sam 27 avril 2024 - 18:04

La spiritualité à la lumière du « rite écossais ancien et accepté » originel

Sur le câble d’acier, tendu au-dessus de la cataracte bouillonnante, le funambule que je suis, avance à petits pas lents et glissés, maintenu en équilibre précaire par les oscillations constantes gauche-droite, droite gauche, du long balancier que je tiens à bout de bras. Massés sur les deux rives du fleuve, les spectateurs anxieux retiennent leur souffle, les yeux en l’air, fixés sur moi. Ils savent, je sais, que je n’ai pas droit à la moindre erreur, au moindre imprévu. Un pied qui dérape, un basculement trop appuyé de la perche, un coup de vent soudain, et c’est la chute mortelle dans le tourbillon des eaux rocheuses, quatre-vingt mètres plus bas…

…Je me réveille en sursaut, ruisselant de sueur, au petit matin. Je viens de rêver, j’étais dans la peau d’un audacieux fil-de-fériste, vu la veille à la télévision, et auquel mon inconscient malicieux m’a identifié, je ne sais pourquoi ! Je me souviens, l’homme a réussi sa traversée, rassurez-vous, et moi, je ne suis pas tombé de mon lit !

Ce rêve ancien déjà m’a marqué comme métaphore de l’aventure humaine. Quelles que soient les difficultés, les dangers, je suis destiné à marcher devant moi. A la manière de l’apprenti portant prudemment sa pierre au compagnon sur l’échafaudage de la cathédrale en construction. J’en ai retenu un principe : l’équilibre est toujours le résultat d’une suite de déséquilibres. Autrement dit, la continuité naît de l’instabilité. Par extension, d’autres images me suggèrent que l’harmonie peut succéder à la confusion, le calme à la tempête, la joie à la peur, le bien au mal, et c’est le moment de le croire, que la prospérité peut revenir après la crise ! C’est bien l’esprit même d’« Ordo ab chao », l’ordre à partir du désordre, devise latine sous laquelle s’est créé l’authentique Rite Ecossais Ancien et Accepté (tellement plagié ensuite !). Cette devise est d’autant mieux adaptée que ce rite maçonnique a effectivement balbutié une quarantaine d’années en France, dans un fouillis de degrés, par définition désordonnés. Pour finalement être mis en place et « fixé » en 1801, à Charleston, en Amérique du nord.

Qu’est-ce que l’Homme ?

Avant de découvrir les caractéristiques du rite en cause, et de parler de la méthode initiatique qui offre une seconde naissance à l’homme-maçon, il me paraît important de parler de l’homme tout court, de ce primate dit supérieur, et, précisément, de sa première naissance. Une imperfection de la nature le fait venir au monde, prématuré. S’il naissait vraiment à terme, ce serait une catastrophe, vu la taille de son crâne et l’étroitesse du bassin maternel, due à la station debout. Accouchement signifierait mort du bébé et de la mère, et très vite la disparition de l’espèce humaine ! De la sorte, depuis des lustres, pour la survie même de l’homo sapiens sapiens, le petit d’homme, incapable de marcher, doit être assisté par sa mère et son entourage pendant de nombreux mois. Alors que le singe dont nous sommes issus, c’est paradoxal, se lève et court, quelques heures après sa naissance !

L’avantage de ce développement sur plusieurs années, serait toutefois l’acquisition du langage humain, qui sait né de cette proximité forcée et des échanges prolongés mère-enfant. Mais rien ne le prouve. De fait, on peut ici se poser la question « Qu’est-ce que l’homme ? » cet être inachevé. D’autant que, curieusement – comme l’a remarqué le sociologue Edgar Morin – aucune école spécifique ne l’enseigne, autre que des disciplines dispersées dans les sciences humaines ou encore ces branches parfois encore qualifiées de « luxes esthétiques », littérature, poésie, philosophie.

