sam 14 décembre 2024 - 02:12

Que peut-être la philosophie pour un franc-maçon ?

Composé de philos φιλεῖν, «aimer» et de sophia σοφία, «la sagesse», le savoir, littéralement l’Amour de la sagesse. C’est une tradition de discours en relation avec les concepts de vérité, raison, idée, éthique, être, comment vivre, comment mourir, comment savoir.

Je voudrais pour commencer reprendre les premières phrases de l’Introduction écrite par Manly P. Hall  dans son ouvrage The secret teachings of all ages.

La philosophie est la science de l’estimation des valeurs.La supériorité de n’importe état ou substance sur un autre est déterminé par la philosophie.En attribuant une position de première importance à ce qui reste quand tout ce qui est secondaire a été supprimé, la philosophie devient ainsi le véritable indice de priorité ou d’accent dans le domaine de la pensée spéculative.La mission de la philosophie a priori est d’établir la relation des choses manifestées à leur cause ou nature ultime invisible. « La philosophie » a été définie comme : la science des choses divine et humaine, et des causes dans lesquelles elles sont renfermées [Cicéron] ;la science des effets par leurs causes [Hobbes] ;la science des raisons suffisantes [Leibniz];la science des choses possibles, en tant qu’elles sont possibles [Wolf];la science des choses évidemment déduit des premiers principes [Descartes];la science des vérités, sensibles et abstraites [de Condillac] ;l’application de la raison à ses objets légitimes [Tennemann] ;la science-rapport de toute connaissance aux fins nécessaires de la raison humaine [Kant] ; la science de la forme originelle de l’ego ou moi mental [Krug] ;la science des sciences [Fiche] ;la science de l’absolu [von Schelling];la science de l’indifférence de l’idéal et du réel [von Schelling] – ou, l’identité de l’identité et de la non-identité [Hegel].

 « Les six rubriques sous lesquelles les disciplines de la philosophie sont communément classées aujourd’hui sont : la métaphysique , qui traite de sujets abstraits comme la cosmologie, la théologie et la nature de l’être ; la logique , qui traite des lois régissant la pensée rationnelle, ou, comme on l’a appelé, “la doctrine des sophismes” ; l‘éthique , qui est la science de la moralité, de la responsabilité individuelle et du caractère – qui concerne principalement un effort pour déterminer la nature du bien ; la psychologie , qui se consacre à l’ investigation et à la classification de ces formes de phénomènes se rapportant à une origine mentale ; l’épistémologie , qui est la science concernée principalement par la nature de la connaissance elle-même et la question de savoir si elle peut exister sous une forme absolue; et l’esthétique , qui est la science de la nature et des réactions suscitées par le beau, l’harmonieux, l’élégant et le noble. »

La philosophie serait née de la rationalisation des grands mythes grecs. L’Odyssée (nom grec d’Ulysse), que Platon connaissait par cœur, raconte une quête de la sagesse.

Le mot « philosophe » aurait été employé pour la première fois par Pythagore  qui lui donnait le sens de « celui qui tente de découvrir». Avant lui, la philosophie était appelée science ou sagesse et les philosophes portaient le nom de savants ou de sages. C’est avec Platon que les premières définitions suffisamment explicatives et descriptives de la signification du terme nous parviennent, exprimées dans au moins trois de ses Dialogues (où on trouve un personnage portant le même nom, Euthydème) : Cratyle, Le Banquet et La République.

Philosophia est le terme par lequel Philon désignait le judaïsme ; les synagogues étant pour lui des «écoles de sagesse» fusionnant les influences réciproques de la théologie et de la philosophie grecque dans la pratique des homélies. L’enseignement de la philosophie grecque se faisait sous trois formes : 1- par une école patentée et permanente, dirigée par un scolarque (l’Académie, le Lycée, le Portique ou le !jardin). 2- par des maîtres isolés. 3- par des philosophes errants, prédicateurs dans des espaces publics, improvisant des dialogues avec leurs auditeurs (les cyniques et les stoïciens en particulier)[1].

