mer 01 mai 2024 - 21:05

Liberté, égalité, fraternité : non, ce n’est pas une invention maçonnique

Entendre dire que la devise “Liberté, Égalité, Fraternité” est l’œuvre des Maçons est assez fréquent. Certains aujourd’hui encore, adversaires de la maçonnerie, l’affirment en se fondant sur les Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme du jésuite contre-révolutionnaire Augustin Barruel (1741–1820) qui y présente la Révolution de 1789 comme un complot fomenté par les francs-maçons (la 1ère édition des cinq tomes paraît en Allemagne de 1797 à 1799, tandis que l’auteur en a rédigé le manuscrit, dans son exil à Londres).

Au renfort de cette thèse, dans des rangs opposés, des francs-maçons revendiquent cette devise comme étant de création maçonnique, souhaitant ainsi flatter leurs propres convictions, et c’est alors, soit une erreur – involontaire –, soit une supercherie – délibérée –, même si des Maçons et non des moindres ont contribué à l’inspirer (un peu) et à la diffuser (beaucoup).

Lorsque la devise apparaît explicitement sous cette forme et pour la première fois dans des loges françaises, c’est dans les années 1793/1795 – donc, soulignons-le, après 1789, entre le début et la fin de la Terreur… en juillet 1794 – et notamment dans une loge de Lille “Les Amis réunis” et dans des loges de la Grande Loge de France (voir photo).

Ce triptyque tend alors progressivement à remplacer le triptyque “Salut, Force, Union” que l’on trouve sur de très nombreux documents officiels antérieurs, dans les loges de l’Ancien Régime d’avant 1789. Je le précise dans mon “Que sais-je ? ” : La Grande Loge de France, paru aux PUF (3e éd., 2014), comme l’atteste le document original, daté d’octobre 1795, ici reproduit, qui appartient aux collections du Musée–Archives–Bibliothèque (MAB) de la Grande Loge de France.

Si cette référence historique est indiscutable, elle n’en est pas moins postérieure à des évocations non maçonniques historiquement certifiées.

Le rapprochement de la liberté et de l’égalité existe déjà dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC)  adoptée par l’Assemblée nationale constituante, le 26 août 1789, déclaration à laquelle renvoie le préambule de la Constitution du 4 octobre 1958  et qui proclame que “tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits”.

Mais, Robespierre va plus loin car on trouve, sous sa plume, la devise “Liberté, Égalité, Fraternité”, le 5 décembre 1790, dans un texte portant sur l’organisation des Gardes nationales. Ces Gardes sont des milices citoyennes levées pour la première fois à Paris en juillet 1789 et formées de bourgeois qui s’étaient rassemblés à l’annonce d’une concentration de troupes royales autour de la capitale. Le décret qu’il propose pour leur organisation énonce en son article XVI : les Gardes nationales “porteront sur leur poitrine ces mots gravés : LE PEUPLE FRANÇAIS, et au-dessous : LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ. Les mêmes mots seront inscrits sur leurs drapeaux, qui porteront les trois couleurs de la nation.”

Au demeurant, à partir de juin 1793, on retrouve la formule : “La République une et indivisible – Liberté, Égalité, Fraternité ou la mort”, que les révolutionnaires parisiens inscrivent sur ordre de Jean-Nicolas Pache, alors maire de Paris, sur la façade de l’Hôtel de ville, puis au fronton des édifices publics et des monuments aux morts, sans compter qu’elle sera peinte et répétée par des Sans-culottes sur les murs de la capitale.

Il est donc possible que les maçons de l’époque, qui dans leurs loges remplaçaient en 1793 ou en 1794 “Salut, Force, Union” par “Liberté, Égalité, Fraternité”, aient aussi bien voulu manifester leur attachement à des valeurs révolutionnaires que cherché à se prémunir contre les difficultés que la référence à des loges d’Ancien Régime aurait pu leur valoir, car la révolution de 1789 fut pour tous une période tourmentée, y compris pour les maçons d’alors.

En effet, la Révolution ne fut pas un bloc, contrairement à la formule très politique du discours de Clemenceau du 29 janvier 1891 à la Chambre des députés, que l’historien François Furet a brillamment critiquée. Et, tout aussi bien, la Maçonnerie de 1789 ne fut pas non plus un bloc.