A ce « qu’est-ce que l’homme ? », c’est justement le philosophe romain Sénèque qui répond le premier : « L’homme est une chose sacrée pour l’homme ». Ce que confirme Cicéron, orateur latin lui aussi : « Un être humain, du seul fait qu’il l’est, ne doit pas être regardé comme un étranger, par un autre être humain ». Nous pourrions dire ainsi qu’il s’agit pour l’homme de croire d’abord en l’homme, avant même de croire au ciel ! Mais, au vrai, « l’homme, est-il la mesure de toutes choses ? » comme l’affirmera plus tard de son côté le sophiste grec Protagoras ?

Avec la raison, l’intuition et l’imagination, ces trois sœurs qui se chamaillent en lui, l’homme n’est-il pas tout au contraire la démesure de toutes choses ! Car enfin, qu’est-ce que l’homme, sinon un être dont cette raison est sans cesse bousculée, mise à mal, défiée par les deux autres, ces deux espiègles poétesses, vitales mais non fiables, la pythonisse et la « folle du logis », ainsi nommées par les grecs antiques.

L’homme doué de cette fameuse raison, j’entends ici l’homme « qui ne cherche pas à avoir raison mais à raisonner », cet homme de raison donc, c’est celui qui, sans passion excessive et grâce à une pensée cohérente, cherche à distinguer le réel de la fiction, le bien du mal, le vrai du faux, le juste de l’injuste, le bon du mauvais, c’est celui qui observe des normes claires, qui fait preuve de logique et de bon sens. Mais, mais…cet homme raisonnable doit compter aussi avec son affectivité qui le rend aussi, tantôt euphorique, tantôt angoissé, autant dire dominé par ses émotions, incertain, jaloux, méchant, violent – nous vivons cette violence au quotidien – et dont l’intuition peut lui donner une prescience des choses, comme le soumettre à l’erreur totale.

Quant à son imagination, elle fait de lui un être subjectif, prompt à la pensée magique, au merveilleux, aux signes, aux coïncidences, qui refuse la mort, se berce d’illusions, croit plus au destin qu’à son libre-arbitre, et par là-même se pense agi par le sort, sinon les forces de l’esprit. Ainsi est l’homme, un être à la fois multiple et incomplet, commun et paradoxal, davantage disposé par nature, au plaisir qu’à l’ascèse, à la croyance qu’à la preuve, au désordre qu’à la sagesse…Ainsi nous sommes. Ainsi je suis ! C’est bien pourquoi, qui sait dans un éclair de lucidité, je me suis retrouvé en maçonnerie, dans le cadre des valeurs du REAA, pour tenter de m’améliorer. C’est à dire d’équilibrer chacune de mes trois habitantes, chahutées et chahuteuses. Pour mieux échanger ensuite avec vous, dans puis à l’extérieur du temple !

Je ne veux pas affirmer pour autant que la raison est notre vérité absolue et doit dominer en permanence tous les actes de notre vie. L’ère de la technologie nous fait faussement croire que la raison est aux commandes de notre psychisme et que l’intuition et l’imagination, ont un rôle secondaire, voire fantaisiste ou toujours dangereux. « Si c’est la raison qui fait l’homme, c’est le sentiment qui le conduit », dit fort à propos Jean-Jacques Rousseau. Nous avons pris l’habitude de juger notre société des hommes, en termes d’actes rationnels et irrationnels. Or, on entend par « irrationnel » – avec un brin de moquerie- non seulement ce qui n’est pas explicable par la raison, mais ce qui serait faux, trompeur, illusoire, farfelu, « tordu ». Cette attitude fait ainsi bon marché de l’une des fonctions principales de notre psychisme : l’imaginaire, qui abrite en son sein notre imagination.

La puissance de l’imaginaire

Au vrai, par le truchement de cet imaginaire – siège même de nos croyances – qui nous permet de nous évader de notre scaphandre personnel et d’agrandir notre espace mental, nous exprimons toute cette part « irrationnelle », difficilement contrôlable de nous-mêmes, sans laquelle nous ne pourrions pas vivre une vie riche et pleine, de nos émotions de base à nos doutes quotidiens, de nos impressions premières à nos élans poétiques, de nos angoisses les plus fortes à nos espoirs les plus enthousiastes, de nos pensées les plus sophistiquées à notre créativité la plus débridée.

