ven 22 novembre 2024 - 03:11

Vélomania (1/3)

(Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre) Lire la suite avec 2/3

Un éclair ! La lame de l’épée s’élève brusquement et opère un demi-cercle au-dessus de moi, je la sens atterrir sur ma tête. « Mon frère Pierre, je vous crée…L’à-plat vibre sous le vigoureux coup de maillet… je vous constitue…. L’épée passe sur mon épaule gauche… je vous reçois… puis s’appuie sur mon épaule droite… compagnon-franc-maçon ! Même martèlement, même onde qui me zèbre le corps…

Le Vénérable Maître me donne ainsi, genou en terre devant lui, le deuxième degré du Rite Français…. Relevez-vous ! Je me remets debout. Accolade chaleureuse. Son collier de barbe noire me pique au passage, nos lunettes s’entrechoquent. Sourires complices. C’est ma deuxième initiation au Grand Orient de France, avec deux autres frères. Après celle au degré d’apprenti, l’an passé, dans ce même atelier, « Les Roses du Quercy » à Figeac.

Je revis souvent ce moment fort en marchant le long du Célé, avec dans les jambes, Matcho, mon jeune épagneul roux. La rivière est poissonneuse au centre-ville, près du pont, et il meurt d’envie de sauter dans l’eau verte pour barboter au milieu d’un banc d’éperlans ! Heureusement, dès que je le menace de la laisse, il se calme. Il a bondi une fois sur une barque de pêcheur, ce tout fou l’a ratée. Remonté boueux et penaud sur le petit chemin, il se souvient de sa punition. Huit jours de promenade, attaché ! Le dimanche après-midi, en automne, sans touristes, la ville est calme. Voitures et motos sont au garage, prix de l’essence oblige, peut-être ! Même les promeneurs que je croise, couples d’amoureux ou de retraités, parlent doucement, comme pour s’accorder à la tranquillité ambiante. Seul, le carillon à deux notes espacées de l’Eglise des Carmes, en égrainant heures et demi-heures, ose vraiment trouer le silence. Le charme sécurisant d’une petite ville de province.

Je suis né à Figeac, dans une famille établie depuis plusieurs générations. Je n’ai pas repris le métier d’artisan du cuivre, de père en fils. Mon cousin germain a sauvé l’honneur, si je puis dire, en ouvrant une boutique dans la rue piétonne. Il ne fabrique pas mais vend des bassines à couvercles, marmites, casseroles, et aussi des pendules ventrues à balancier de cuivre, typiques de la région. Incorrigible amateur de livres depuis mon enfance, moi je suis devenu vendeur en librairie-papeterie après le bac, et je viens de racheter à crédit le fonds de mon patron, à côté de la Halle. Une sérieuse prise de risque à trente-cinq ans, avec deux enfants ! C’est ce que pense ma femme, qui de son côté, travaille à la poste de Capdenac. Je suis serein. Dans la ville de naissance de Champollion, on aime la lecture, l’histoire, les traditions. Et la clientèle est fidèle.

C’est précisément grâce aux livres sur Champollion et l’Egypte, puis les philosophes antiques, que je me suis intéressé à la franc-maçonnerie, dans ma boutique même. Je lui ai d’ailleurs dédié plusieurs étagères, au sein du rayon Sciences Humaines. Beaucoup de maçons et de maçonnes fréquentent ma librairie. Je les connais presque tous ! Cette appartenance n’est pas un secret ici, dans une petite ville, où les allers et venues de chacun se donnent à voir au quotidien et le temple maçonnique localisé depuis longtemps ! Je me suis décidé de frapper à sa porte tout seul. J’ai présenté ce que l’on appelle aujourd’hui une « candidature spontanée », sans parrainage. C’est Jean-Paul, un brocanteur local et franc-maçon de longue date, qui est devenu mon parrain par la suite. Un brin vexé que je ne lui ait pas fait part de ma demande…puisque nous faisons du vélo ensemble deux fois par semaine, depuis des années !

