Bien sûr, il n’y a pas de “Martiens” sur Mars, ni aucune créature vivante, n’en déplaise à David Bowie. Mais y’a-t-il d’autres formes de vie ailleurs dans l’univers, semblables à nous, comparables aux hommes ? La Science Fiction l’a imaginé depuis longtemps. Et la Science ? Si c’était le cas, cela pourrait bien remettre en cause notre conception de la fraternité.
Y’aurait-il suffisamment de choses en commun avec ces hypothétiques créatures pour qu’on puisse parler de fraternité? Y’a-t-il d’autres formes de vie quelle qu’en soit la forme?
On a longtemps considéré que l’apparition de la vie sur Terre était due à une telle conjonction de hasards que la probabilité pour que ces hasards se soient produits deux fois était pratiquement nulle. C’est ce qu’on a enseigné longtemps dans les écoles. Mais depuis, la Science a progressé. En 2019, des astronomes de l’Université de Göttingen ont découvert deux planètes apparemment semblables à la Terre et situées à 12,5 années-lumière seulement. Il s’agit de Teegarden b et de Teegarden c. Si près ?
Dès 1964, Stephen H. Dole avait calculé, grâce à l’équation qui porte son nom, que le nombre de planètes habitables par l’Homme au sein de la Voie Lactée devait se situer aux alentours de 35 millions. Rien que dans notre galaxie, on estime le nombre d’étoiles entre 100 et 300 milliards. Dans ce que nous appelons l’Univers, ce nombre monte à 1021, c’est à dire 1000 milliards de milliards.
Pour chaque étoile, au moins une ou deux planètes et on ne parle que de celles que nous sommes en mesure de détecter, ne serait-ce que par le calcul. Pour dire les choses autrement, la probabilité pour que nous soyons seuls dans l’Univers peut être considérée comme nulle. D’après Adam Frank, c’est une chance sur 10 milliers de milliards. On peut donc partir de l’idée que les “Martiens”existent, mais où ? Même à 12,5 années-lumières, ça fait loin. Pour autant la question est d’ores et déjà posée : s’il existe de la vie ailleurs, en quoi cela modifie-t-il notre conception de l’humanité ? S’il existe d’autres créatures intelligentes, pouvons- nous instaurer avec elles une relation empreinte d’une forme de fraternité?
La fraternité ou la guerre ? Dans les histoires de science fiction, les rencontres du 3ème type, celles où des humains sont confrontés à des créatures extraterrestres, se terminent presque toujours par des affrontements. Soit que ces créatures viennent pour envahir la Terre, soit que, par la peur qu’elles engendrent, les Terriens cherchent à les combattre ou à les chasser. C’est la transposition exacte dans l’imaginaire (celui des humains, car ce sont eux qui écrivent les histoires de SF) de ce qui a été vécu au cours des âges. A chaque fois que deux populations se rencontrent et ne se reconnaissent pas comme semblables, elles se combattent. Sans fraternité, c’est la guerre, le plus fort réduit le plus faible en esclavage ou l’extermine.
Les femmes sont-elles nos frères ?
L’idée d’accorder ou non la fraternité n’est pas nouvelle. Les hommes se la sont même posée vis-à -vis des êtres qui leur sont le plus semblables : les femmes. Lors du Concile de Macon en 586, la légende raconte que les prélats se seraient interrogés pour savoir si les femmes avaient une âme. La question était d’importance, car si la réponse était négative, il aurait fallu les rétrograder au rang d’animaux. Heureusement, l’histoire est fausse, elle est un réécriture déformée au XIXème siècle d’un évènement qui s’est réellement produit. Car le Concile de Macon a bel et bien existé.
Mais on y aurait plutôt posé la question de savoir si le mot latin homo englobait également les hommes et les femmes, bref, si les hommes et les femmes étaient frères à égalité. En latin l’homme masculin se dit vir et la femme mulier. Homo est censé désigné indifféremment tous les membres du genre humain. Au-delà de la controverse, la question de l’égalité homme-femme traverse toute la tradition chrétienne, la femme ayant été créée, à la lecture de la Genèse, comme un “sous-produit” de l’homme, la conclusion la plus généralement admise, jusque tard, étant que oui, elle a une âme, mais pas tout à fait de même nature que l’homme, puisqu’elle est, dans l’Ancien Régime comme à partir de la Révolution, un sujet mineur. Or la fraternité suppose qu’on puisse écrire un signe “égal” entre deux personnes. Est-on sûr, même dans notre République d’aujourd’hui, et même en franc-maçonnerie, que la fraternité soit exactement la même quand il s’agit de deux frères ou quand il s’agit d’un frère et d’une sœur ?