Nous jouons les rationnels purs et durs et, dans le même temps, indisciplinés, nous succombons à nos désirs, à nos amours, pulsions et croyances, toujours nouveaux. A travers nos contemplations, nos coups de foudres, nos achats même, dits impulsifs, donc irrationnels. Un regard en forme de promesse, un concerto de notre cher Mozart, un coucher de soleil sur la plage ou une voiture de sport en vitrine, peuvent littéralement, irrésistiblement, nous emporter ! Parce que nous sommes à la fois rationnels et irrationnels. Parce que notre vie serait bien triste, si elle n’était que raison, et sans les lumières de nos fantasmes, ces délicieux aiguillons du désir….

Nous sommes rationnels mais fascinés par l’irrationalité des récits bibliques, templiers, alchimiques, des contes égyptiens, des légendes maçonniques et compagnonniques, véritables bains de jouvence pour notre esprit curieux, assoiffé d’énigmes à tiroirs, d’aventures à suspense et d’images métaphoriques. Le succès hier du livre Da Vinci Code, puis aujourd’hui de la trilogie du Millenium, ne s’explique pas autrement. C’est ainsi, acceptons-nous comme nous sommes, des grands enfants, des êtres de contradiction. Pour vivre, nous avons besoin d’un passé, de pain, d’eau, (de vin bien sûr !) d’amour et de rêves. Partant vivre, c’est croire même à l’incroyable. Même à ce qui est mort, et même à ce qui n’existe pas encore !

Au vrai, comment pourrions-nous vivre, si nous ne croyons pas que nous serons vivants demain, la semaine prochaine, si nous ne croyons pas à nos rendez-vous à venir, à nos projets de travaux et de vacances ?! Puisque la science ne nous répond pas, ou mal encore, à la trilogie questionnante : Qui suis-je ? d’où viens-je ? Où vais-je ? il faut bien que notre imaginaire espiègle nous fasse, si j’ose dire, présent d’un passé et aussi d’un futur. Qu’il compense, joue, bref, qu’il dessine des arcs en ciel devant nos yeux, pour enchanter le monde ! Nous sommes des êtres de désirs et de répétitions. Dès lors, le besoin de croire ou plutôt le désir de croire au surnaturel et au merveilleux, entraîne en nous celui d’entendre, et de réentendre – comme autant de bonbons de l’esprit – des histoires, en l’occurrence, fondatrices.

Rappelons-nous notre enfance et notre propension à nous faire répéter sans fin des contes de fée, avant de nous endormir, tels le Petit Chaperon rouge, le Chat botté, ou le Petit Poucet. Ces récits, tranches de vie insolites mises en mots, ont permis à chacun de nous, en devenant inconsciemment un héros de fiction, de se créer une mythologie personnelle. « Dis-moi quel est ton conte de fée préféré, et je te dirai qui tu es ! » affirme le psychologue Bruno Bettelheim. Qui dit mythe, dit passé. Nous rattrapons ici un autre grand fantasme de l’homme : s’attribuer une rétrospective et revendiquer une origine toujours plus lointaine ! Sur ce plan, il n’est qu’à constater le succès pérenne de la généalogie familiale !

Pourtant, lorsque l’imagerie nous ramène à Adam, au hasard des pages illustrées d’un catéchisme d’enfance, que découvre-ton en regardant bien ? L’homme premier n’a pas de nombril : il ne s’est pas créé lui-même ! De la sorte, depuis la genèse, les successions humaines, par définition, se reproduisent…mais ne cessent de se poser la question de leur créateur initial ! Pour dépasser ce mystère, elles ont d’abord inventé des divinités génitrices, puis du polythéisme, sont passées au monothéisme avec les religions du Livre. Autant de symboles « compensateurs » pour apaiser leur tourmente existentielle. L’homme moderne continue de la subir et il éprouve toujours la même obsession lancinante, frustrante : celle d’un début à connaître, d’un point de départ de l’univers et donc, d’un « comment » et d’un « pourquoi » de sa propre histoire.