Pourquoi suis-je devenu franc-maçon ? Certainement pas pour augmenter mon chiffre d’affaires ! Encore moins pour y trouver quelque thérapie : je suis en bonne santé physique et mentale, du moins je le pense ! Pour faire de nouvelles rencontres dans cette confrérie, et tenter de m’y enrichir intellectuellement, ça sans nul doute ! Mon approche personnelle des hiéroglyphes m’a fait découvrir le réel intérêt de la pensée abstraite : que d’images à profusion, que de raisonnements possibles – sans paroles, sans mots – constamment « élargis » à partir d’un graphisme, puis d’un autre ! J’ai tout à fait retrouvé ce mécanisme démultiplicateur dans le symbolisme maçonnique, entre autres avec la contemplation des outils ancestraux de la construction.

Pendant mon année d’apprenti-maçon, j’ai aimé cet « accès à moi-même » par le silence. Je n’avais jamais donné autant de temps de ma vie à la réflexion taiseuse auparavant ! J’ai aussi apprécié en communauté la valorisation de l’effort qui préside à ce degré, sous le signe du ciseau et du maillet, dans l’esprit même des bâtisseurs de cathédrales. C’est une représentation, bien entendu, mais, visualisée et réfléchie au fil des tenues, elle s’est inscrite en moi. Et, dans mon rôle accepté de « transmetteur », je suis persuadé qu’il est utile d’emmener cette idée d’application soutenue à l’extérieur, de la répandre, pour lui donner et redonner son sens. A une époque où la magie de l’électronique nous fait croire que les valeurs de volonté et de courage ne sont plus nécessaires, tellement tout est devenu facile, instantané et sans peine ! Enfin, quand les ordinateurs – ces faux cerveaux – veulent bien fonctionner correctement ! Logiciel ne rime pas avec logique…

Je poursuis maintenant l’aventure de « ma vérité en marche », au degré de compagnon. Selon la coutume médiévale, le compagnon passe de l’observation pendant l’apprentissage à l’action « oeuvrière ». Il voyage, de chantiers en chantiers, à la fois pour participer aux constructions d’édifices, mais aussi, pour s’instruire, nourrir son intelligence, au contact de ses frères de route et des chefs d’ouvrages, les maîtres-architectes. La main et l’esprit sont sollicités simultanément. L’effort continue ! Le compagnon franc-maçon contemporain est invité à voyager lui aussi, intellectuellement, dans la sphère des spécificités humaines, la conscience d’être, l’architecture, les arts, les pensées ancestrales, la réalisation de soi par le travail. Autant de ressources à explorer, pour le sédentaire, le dévoreur de livres que je suis. J’aime bien voyager dans ma tête…

Le pont de la rivière Kwaï ! Quand mon téléphone portable siffle cette musique de film, je devine que c’est Jean-Paul qui m’appelle. Cet après-midi, je le laisse sonner au fond de ma poche, j’ai plein de monde dans la librairie. Les regards cherchent d’où vient la mélodie…

J’écoute mon répondeur dans la soirée. Et je me raidis au fil du long discours ! Je peux compter sur Jean-Paul, dès qu’il y a un coup à faire sur deux roues, j’ai droit à sa crise aigüe d’enthousiasme. Et le bougre est contagieux ! J’avais pourtant l’esprit bien tranquille, avant son coup de fil ! Non et non, je ne veux pas m’aligner dans sa randonnée infernale : Paris-Brest et retour à vélo. Lui l’a déjà faite une fois, pas moi. Une randonnée cyclotouriste de 1300 km ! Pour qui en voit le bout, cela signifie 4 jours de selle, oui, 85 heures sur un vélo, et 7 petites heures de sommeil, au total ! La promenade de santé, quoi !

