Nos outils de maçons sont-ils adaptés pour travailler sur l’écologie ? Ce sont des outils de tailleurs de pierre qui sont passés de l’opératif au spéculatif. Des outils de bâtisseurs. Faits pour “artificialiser”. Peut-être faudrait-il aller chercher d’autres outils, des outils de jardinier, et leur apprendre à spéculer ? En attendant, nos outils de maçons révèlent quand même de bien bonnes capacités à parler d’écologie, à condition de les faire sortir du cadre. En voici quelques-uns.
Le fil à plomb
C’est par la verticale que l’entrée dans la réflexion sur l’écologie se fait. Elle ouvre sur la deep ecology, celle qui s’intéresse aux valeurs, à la morale, à la philosophie, à la conception que nous nous faisons de l’homme et de la société, nous qui prétendons les améliorer, à la responsabilité de l’Homme dans la préservation du vivant. C’est cette idée qui est développée dans le fil à plomb et la deep ecology (450.fm). La verticale incite au retour sur soi “et moi, quel est mon rôle dans tout ça? Pas seulement : ma responsabilité en tant qu’individu et en tant que citoyen mais aussi : quelle est ma capacité d’action ? Comme les humanistes du XVIè siècle, ceux qui au XXIè ne veulent pas se laisser dicter leur conduite par des clercs, fussent-ils des clercs verts, mais ils entendent bien définir par eux-mêmes la place qu’ils occupent, telle qu’ils la comprennent.
Ce fil à plomb vise les profondeurs mais il permet aussi de prendre de la hauteur, de voir plus large et de s’élever vers un idéal qui nous dépasse. En maçonnerie il sert à construire des murs droits. En jardinage, il sert à planter des tuteurs qui étayent les jeunes arbres et leur permettent de pousser droit, vers la lumière. C’est ce qu’on demande au second et au premier surveillant. En jardinage, le cordeau sert aussi à tracer des rangées pour planter des jeunes pousses, sur des lignes qui ne sont pas forcément horizontales mais parallèles au sol, ce sont des “verticales couchées”. Il sert aussi à délimiter un champ, à le clôturer, pour éviter que ceux qui sont à l’intérieur ne se perdent. Enfin, au-dessus de nos têtes se trouve une autre corde nouée par endroits comme l’est la chaîne d’union. C’est une corde qui rend ceux qui la tiennent solidaires les uns des autres, c’est une cordée, celui qui est en tête ouvre la voie, il ne va pas plus vite que celui qui est dernier, tous doivent progresser ensemble pour que personne ne tombe. Comme le dit le proverbe africain “tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin”. Choix de l’aventure solitaire, de l’individualisme ? Ou de la solidarité qui a fait la force de Sapiens depuis qu’il est sorti victorieux de sa rivalité avec Neanderthal ?
Le pavé mosaïque
Sortir les outils de leur cadre. Parmi les symboles maçonniques il en est un autour duquel on tourne en permanence à tous les grades et dans toutes les circonstances, c’est le pavé mosaïque. Il est fait de pierres blanches et de pierres noires, de pierres carrées, comme les pixels de nos écrans vidéos. Les pixels définissent d’abord les images en noir et blanc et ensuite on rajoute ou non des couleurs. Ce sont les pixels noirs et blancs qui tracent les lignes et les formes, les lignes d’écriture et les formes des objets, le fond et la forme, le vrai et le faux, l’acceptable et l’inacceptable. Sans le blanc et le noir, on entre dans une sorte de brouillard fait de gris sur gris, où l’on avance en aveugle, impossible de savoir si le glyphosate est dangereux ou pas, si le réchauffement climatique est réellement d’origine humaine, si l’effondrement du vivant est vraiment grave. Tout se mélange, il n’y a plus de vrai et de faux. Impossible de discerner.
Le pavé mosaïque est donc fait de pierres blanches et de pierres noires. Si on retourne une pierre blanche, est-ce que l’autre face est noire ? Cela permettrait de toujours regarder l’envers d’une question et pas seulement la face qu’on veut bien nous montrer. Faut-il croire sur parole les prophètes de la tech’ qui nous promettent chaque matin des lendemains qui chantent ? Les drones vont-ils pouvoir remplacer les abeilles, l’intelligence artificielle est-elle capable de “gérer le climat” ? Est-ce vraiment possible de trouver un moyen de capturer le CO2 ? Grâce au noir et blanc, regarder les avantages des inconvénients et les inconvénients des avantages. Et donc être capable de dire oui ou non, de décider. Ne pas seulement laisser faire le Marché. Le Marché fait son marché, il dit oui à tout, tant qu’il y a de l’argent à prendre. Est-ce que l’humanité doit dire oui à tout ? Sur quel bouton faut-il appuyer pour dire non ?