Il y eut des Maçons de tous bords, aristocrates, bourgeois, et même ecclésiastiques, modérés, extrémistes et opportunistes. Sur les 1145 députés de tous les ordres, élus aux États généraux de 1789, devenus Assemblée nationale le 17 juin 1789 et Assemblée nationale constituante le 9 juillet 1789, on trouvait :

  • 584 députés du Tiers-État dont 115 francs-maçons,
  • 270 députés de la noblesse dont 85 francs-maçons
  • 291 députés du clergé dont 63 francs-maçons

Soit, au total, 263 députés francs-maçons (23%), parmi les 1145 titulaires, comme le relève Marcel Auche, dans son étude majeure parue aux éditions de La Hutte : Les francs-maçons de la Révolution (coll. : Essais, 2009, 381 p.).

Cet effectif limite manifestement le rôle des francs-maçons qui ne constituaient qu’un petit quart de ces élus, sachant, d’ailleurs, qu’ils professaient souvent des opinions différentes, loin d’être toutes aussi tranchantes que l’abbé Barruel le prétend, aveuglé par sa haine antimaçonnique. Certes, l’époque était enragée et certains maçons ne manquèrent pas de l’être… Mais, à côté des maçons révolutionnaires qui s’enflammaient souvent sans beaucoup de tolérance, on en compta sur tous les bancs : des jacobins, des girondins, des montagnards, etc., tout comme on dénombra, dans des proportions comparables, des maçons contre-révolutionnaires, monarchistes patentés, plus ou moins modérés, plus ou moins favorables à une constitution, émigrés ou non. Du reste, le Maréchal-duc de Montmorency–Luxembourg, administrateur général du tout jeune Grand Orient de France (sous la grande maîtrise de Louis-Philippe d’Orléans qui ne s’implique, d’ailleurs, quasiment pas dans les affaires de l’obédience), fut parmi les premiers nobles à fuir la France, après la prise de la Bastille, avant la fin juillet 1789. Les supputations et élucubrations qui s’élèvent parfois contre ce tableau nuancé relèvent d’un fâcheux révisionnisme historique. Tenons-nous le pour dit : certains maçons ont guillotiné, d’autres le furent voire certains guillotinèrent avant de monter eux-mêmes à l’échafaud.

La suite ne fut pas non plus un long fleuve tranquille…

Le triptyque devient évidemment invisible sous le Premier Empire, cependant connu pour avoir été la grande période d’une maçonnerie d’État surabondante : tout l’entourage direct de Napoléon en était, ses frères de sang, Jérôme et Joseph, tout comme les grands maréchaux dont les noms encerclent Paris par ces fameux boulevards de ceinture qui se continuent sur une amusante longueur de 33 km – tous ces personnages exercèrent des fonctions importantes dans la Maçonnerie de leur époque.

Le triptyque n’a évidemment aucune place sous les deux Restaurations, très défavorables aux maçons (surtout la première) mais il revient en février 1848 sous la Deuxième République. Louis Blanc, alors membre du gouvernement provisoire – qui deviendra maçon à Londres lors de son exil consécutif au coup d’État du 2 décembre 1851 –, fait adopter la devise “Liberté, Égalité, Fraternité”. Elle sera inscrite dans la Constitution comme “principe de la République”. Mais elle ne survivra pas au renversement de celle-ci par le Prince Louis-Napoléon Bonaparte, bientôt empereur des Français, celui que, dans un pamphlet célèbre, Victor Hugo surnommait Napoléon le Petit. Le triptyque disparaît donc de nouveau, de 1851 à 1870.