Depuis son message, ces chiffres se bousculent dans ma tête, comme des boules de loto. Je peste vraiment contre mon « frérami » de me gâcher ces derniers jours d’été, avec ses idées lumineuses. Est-ce qu’il se serait préparé à ce raid sans me le dire ?! Pour ma part, j’ai toutes les raisons pour ne pas m’embarquer dans cette galère. D’abord un manque d’entraînement manifeste, puis la librairie à tenir. Sans bien sûr oublier Matcho, qu’une journée sans moi dérange. A moins que ce ne soit l’inverse ! Je l’avoue, j’ai horreur de l’imprévu ! Et cette fois, je suis servi. En voulant nous engager dans cette équipée inhumaine, Jean-Paul vient de toucher au grandiose…

Bref, parce que je ne sais pas résister à la fraternité et à ses débordements, j’ai abandonné femme et enfants pour 3 jours, et confié la librairie à ma vendeuse ! Je me retrouve ce jeudi après-midi en route pour Paris avec Jean-Paul dans ma voiture, deux vélos sur le toit, nos sacs de voyage dans le coffre…et Matcho sur le siège arrière, glapissant, tout excité, le museau collé à la vitre. Ultime stratagème pour neutraliser ce fou-furieux de Jean-Paul, lui démontrer que je ne peux pas abandonner aussi mon chien. Et pour me contenter de faire la voiture suiveuse, derrière mon copain…

– Tu sais, Pierre, ce Paris-Brest, c’est l’occasion pour nous de faire de la maçonnerie appliquée !

– C’est à dire ?

– Tu viens de passer Compagnon, tu sais que l’effort du bâtisseur continue et que maintenant tu dois voyager de villes en villes ! Et pour moi aussi d’ailleurs, au degré de Maître, le voyage continue !

Oui, enfin, au sens symbolique !

– Et pratique ! Imagine-toi que pour le coup, à notre façon, on va construire une cathédrale horizontale, en pédalant de Paris à Brest !

– Et retour !!! Une cathédrale à plat…mais avec des bosses, en effet !

– T’énerves pas, Pierre ! C’est une métaphore !

1300 km, une métaphore ! Jean-Paul vient encore de me posséder, avec sa dialectique ! Après cinq heures d’autoroute, nous arrivons à Versailles, pour y dîner et dormir. L’épreuve a lieu tous les quatre ans. Auparavant, elle démarrait de l’hippodrome de Longchamp, maintenant, circulation oblige, le départ est donné dans la ville royale, devant le château. L’idée que je vais simplement suivre Jean-Paul en voiture avec Matcho me permet de glisser dans un sommeil heureux…

28 août, petit jour, 5 heures. Je suis bel et bien, comme Jean-Paul, en tenue de cyclotouriste, collant noir, maillot orange du vélo-club du Quercy, chaussures à cale-pieds et bécane à la main, sur le parking du château. Où piaffent quelque 200 téméraires, déjà en selle ! J’ai froid. Pourquoi je me retrouve dans cette galère ? Parce que mon brocanteur de copain a réglé le problème du chien, d’un coup de portable. Si j’éprouve le curieux sentiment d’être emporté au hasard par cette kermesse ambulante et bigarrée, l’organisation, elle, n’a rien d’improvisé. Devant nous, prêts à partir, motos à sirènes, command-car du directeur du raid, break « garde-manger », fourgon à bagages. Derrière nous, camionnette-atelier, voiture-balai, ambulance. On se croirait presque sur le Tour de France. Tout a été pensé, calculé, prévu. Tout, sauf que l’infirmière, complice de Pierre, accueillerait Matcho dans l’ambulance ! Celui-ci s’est déjà épris d’elle et, comme il se doit, royalement installé sur le siège passager ! Je ne peux plus me dégonfler, en route pour Brest ! C’est ce que, sur la ligne de départ, j’annonce à Clarisse, d’un clic de mobile, moi aussi. Je m’entends traiter de malade, de dingue, d’irresponsable, même. Je suis bien d’accord avec elle !

