jeu 09 mai 2024 - 15:05

Le fil à plomb et la « deep ecology »

Quels sont les outils maçonniques qui permettent de travailler sur l’écologie ? En tout premier lieu : le fil à plomb. Car lorsque les francs maçons se penchent sur l’écologie, ce n’est pas pour savoir s’il faut installer des panneaux photovoltaïques ou si la voiture électrique est réellement écologique. C’est le monde profane qui traite ces sujets. Les maçons, eux,  vont s’intéresser aux valeurs, à l’humanisme, à la morale, au régime de vérité, aux principes de solidarité qui sont engagés par les réflexions sur l’écologie, à la philosophie de l’écologie : la deep ecology.

Cette dimension est essentielle. Comme l’a montré Floran Augagneur dans Le Souci de la Nature, ce ne sont pas les raisonnements logiques qui font changer d’attitude vis-à-vis des questions écologiques, c’est la prise de conscience qui fait changer de raisonnement logique. Un nouveau regard sur ces questions qu’on désigne sous le nom de “conversion écologique”. Souvent sous l’interpellation de proches, les enfants, les petits enfants. Quand la prise de conscience se fait, elle est guidée par le  fil à plomb, c’est lui qui mène vers la conscience.

Le deep ecology cherche à définir la place de l’homme parmi le vivant et le rôle qui doit être le sien, après cette prise de conscience. En 1973, son principal théoricien  Arnes Naess énonce huit principes directeurs. Ils ne sont pas seulement des concepts théoriques, ils débouchent sur des engagements qui servent de guide aux écologistes radicaux. Ils parlent de valeurs de la vie et de changement idéologique radical. On est bien sur le fil à plomb : 

  • “1. La vie humaine et non-humaine ont l’une comme l’autre une valeur en soi.
  • 2. La richesse et la diversité de la vie contribuent à réaliser ces valeurs, et ont
  • elles-mêmes de la valeur.
  • 3. Les êtres humains n’ont aucun droit de réduire la richesse ou la diversité, sauf pour
  • satisfaire des besoins vitaux.
  • 4. La vie humaine peut s’épanouir avec une réduction substantielle de sa population qui
  • est requise pour l’épanouissement de la vie non-humaine.
  • 5. L’interférence humaine actuelle avec le monde non-humain est déjà excessive, et
  • elle empire.
  • 6. Il faut changer de politiques économiques, technologiques et idéologiques pour
  • modifier radicalement le fonctionnement actuel du monde humain.
  • 7. Le changement idéologique doit engager le respect de la valeur en soi de toute vie,
  • plutôt que l’accroissement continuel de nos standards de vie matériels.
  • 8. Ceux qui s’accordent avec les points précédents ont l’obligation de mettre en œuvre
  • les changements nécessaires. »

Le philosophe Michel Serres a tenté de concevoir ce que serait un Contrat Naturel, la version XXIème siècle du Contrat Social de Rousseau. Dans le Contrat Social, Rousseau dégageait  les principes qui devaient régir les relations des hommes entre eux et avec la société. Dans le Contrat Naturel, paru en 1990, Michel Serres remarque que l’Homme se comporte comme un parasite par rapport à la nature, en l’exploitant sans conscience et en feignant d’ignorer qu’il est en train de détruire l’hôte qui le fait vivre. Le philosophe appelle à passer du rôle de parasite à celui d’un symbiote : celui qui “vit avec”, celui qui entretient avec le vivant une relation où chacun prend soin de l’autre. Le Contrat Naturel définit comme principe qu’on ne doit pas prendre à la nature plus qu’on ne lui donne, c’est une relation équilibrée qu’il faut viser. Mais pour que ce contrat puisse avoir une chance d’être respecté, il faudrait que la Terre devienne un sujet de droit. Si Michel Serres a disparu en 2019, ses travaux sont aujourd’hui repris et prolongés par la Fondation Michel Serres qui dépend de l’Institut de France et par l’Institut Michel Serres installé au cœur de Ecole Normale Supérieure de Lyon. Son œuvre demeure centrale dans la pensée écologique. 

L’idée de donner une personnalité juridique aux non-humains pourrait paraître farfelue, sauf qu’elle est déjà mise en œuvre ici ou là dans le monde. L’Inde a donné au Gange une personnalité juridique en 2017. Ce qui permet d’engager des recours devant les tribunaux quand ses équilibres sont menacés. Dans sa Constitution,  l’Equateur a reconnu la Nature comme sujet de droit en 2008, la Bolivie a fait de même et a voté en 2012 une loi-cadre sur les droits de la Mère-Terre. Même à l’ONU, à l’initiative des peuples amérindiens, la Conférence mondiale des peuples contre le changement climatique, a élaboré un pendant de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme qui s’appelle:  Déclaration Universelle des Droits de la Terre-Mère. Elle prend acte de la dégradation de la biosphère, dénonce l’exploitation aveugle des ressources qui met en péril  les écosystèmes et menace la vie. Elle définit la Terre comme une communauté  indissociable du Vivant où tous sont solidaires. 