Le maillet et le ciseau
On aurait pu commencer par eux. Les premiers qu’on donne au franc-maçon en l’avertissant de s’en servir avec prudence : le maillet et le ciseau. Ils servent à dégrossir la pierre, puis à la tailler. A débarrasser les questions d’écologie de toute la gangue qui empêche d’y accéder : la bêtise, l’ignorance, les discours de donneurs de leçon, l’orgueil, l’aveuglement, les fausses certitudes : qu’il n’y a pas de limite à notre univers, que les ressources se re-forment indéfiniment, que la nature recycle tout, qu’il n’y a pas à s’inquiéter pour les déchets, que le progrès nous sauvera toujours. Ensuite, après la gangue, on peut commencer à donner une forme, peut-on tailler la pierre de l’écologie ? (450.fm). C’est à chacun de déterminer quel coup de maillet il doit donner, avec quelle force et sous quel angle il doit placer le ciseau. En matière d’écologie, chez les francs maçons, il n’y a pas de maîtres, tous sont en train d’apprendre. Ce qu’enseignent le maillet et le ciseau, c’est qu’il faut commencer par enlever et non pas rajouter. Que chaque geste est irréversible. Le dessinateur peut effacer avec une gomme et recommencer. Le peintre peut se permettre un repentir. Et le danseur, le musicien, le comédien recommencer cent fois la même figure jusqu’à obtenir ce qu’ils veulent. Le maçon ne peut pas récupérer une pierre qu’il a ratée. Mais le jardinier, si. Ses outils de taille servent à soigner, à améliorer les arbres et les arbustes. Et à corriger. Rien n’est jamais irrémédiable. La grande force du jardinier, c’est qu’il a le droit de se planter.
Le compas
Il sert à tracer des cercles et à mesurer les écarts. On a besoin de tracer des cercles pour parler d’écologie. Un écosystème, ça n’existe pas dans la nature, c’est un modèle, une grille d’analyse, un ensemble d’éléments qu’on étudie parce qu’on considère qu’il a une certaine cohérence, que ceux qui le composent organisent entre eux une certaine économie, avec des échanges de ressources et un réseau de relations stables. Le compas permet de tracer la courbe qui délimite ce qui est à l’intérieur de l’écosystème et ce qui est à l’extérieur. Il permet aussi d’envisager que ces cercles sont concentriques, que les écosystèmes sont imbriqués les uns dans les autres, du plus petit au plus grand, comme une fractale. Il invite à penser circulaire alors que tout, dans notre mode de production, nous pousse à penser linéaire, comme une chaîne de production ou une chaîne de valeur qui fonctionne comme si le monde était infini, que les ressources étaient inépuisables et que les déchets disparaissent par magie. Dans l’économie circulaire, ce sont les mêmes ressources qui sont en permanence recyclées, comme dans la permaculture. Le compas ne sert pas seulement à tracer des cercles vicieux ou des cercles vertueux. Il permet d’en sortir. Car le compas est un danseur, aussi. Sur sa pointe, il saute d’une figure à l’autre.
Bien sûr, on aurait pu en citer beaucoup d’autres. La truelle ne sert pas qu’à lisser l’ouvrage. C’est elle qui permet de gâcher le béton, le mortier ou le plâtre. Elle coupe, elle malaxe, elle mélange. L’outil de jardinage qui ressemble le plus à la truelle, c’est la pelle ou la bâche. On peut citer aussi la règle, car elle fait appel au droit et que la question de la loi est posée de manière cruciale par l’écologie. Faut-il donner une personnalité juridique aux écosystèmes ? Michel Serres le propose dans le Contrat Naturel. Quelles instances juridiques peuvent protéger le vivant à la fois à l’échelle de la planète et à l’échelle locale ? Le levier, car il faudra bien trouver une force et un point d’appui pour faire changer les choses. La chaîne d’union. La nôtre relie les francs-maçons entre eux et les invite à étendre la fraternité à toute l’humanité. Mais la chaîne du vivant nous montre que l’humanité n’est pas à part du reste du vivant, elle est de la même substance, elle est liée par le même destin. On ne peut pas prendre soin de l’humanité sans prendre soin de la vie sur Terre. C’est ce propose Bruno Latour dans Où Atterrir ?