La devise ne figure pas expressément dans les lois constitutionnelles de 1875 qui fondent la IIIe République mais c’est à partir de cette date qu’elle s’installe dans les esprits, Victor Hugo la célébrant, après son retour d’exil, dans la préface des recueils qu’il commence alors à publier, sous le titre : Actes et Paroles. Il s’écrie : “Liberté, Égalité, Fraternité. Rien à ajouter, rien à retrancher. Ce sont là les trois marches du perron suprême. La liberté, c’est le droit, l’égalité, c’est le fait, la fraternité, c’est le devoir. Tout l’homme est là…” Le 14 juillet 1880, la devise républicaine prend, enfin, place aux frontons des édifices publics de France. Elle y restera jusqu’en 1940, Pétain, comme on le sait, préférera “Travail, Famille, Patrie”, évitant ainsi de profaner une formule qu’il abhorrait… N’épiloguons pas : Pétain, la République et la maçonnerie composant, aux heures sombres de la Collaboration, une tout autre histoire !

La devise renaîtra à la Libération et elle figure toujours dans la Constitution de 1958.

En résumé et en regard de l’histoire de la franc maçonnerie : la devise est antérieure (1790) à son apparition dans des loges (1793/1795) et, si certains Maçons ont contribué à sa diffusion, ils ne sont pas les seuls à l’avoir imaginée ou diffusée.

C’est pourquoi, si un maçon se hasardait encore à prétendre que “ce sont les Francs-maçons qui ont créé la devise républicaine”, on devrait le plus fraternellement du monde le renvoyer aux travaux  scientifiques sérieux, produits par des spécialistes, maçons ou non, toujours soucieux d’attestations historiques certaines.

En revanche, que, par les voies qui sont les siennes, la maçonnerie ait, de quasiment aussi longue date, révéré les mêmes principes n’ôte rien à tous ceux qui, sans exclusive aucune, en ont porté haut l’idéal, parfois jusqu’au sacrifice suprême. De toutes ces femmes et de tous ces hommes, maçons ou non, catholiques, protestants, juifs, agnostiques et athées, quelle qu’ait été leur sensibilité, nous sommes tous les héritiers et nous devons tous nous efforcer d’être les continuateurs.

Certes, ce triptyque s’est progressivement imposé comme la devise des loges de nombreux rites et obédiences attachés aux mêmes valeurs et il accompagne, au Rite Écossais Ancien et Accepté, l’acclamation écossaise : “Houzzé ! Houzzé ! Houzzé !” dont je parlerai une autre fois, tout comme je reviendrai sur son interprétation maçonnique qui se distingue de celle qu’on en donne dans la seule perspective républicaine.

Légendes des photos

  1. On voit distinctement dans ce relevé d’assemblée générale d’une loge de la Grande Loge de France – daté de 1795 – apparaître en milieu de la page de gauche la formule ” Liberté – Égalité – Fraternité “. Musée de la GLDF.
  2. Salut Force Union dans les loges d’ancien régime. Musée de la GLDF.
  3. 1793 en France.

Pétain et l’État français

2 Commentaires

  1. L’importance du mot liberté à cette époque n’est-elle à comprendre comme l‘abolition de l’esclavage qui promeut tout individu au niveau d’un être humain; il ne sera plus un objet mais un sujet: 450.fm/2023/07/14/liberte-egalite-fraternite-de-lideal-au-reel-en-franc-maconnerie/

  2. Il semble important, pour éviter des confusions, notamment au début de l’article, de rappeler que l’appellation Grande Loge de France à deux origines bien distinctes : La première, aux alentours de 1736, est l’apparition de la première Grande Loge de France, à l’image de la maçonnerie anglaise. Elle se développera de façon peu structurée jusqu’en 1773 date à laquelle elle se transforme pour devenir le Grand Orient de France. La deuxième origine est la création en 1894 d’une obédience indépendante qui reprend cette appellation (GLDF) et qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
    De fait, les documents montrés illustrant l’article et datant de 1795, concernent le Grand Orient de France et non la Grande Loge de France. Ce que l’on peut d’ailleurs observer en agrandissant les photos où G.:O.: de F.: apparaît clairement.
    Bravo pour le reste de l’article.

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Alain Graesel
Alain Graesel
Conseil en organisation industrielle et ex professeur des universités associé à l'École d'Ingénieurs des Mines de Nancy, Alain Graesel a été Grand Maître de la Grande Loge de France de 2006 à 2009. Il a été président de la Confédération internationale des Grandes Loges Unies de REAA de 2010 à 2020.

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