Suivant Cicéron, les anciens définissaient la philosophie comme la science des choses divines et humaines et des causes qui les expliquent. La philosophie était une science purement rationnelle, se distinguant des sciences théologiques qui reposent sur la révélation. D’après cette définition, la philosophie doit comprendre deux parties bien distinctes : une partie subjective traitant de l’esprit humain considéré comme sujet de la connaissance (la logique, la psychologie et l’ontologie générale), une partie objective traitant d’objets suprêmes (la cosmologie, l’anthropologie, la théologie naturelle ou théodicée, et la morale ou éthique).

La méthode philosophique employée par les Pères de l’église est éclectique ou élective, avec cela de particulier que la révélation chrétienne, ou la foi, était le principe d’où partait leur philosophie, le fondement sur lequel ils en élevaient l’édifice et la règle qui dirigeait toutes leurs recherches. C’est par les dogmes, les articles de foi que l’Église a codifiés et universalisés, que le culte rendu à la divinité est organisé. Les religions instituées se définissent à travers une hiérarchie cléricale et supposent une communauté de fidèles rassemblés autour d’une même confession. C’est dire que la raison y est l’ancillaire de la foi et se trouve soumise aux dogmes et à l’autorité de l’Église.
C’est contre cette soumission de la raison que s’élèvent les libres penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles, pour qui la foi en la raison doit se substituer à la foi religieuse, tout comme la religion naturelle doit se substituer à la religion révélée.

L’influence de la Royal Society, à laquelle appartenait Isaac Newton, est incontestable dans les prémices de la maçonnerie spéculative : “Il faut accueillir librement des hommes de religion, pays et professions de vie différents (…). Parce qu’ils professent ouvertement, non de vouloir la fondation d’une philosophie anglaise, écossaise, irlandaise, papiste ou protestante, mais d’une philosophie de l’humanité.Ainsi le newtonisme, inspiré des théories d’Isaac Newton, est une philosophie progressiste qui remet en cause la scolastique en faisant vœu de transposer l’harmonie du monde céleste dans une harmonie du monde humain. Comme pour Spinoza, la philosophie newtonienne est un naturalisme. Le naturalisme ne cherche pas à déterminer ce qui est juste ou bien, mais ce qu’il pense exister dans la nature. C’est sur cette revendication de ce qui est naturel ou contre-nature que le naturalisme veut imposer ce qui devrait être ou ne pas être.

Jean Théophile Désaguliers est le premier à percevoir l’ampleur de la révolution newtonienne tant pour la physique que pour la représentation du monde. Il développe ces idées et les fait connaître du grand public dans son Cours de philosophie expérimentale. Cette philosophie naturaliste inspire fortement les Constitutions dites d’Anderson de 1723. La religion catholique à laquelle se réfère Anderson désigne, au sens étymologique, la religion universelle.

Dès ses débuts, la Franc-maçonnerie spéculative reprendra les idées newtoniennes. On peut lire dans le livre de Willam Preston Illustrations of Masonry (1781) les instructions du deuxième grade au rituel anglais : “C’est la contemplation de la nature et l’observation de la beauté de ses proportions qui a incité l’homme à imiter le plan divin et à étudier l’ordre et la symétrie. Ainsi naquirent la vie en société et tous les arts utiles.”

Voltaire fut un zélé propagandiste du newtonisme en France.

La philosophie, cette puissance de la réflexion et de l’interrogation, est un rapport au savoir dont elle questionne l’usage, à la raison d’être pour laquelle elle cherche une réponse intellectuelle, à l’élévation de pensée dont elle affirme les ressources spirituelles. Le cœur de la philosophie est le mystère et son rôle est de veiller à ce que la question du sens ne soit jamais close. «Le philosophe tamise et purifie le chaos. Il l’ordonne. Il cherche à en faire à nouveau un monde, et par l’acte philosophique il instaure un microcosme, un philosophème [une proposition philosophique nouvelle] qui n’est donc pas l’expression d’une pensée préexistante chez le philosophe, mais l’achèvement de la formation de cette pensée, la survenance successive et ordonnée des Formes à partir d’un «amorphe indéfini» pour s’achever en un monument séparé, comme en un paradigme, à travers lequel, peut-être ensuite, on reverra le monde»[2].