Aux premières lueurs de cette aube soufrée, blotti dans la masse pour me mettre en jambes, je respire davantage les effluves camphrées d’embrocation, ce Guerlain des pelotons, que l’air vif de la vallée de Chevreuse. Près de moi, Pierre caracole, content de lui, insolent d’aisance. Il me surveille du coin de l’œil. Et me lance dans un virage, d’un ton gouailleur à la Belmondo, son habituel : « Alors, Pierre, heureux ?! », qui a le don de m’énerver, puis de me détendre. Et enfin, nous fait éclater de rire !

Premier devoir du cycliste de plaisance, manger et boire souvent, pour prévenir la fringale. Arrêt-petit déjeuner à Maintenon. Le ciel est bleu maintenant sur la Normandie, aux vallons fraîchement coiffés en brosse par les moissonneuses. La moyenne est bien respectée, m’indique mon compteur. Et notre convoi, toujours au complet, derrière nos « capitaines de route » que l’on ne doit pas dépasser. Je suis bien réveillé maintenant. Avant Verneuil sur Avre, le relief joue aux montagnes russes. Les montées accentuent le moutonnement bariolé des échines, les descentes emballent la ronde incessante des jambes. Un vidéaste à moto filme cet instant quasi-fellinien qui appelle les expressions cyclistes. Devant mes yeux amusés, les gambettes tricotent, nues ou gainées, frisées ou lisses, luisantes ou mates. Cuisses de grenouilles et pattes de sereins, mollets de coq ou ventres de lapins, jambes en gouttes d’huile ou entre parenthèses. Les rémouleurs affûtent leurs abattis en cadence. Ils sont venus, ils sont tous là. « C’est le festival de Cannes ! » commente Jean-Paul, pour la caméra.

Déjeuner-éclair dans une bruyante salle des fêtes et caresse rapide à Matcho qui échange toujours avec sa dame blanche, un amour réciproque. A l’heure du pousse-café, cher à la France profonde, avant même que me vienne l’idée d’une sieste, nous enfourchons nos vaillants destriers, pour la suite des évènements. Plus que 1000 kilomètres !

Derrière le 4X4 à gyrophare, le long serpent multicolore s’étire à nouveau au soleil normand, dans le chuintement des pneus et boyaux sur l’asphalte. Un tremblement fugace me parcourt. Au vrai sens des mots, je vais en Finistère, au bout du monde. Et c’est bien un parcours initiatique que je suis en train d’effectuer ! Vent dans le dos, gai et confiant, comme tous mes collègues, je mouline bien rond. Enfin, pas pour longtemps…

A peine entrevue la majestueuse cathédrale de Sées… c’est dommage ! Une pensée pour les apprentis et les compagnons qui l’ont édifiée me traverse. C’est bien un parcours initiatique que je suis en train d’effectuer, avec deux mots qui m’escortent : EFFORT, VOYAGE. Ils clignotent devant mes yeux, au moment même où, insidieusement, le profil de la route est en train de changer. Les vallons deviennent plus creux, les bosses plus raides. Les dérailleurs craquent, cherchent un meilleur pignon, plus fluide pour les mollets. Pour la première fois depuis le départ, je me lève de ma selle, et debout sur les pédales, je grimpe « en danseuse », selon l’argot de la confrérie cycliste. Au fil des bornes, les rires s’estompent, les visages se tendent. Jean-Paul n’amuse plus le peloton. On parle moins. Comme pour économiser son souffle. Bien sûr, en cette fin d’après-midi, chacun pense à la pédalée nocturne qui l’attend ! Un arrêt d’une heure à Domfront n’est pas superflu pour préparer les corps et les machines. Tenue de rigueur : Casquette et gants de laine, blouson réflectorisé et cuissards longs, en guise de pyjama. Frileux que je suis, je n’ai pas quitté les miens depuis le départ. Pour le vélo, éclairages à piles, avant et arrière, sécurité oblige.

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1 COMMENTAIRE

  1. C’est ma ville, j’y suis né et une partie de mon histoire se trouve couché sur le papier…..!
    Étonnante coïncidence ?
    Merci de faire paraître ces quelques lignes que je vais suivre avec grand intérêt…

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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