Si la science qui, malgré ses fantastiques progrès, peine encore à répondre à son « comment », il est peu probable qu’elle réponde un jour à son « pourquoi ». Or, le « pourquoi », c’est la caractéristique même de l’homme, sa qualité majeure sur les autres animaux en termes de curiosité créative, mais c’est aussi son défaut, car ce questionnement permanent participe à l’angoisse précitée. Les animaux, eux, ne se questionnent pas, ils n’ont pas de problèmes métaphysiques. Ils ne savent pas qu’ils vont mourir un jour, ou en tout cas, ne semblent pas s’en préoccuper. Voilà donc, tel qu’il est, celui qui, aujourd’hui, vient frapper à la porte du temple maçonnique. Un homme qui de fait, en contient trois, l’expert modelé par les techniques modernes et rompu à leur usage, le logicien héritier raisonneur du rationalisme des Lumières et le poète, que son imaginaire avide invite à rêver davantage, seul ou mieux, en communauté. Parce que à l’époque de l’avion supersonique, du TGV, de l’ordinateur, de la tablette et du téléphone portable, certes, on communique de plus en plus… mais on se parle de moins en moins !

La naissance du rite

Cet homme en demande s’approche donc un beau jour de la franc-maçonnerie car il a appris pouvoir y partager ses « pourquoi » en fraternité. Ce n’est d’ailleurs pas tant des réponses qu’il cherche à ses questions, que du sens à donner à la vie en général, et à sa vie en particulier. Parce que le sens, la signification des choses, est un autre de ses besoins impérieux, à côté de la faim, la soif et la reproduction. Or du sens, notre homme a su aussi qu’il en trouverait dans la pratique de l’Art Royal, par le biais de la méthode symbolique. Il va le découvrir dans le cadre du rite de l’obédience choisie. Un rite qui s’appelle donc ici le Rite Ecossais Ancien et Accepté, et qu’il est judicieux de revisiter.

Lorsque, dans les années 1720, les pasteurs Desaguliers et Anderson commencent à structurer la maçonnerie spéculative, avec le temple de Salomon comme mythe emblématique, il n’y a pas encore dans les loges de rite en fonctionnement, c’est-à-dire un « conducteur cérémoniel », mais des rituels simples, à type d’allumage de chandelles parfumées, de pose de la bible sur un coussin et de lectures de récits légendaires par un orateur, autant de coutumes récupérées chez les opératifs. Ces loges resteront plusieurs années des espaces clos de discussion, autant dire des salons de thé où l’on refait le monde, avant de devenir de véritables lieux solennisés. De plus, en Angleterre, il n’y sera jamais question d’initiation de profanes mais de « réception » de « gentlemen-masons », pas question non plus de rite, mais de working à traduire par « façon de travailler » ou encore « style ». Ainsi s’y imposera « l’Emulation working » qu’il nous faudrait traduire par « Style Emulation » pour être précis.

C’est en France moyenageuse que s’impose d’abord, le mot « rit » en 3 lettres, un vocable en usage dans le midi de la France. Il deviendra « rite » (du latin ritus) dans l’église catholique et récupéré ainsi, en quatre lettres, par la maçonnerie chrétienne, pour désigner au 18ème siècle, puis les suivants, l’ordonnancement des travaux, ouverture, discours, chaîne d’union, fermeture. On y retrouve, comme par hasard, les quatre temps de la messe, ouverture, homélie, communion, fermeture, conservés encore aujourd’hui, au 21ème siècle.