Écouter Michel Serres répondant aux questions : Comment vient une idée en philosophie ? À quoi ressemble l’atelier du philosophe ? Comment se fabrique un concept ? Et quel rôle le philosophe choisit-il d’endosser face à l’actualité ?  

La visée de la philosophie est la question de l’être, celle de la religion est celle de Dieu et celle du kabbaliste est celle de l’existence de l’univers.

Pour les alchimistes, qui se nomment aussi Philosophes, la patronne de la philosophie est Cybèle.

Le franc-maçon est un philosophe, son amour de la sagesse place ce mot en tête de la triade « Sagesse, Force, Beauté ». Le philosophe est un archéologue de la pensée humaine. Le Franc-maçon est un spéléologue du monde intérieur s’appuyant sur la philosophie qui, pour l’homme (ou la femme) qu’il est, sera cet effort amoureux vers la sagesse toujours inaccompli ; mais qui lui apportera toutes consolations.

Philosopher pour un franc-maçon c’est résister, ainsi s’exprime le philosophe Gilbert Garibal dans son article Philosopher c’est résister. résister à la philosophie même, résister aux certitudes, résister au culte du « moi », résister aux fureurs de la cité pour vivre en cohérence avec les valeurs maçonniques qu’il résume par un néologisme « Philomaçonner » à savoir : Construction de soi grâce à autrui. Respect réciproque qui fonde la fraternité. Sentiment d’appartenance à la société sacrée des Hommes. Art de la contemplation. Souci de la parole juste et recherche de la vérité. Maîtrise des passions, santé du corps et de l’esprit. Empathie, accueil et écoute des opinions diverses voire contraires. Opposition à l’intolérable. Courage face aux aléas de la vie et acceptation de la finitude.

La philosophie pour un franc-maçon ressemble beaucoup à ce qu’en dit André Comte-Sponville

Il n’y a jamais ni philosophie ni philosophes en dehors d’un groupe, d’une communauté, en un mot d’une école philosophique et, précisément, une école philosophique correspond alors avant tout au choix d’une certaine manière de vivre, à un certain choix de vie, à une certaine option existentielle, qui exige de l’individu un changement total de vie, une conversion de tout l’être, finalement à un certain désir d’être et de vivre d’une certaine manière. Cette option existentielle implique à son tour une certaine vision du monde, et ce sera la tâche du discours philosophique de révéler et de justifier rationnellement aussi bien cette option existentielle que cette représentation du monde[3].

Ainsi pour Le Chevalier Ramsay : «toute philosophie qui s’arrête à la compréhension sans atteindre le cœur n’est au mieux qu’une romance ingénieuse» (Principes philosophiques de la religion révélée).

Je vous propose de terminer avec ce paradoxe philosophique exprimer par Nietzsche : le dégoût de la Vérité à tout prix, la nécessité de l’élégance en restant à la surface des apparences, être superficiel par profondeur !

Fabrice Luchini et Michel Onfray pour en parler à partir de 1h05′.

Illustration à partir du Déjeuner des philosophes [probablement au café Procope], gravure à l’eau-forte (XVIIIe siècle) de Jean Huber. De gauche à droite : Voltaire, le père Adam, l’abbé Maury, d’Alembert, Condorcet, Diderot, de La Harpe.


[1] Maurice Sachot, L’Invention du Christ. Genèse d’une religion, Éditions Odile Jacob 2011, p.135

[2] Jean-Louis Brun, à propos de l’œuvre à faire et citant Souriau, Efficience narrative et la transmission des formes de vie : une approche anthroposémiotique de l’autopoièse dans les pratiques ritualisées, p.283).

[3] Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? p.18, Gallimard, 1995

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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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