvet
Stéphane Chauvethttps://lesyeuxducyclope.fr/
« Ma quête artistique est une pratique spirituelle et une spiritualité en pratique. Le Symbole est son langage. » C'est ainsi que Stéphane Chauvet définit en deux phrases son travail initiatique et artistique. Né en 1968, il a longuement exploré les profondeurs de l'âme humaine dans sa première vie. Il est révélé par la Voie en avril 2009. Artiste depuis « toujours », il métabolise et fixe sa pensée par le tracé et l'image, son « labor », avant de lui souffler vie dans « l'oratoire ». En 2016, il présente une installation photographique plasticienne ayant pour sujet/objet l'autoportrait surréaliste et symbolique, le miroir initiatique et l'Unheimlich freudien intitulé : Le testament de Narcisse. Avec ce travail il obtiendra les félicitations du jury de l'Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d'Arles lors de la soutenance de son Master 2. Il signe ses œuvres du nom de son alter-égo rencontré sur le Chemin : Stefan von Nemau. Son travail artistique est présenté sur son site internet www.lesyeuxducyclope.fr

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