Si le premier Rite Ecossais Ancien et Accepté, né en France en 1743, peaufiné aux Antilles puis finalisé aux Etats Unis comme précisé plus haut, au début du 19ème siècle, si ce rite est le plus usité dans le monde, c’est incontestablement, à la fois pour son contenu et son esthétique. Bien que l’on devrait dire « les REAA », car au fil du temps, chaque puissance maçonnique utilisatrice l’a largement transformé à sa guise (voire carrément plagié sous d’autres noms, nous l’avons dit !) et de plus, revendique sa pratique authentique ! Il n’est qu’à assister à une tenue dans les obédiences concernées, pour constater les modifications intervenues, à la fois dans les textes et la gestuelle, certes sous réserve que les nôtres soient justes !

Mais l’important n’est pas là. Il demeure le sens, ce fameux sens humain, que les francs-maçons donnent eux-mêmes à leurs pratiques et qui se transforme en ressentis individuels divers. « Nous ne sommes plus dans le monde profane » dit le Vénérable Maître, à l’ouverture des travaux de notre rite. A chacun de choisir le monde dans lequel il est : espace sacralisé ou laïque pour les uns, religieux, voire mystique ou magique, qui sait, pour les autres. Le vécu du rite, comme celui de l’initiation, appartient au secret de la conscience individuelle.

Le rite, depuis sa naissance dans les sociétés archaïques, a toujours eu pour fonction, lors des pratiques cérémonielles, de joindre le visible à l’invisible, le naturel au surnaturel, en postulant quelque circulation mystérieuse d’énergie. En franc-maçonnerie, pendant toutes les phases d’une tenue, chaîne d’union comprise, le symbole du Grand Architecte de l’Univers peut devenir dans l’imaginaire du frère ou de la sœur qui l’intériorise, tout aussi bien un fluide bienfaisant, une tutelle bienveillante ou une puissance agissante. Ou bien encore, humainement parlant, un fort sentiment d’appartenance, créé par la dynamique de groupe que d’aucuns nomment l’égrégore. A chacun son dieu, son idée de Dieu ou son vécu du rapport à l’autre !

En tout cela, le rite est à lui tout seul une représentation mise en œuvre, verticale et horizontale. Et par là-même, sinon une croyance, une application des composants du vaste champ du « croire » et du ressenti.

 Vous l’avez remarqué mes Frères, mes Sœurs, lorsqu’une erreur, voire une succession d’erreurs se produisent au fil de la tenue, un agacement, une souffrance parfois, s’installe dans l’assistance, avec des claquements de langues. Parce que notre regard et même notre mental peuvent être déstabilisés quand notre habituel univers de formes en mouvement se trouve désaccordé. Nous réalisons alors que la dimension esthétique est en soi une fonction pleine : au-delà du décorum, elle est à la fois solidaire du verbe et bien entendu productrice de sens. J’ai cité plus haut, à côté de nos besoins fondamentaux, notre appétence pour le récit mythologique, c’est-à-dire la fiction.

Pourquoi ? Parce que le cerveau des êtres fictionnels que nous sommes, se nourrit aussi dans la cité, d’histoires, de métaphores, d’allégories. Il interprète en permanence, donc enjolive ou enlaidit, colore ou noircit, majore ou transforme, ce qui lui est donné à voir, à entendre, à ressentir, à commenter au quotidien. En cela, il s’adapte en continu, il invente et réinvente sans cesse le monde et pour tout dire fabrique son réel, d’où est exclue, à l’évidence, toute vérité ! Le passé et le futur sont des représentations que nous faisons exister par notre parole répétée. Seul existe un présent en mouvement, tapis roulant sur lequel nous avançons au gré de notre vie, comme le funambule sur son fil. Et peut-être même, rêvons-nous ce présent, allez savoir, comme je me suis moi-même rêvé, fragile fil-de-fériste d’un instant.