Les Noirs sont-ils nos frères ?
S’ils n’ont pas d’âme, ils ne peuvent pas être nos frères. Concernant les indiens d’Amérique, la question est tranchée par ce qu’on a appelé la controverse de Valladolid qui s’est déroulée entre août 1550 et mai 1551. Sous le pontificat de Jules III et sous le règne du roi espagnol Charles Quint, c’est-à-dire dans le monde catholique. Depuis Paul III cette âme leur est reconnue mais la controverse portait sur le fait de savoir s’ils sont ou non des “esclaves naturels”, c’est-à-dire des peuples qui ont besoin d’être mis sous tutelle. Non, ils ne sont pas des esclaves naturels selon Bartolomé de Las Casas et c’est son point de vue qui a triomphé sur celui de son contradicteur Juan Ginés de Sepúlveda.
Les Indiens ne peuvent donc pas être réduits en esclavage. On lui reprochera, par contrecoup, d’avoir favorisé l’esclavage d’Afrique, si on ne pouvait pas esclavagiser les Indiens, il fallait bien faire venir de la main d’œuvre de quelque part.
Or en ce qui concerne les Noirs, sa position était différente :”S’il est clair que les Indiens sont nos frères en Jésus Christ, doués d’une âme raisonnable comme nous, et capables de civilisation, en revanche il est bien vrai que les habitants des contrées africaines sont beaucoup plus proches de l’animal…” “Frères en Jésus Christ” signifie que la fraternité se comprend au sein de la même religion et va dépendre de la capacité des populations à accepter la conversion. Et même dans ce cas, elle n’empêchera pas, -voire même : elle justifiera-, la colonisation qui est la mise en pratique d’un racisme systémique selon lequel les populations les plus avancées dans l’évolution ont vocation à dominer les autres et à les exploiter. Témoins : les zoos humains qui ont existé jusque dans les années 40.
Est-ce sur la verticale ou sur l’horizontale que se joue la fraternité ? On est frères parce qu’on est nés du même père. Ou de la même mère. Dans la tradition chrétienne, nous serions tous descendants d’Adam, créé par Dieu, et donc par contrecoup : enfants de Dieu : “Dieu le Père”, “Notre Père”. Mais la formule consacrée est “frères en Jésus-Christ”, qui n’est pas une figure du père mais une figure du fils, donc du frère.
La figure de la mère est curieusement escamotée, Marie étant considérée comme mère de Jésus mais pas revendiquée comme mère des Chrétiens. Chez les francs-maçons c’est un peu l’inverse, Hiram ne reçoit jamais le nom de “père” mais sa femme est vue comme mère, puisque les francs maçons se désignent par la formule : “Les Enfants de la Veuve”.
La fraternité des Humains n’a pas nécessairement besoin de revendiquer un père mais elle se réclame néanmoins de la même mère, la Terre-mère, ou plutôt la terre-mère car il ne s’agit pas de la planète mais de l’humus qui a engendré la vie et qui a donné “homo”, l’homme générique. Concevoir que nous partageons la même source de vie que les créatures qui nous ont précédés depuis le Précambrien et jusqu’à aujourd’hui : végétales, animales, humaines, est-ce reconnaître entre nous une certaine forme de fraternité ?
Une communauté de destin par exemple ou une communauté de nature ? C’est un jeu du même et du différent. Si je considère l’autre comme trop différent, j’en fais un objet, je le réduis à l’état de ressource, d’instrument. Je ne vois plus le signe égal qui marque entre nous une forme de fraternité. Si au contraire, je ne vois plus de différence entre lui et moi, si la singularité s’efface, nous ne sommes que des robots sans conscience, capables d’obéir à toutes les injonctions : troupes fanatisées, militants exaltés, extrémistes religieux…
Et les Martiens dans tout ça ? Nous aurons du mal à nous trouver un père en commun, car nos grands récits n’ont pas prévu le coup. Il reste difficile de représenter le Big Bang assis sur un nuage avec le doigt en l’air. Pour autant la question d’étendre la notion de fraternité au-delà de la communauté humaine reste posée, même sous des formes différentes, car sinon, il sera impossible d’éprouver de l’empathie pour le reste du Vivant.