Elle édicte des droits et devoirs basés sur le principe que “La recherche du bien-être humain ne doit pas nuire au bien-être de la Terre-Mère, actuel ou futur.” Bien sûr, cette déclaration n’a pas, pour l’instant, été adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, mais le combat pour y parvenir continue. En tous cas, travailler sur l’essence de ce qu’est la Terre, (du point de vue des humains) la reconnaître comme un sujet, ne serait-ce que de droit, c’est bien un travail de réflexion qui se conduit sur l’axe de la verticale, avec le fil à plomb. 

La deep ecology concerne aussi les religions, même si c’est de manière récente. Bien sûr, pour elles, la dimension verticale les conduit plutôt vers le haut que vers le bas, vers le ciel que vers les profondeurs. La plus engagée, au moins par le discours au sommet, est le catholicisme avec l’Encyclique Laudato Si du pape François. Il y qualifie la Terre de “Maison Commune”. Face à la crise écologique, il appelle les croyants à repenser la relation de l’Homme et de la Nature, il aspire à une conversion écologique. Ce texte est complété par une nouvelle encyclique parue en octobre 2023:  Laudate Deum qui invite, sur la même base à repenser la relation à Dieu. Les Protestants français, souvent plus en phase avec les évolutions de la société, travaillent aussi ces questions, à leur manière qui est plus horizontale. L’Eglise Protestante Unie a adressé au président de la République, le 21 avril 2020, un “Plaidoyer pour une transformation écologique, solidaire et démocratique”. Elle y appelle à un “profond changement civilisationnel, spirituel et éthique”, basé sur des principes comme :

  • “reconnaissons notre finitude, nos fragilités et nos limites, et faisons preuve
  • d’humilité ;
  • comprenons notre humanité comme intrinsèquement relationnelle et partie
  • intégrante d’un tout écologique interdépendant, dont la vulnérabilité est aussi la
  • nôtre”.

Le judaïsme n’est pas en reste avec des interrogations sur la protection de la nature, qui s’inscrit dans une relecture des textes à la faveur des problèmes nouveaux posés par l’écologie. L’islam aussi, se basant sur l’injonction à ne pas gaspiller les ressources, la seule des religions du Livre qui se soit posé la question de l’âme des animaux. Quant au bouddhisme, le fait de ne jamais avoir rompu avec l’animisme lui confère un rapport avec la nature sans doute plus facile. Parmi les cinq préceptes qu’il défend, on trouve : 

  • Ne pas nuire aux êtres vivants ni prendre la vie
  • Ne pas prendre ce qui n’est pas donné

Et la franc-maçonnerie dans tout ça ?  A priori on aurait pu penser qu’elle se soit engagée depuis longtemps dans une réflexion de fond sur les questions d’écologie. Elle se réclame de l’humanisme. Or l’écologie invite à repenser la relations de l’homme avec le vivant donc à repenser ce qu’est l’homme lui-même, un parasite ou un symbiote, comme dirait Michel Serres ? Repenser la nature même de l’homme, comme l’a fait Edgar Morin dans la Nature de la Nature ou dans l’Humanité de l’Humanité. Mais non. Dans les loges, ces réflexions sont encore embryonnaires, peut-être faute d’avoir trouvé la bonne approche. Celle qui inviterait à explorer le coeur de la Terre porteuse de vie, l’essence-même de ce qu’est le vivant, et en en corrigeant les erreurs que nous avons faites dans nos relations avec elle, trouver une nouvelle pierre philosophale.

3 Commentaires

  1. Très intéressant merci 😘
    Je suis un f:, de la GLAMF et je pratique donc une maçonnerie plutôt spiritualiste. Mais je pense que nous avons besoin au sein de la FM Unniverselle, de nous engager sur le changement de société, de civilisation et de ne pas oublier non plus de rester très vigilants par rapport au nouvelles technologies et à l’intelligence artificielle qui risquent de nous faire évoluer vers une modification de l’espèce. Et ceci est tout aussi dangereux et donc aussi important que notre implication au niveau de l’écologie profonde . Merci en tout cas.
    BBB

    • Bonjour Philippe. Oui, la deep ecology nous interroge sure ce que nous sommes en tant qu’humains..et par rapport au reste du vivant. En effet, les technologies et l’IA posent aussi ces questions.

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Pierre Gandonniere
Pierre Gandonniere
Membre du Grand Orient de France et du Grand Chapitre Général. Journaliste, consultant, enseignant Auteur d’une thèse sur l’Ecologie de l’Information Auteur de : "L'Humanisme en Tablier Vert -L'Ecologie est-elle une question maçonnique ?" Detrad, 2023

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