Une spiritualité communicante

Je n’exprime ici aucun pessimisme, mais ce que les neurosciences du XXIème siècle nous disent du réel de la condition humaine : Sans notre fertile imaginaire qui souhaite donner du sens à tout, mais nous rend ainsi créatifs pour compenser notre fragilité – c’est-à-dire pour survivre – nous aurions disparu depuis longtemps, à la manière des dinosaures. Et quand l’espèce humaine, programmée pour être effacée disparaîtra comme les autres, l’univers continuera son expansion, tel un incommensurable soufflé d’étoiles. Pas forcément d’ailleurs avec l’intelligence dont nous l’avons gratifié depuis l’origine de l’humanité, notamment par le biais de la magie, de l’animisme puis bien d’autres fictions qualifiées de « divines ». Celles-ci, je l’ai dit plus haut, après avoir inventé toutes sortes de dieux dans nombre de civilisations, en ont finalement retenu un seul…que trois religions principales monothéistes, voire monolâtres, se disputent aujourd’hui, au prix des déchirures et violences dramatiques que nous connaissons ! Cela dit sans que l’agnosticisme que j’expose ici en forme de constat, cherche à offenser en quoi que ce soit, cultes et pratiquants.

Si l’on veut bien entendre « reliance » dans le mot « religion », autrement dit une société qui relie les hommes et aussi les rassemble et les élève – au différents sens latins des mots religare et releggere – le REAA est bien une religion, mais civile ! Et si l’on consent à donner au mot « spiritualité » son véritable sens de « vie de l’esprit », sans s’égarer dans le vocabulaire cultuel ou occultiste, nous pouvons alors définir cette spiritualité, tout simplement comme notre « conscience d’être ». Remarquons que ce mot aux innombrables définitions appartiennent à « la famille SPIR » (respiration, inspiration, expiration) et indique ainsi le souffle vital.

Me sentir vivant, m’imaginer à cet instant en tenue, ressentir que je suis un élément de l’univers, fait que je regarde mieux que je vois la voûte étoilée, j’écoute mieux que je n’entends la musique de Mozart, je sens mieux que je ne respire l’odeur des bougies, je serre mieux que je ne les prends, les mains de mes frères et de mes sœurs, lors de la chaîne d’union, et tout à l’heure – mon imaginaire toujours aux commandes – je dégusterai mieux que je ne goûterai le repas partagé. Je ne suis pas loin en l’occurrence, grâce aux véritables palpeurs que sont mes sens, d’une sorte de bonheur de vivre, qui ne se décrit pas mais se sent, précisément.

C’est bien un ressenti physique et psychique que m’offre cet REAA, si j’exécute sa gestuelle sans la mécaniser, si je me laisse pénétrer par la signification précise des questions-réponses du rituel et si j’allume mon écran mental au fil des séquences de la tenue. Alors survient la plénitude, cette harmonie espérée entre ma raison, mon intuition et mon imagination, entre moi et chacun, chacune de vous, entre moi et le monde. Instants fugaces ou durables du contact, bien entendu, selon les circonstances. Et que je revivrai dans la cité et à la tenue suivante.

Ce ne sont pas tant le GADLU et la Bible qui participent à la spiritualité du rite en cause, que leurs contenus symboliques conscientisés par chacun, chacune de nous. Ainsi, c’est toute une poétique, humaniste et productrice de valeurs, qui se développe à partir du Temple de Salomon, lequel, rappelons-le, n’est décrit que dans cette Bible.

Près des 2/3 des mots de passe, des titres et des personnages, des devises et des expressions de notre rituel proviennent de la tradition biblique ! Et ce sont les traditions égyptienne, gréco-romaine, compagnonnique, kabbalistique et chevaleresque qui ont fourni le tiers restant. Il n’est donc pas étonnant que cette richesse méditerranéenne qui caractérise le REAA en ait fait, je dirais, un amplificateur de réflexion.

Non seulement avec l’Homme comme credo, il est générateur de fraternité mais il nous renvoie directement, outre la philosophie, à toutes les sciences, à tous les domaines du savoir, à tous les arts et, en permanence, à la littérature et à la poésie. Sans la franc-maçonnerie, je n’aurai pour ma part jamais élargi ma curiosité aux subtils messages de la musique et de la peinture, ni aux découvertes continuelles de la paléontologie et de l’astrophysique. Parce qu’il y a de la pensée à développer derrière Mozart ou Van Gogh, derrière Yves Coppens ou Hubert Reeves. Tout comme en revisitant les fables de La Fontaine ! Parce que la méthode symbolique, en tant que nutriment de l’esprit, à même de favoriser la conduite de ma vie, est un remarquable outil synthétique et unificateur. En cela, si elle est en soi une culture, elle reste un rameau de l’indispensable culture générale, qu’elle n’a jamais prétendu remplacer.

Qu’est-ce que la spiritualité du REAA en marche, sinon un emboîtement de récits mythiques, comparable aux poupées russes : elle se démultiplie, en une batterie de légendes, de contes, allégories, symboles et métaphores, liés les uns aux autres. Avec la particularité que le mythe, mettant en scène des personnages et situations idéalisés, diffère du roman en demeurant, comme le temple, toujours inachevé, donc à « fin ouverte », ce qui permet l’expression du degré suivant. I

ll nous reste ainsi toujours, à penser, raisonner, déduire, décrire et inventer dans un seul but : en le transposant dans la cité, nous sommes invités à travailler à la perfectibilité de chacun dans l’acceptation de l’autre.

Les 33 degrés du REAA forment un ensemble quaternaire qui constitue une force unifiée : le symbolisme du Temple de Salomon, l’ésotérisme judéo-chrétien, la philosophie grecque et la légende templière. Ces degrés « attachés », chacun annonçant le suivant, lequel s’inspire du précédent. L’un fait l’autre, de l’apprenti le compagnon, du compagnon le maître et ainsi de suite. Ce lien rappelle les mains des frères, lors de la chaîne d’union. Un courant les parcourent, comme transmis par une prise électrique qui donne une suite lumineuse. En quelque sorte, nous en sommes chacun une ampoule en mesure de nous éclairer nous-mêmes et de participer à l’éclairage de la cité.

Voilà ce que nous propose le REAA, entre autres rites (qui ne déméritent en rien) : un parcours individuel à effectuer sur la durée, à notre rythme, sans précipitation, mais sans cesse à reprendre. A la façon du jongleur qui fait virevolter des assiettes sur une série de baguettes alignées et doit toujours revenir à la première pour redonner un élan et qu’elles tournent ainsi toutes ensemble ! Une représentation en produit une autre. Les métaphores augmentent notre pensée. Ainsi fonctionne notre esprit, par association d’idées et réitération. Ainsi fonctionne notre rite, bâti sur le modèle psychique humain, par enchaînement de degrés, retours permanents à l’apprentissage et répétitions.

On peut de la sorte le rapprocher de la Méthode Coué, ce modèle de communication avec l’inconscient, toujours moqué en France et qui a pourtant donné naissance à la sophrologie. Il est coutumier de dire que les 33 degrés du REAA, issu d’une mouvance chrétienne, renvoient symboliquement à l’âge de la mort du Christ. J’aime aussi me représenter notre rite telle une colonne vertébrale, articulée par ses 33 vertèbres. Une figure qui me permet en conclusion de retrouver mon funambule sur son fil, à la fois souple et le dos bien droit, progressant grâce à son balancier oscillant, comme lesté de deux poids alternatifs à ses extrémités, pour maintenir son équilibre. Et au moment même où je frappe en Apprenti à la porte de ma loge, je vois précisément s’inscrire sous cette dernière image de l’homme debout, une belle citation de notre frère Goethe, qui est aussi un mode de vie généreux et confiant, donc fraternel : « Il faut toujours cheminer avec deux sacs, l’un pour donner, l’autre pour recevoir ».

2 Commentaires

  1. Très belle planche
    Il ne semble pas y avoir de preuve concrète que Johann Wolfgang von Goethe ait prononcé ou écrit cette phrase : « Il faut toujours cheminer avec deux sacs, l’un pour donner, l’autre pour recevoir » .
    Si quelqu’un en connait l’origine, je suis preneur.
    Fraternellement

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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