mar 15 octobre 2024 - 01:10

Entre chien et loup (…suite)

(Une nouvelle de Gilbert Garibal – Partie 2/3) (Lire la partie 1)

Des sirènes, une voiture de police surgit, puis les pompiers. L’enfant, je veux voir l’enfant… je ne peux pas me lever, j’aperçois mon visage blanc comme un linge dans le rétroviseur, un policier soupçonneux, sévère, me réclame mes papiers. Demande dérisoire, déplacée à cet instant, elle accentue mon trouble, je ressens une terrible injustice mêlée de culpabilité…L’enfant…j’entends le mot « coma »…

Allongée sur le divan, je revis la scène. Je dévide mon film, les images défilent sur l’écran du plafond, s’arrêtent, repartent. Une sorte de viscosité mentale ralentit ma mémoire. J’ai du mal à associer mes mots, mes phrases, pour commenter ces diapositives angoissantes. Pour dénouer ces nœuds à l’intérieur. Pour évacuer ma faute, coincée, ancrée en moi.

C’est mon médecin de famille qui, prudemment, m’a conseillé de traiter le problème en analyse et dirigé vers un psychiatre. On peut aussi déposer son actualité sur le divan. Ou je me gave de tranquillisants et j’arrête par force le métier, ou j’essaie de me sortir du stress par la thérapie verbale, en continuant le taxi. J’ai choisi. Les cavaliers le savent, quand on tombe de cheval, il faut remonter aussitôt, sinon la peur de chevaucher s’installe à vie. La peur de conduire aussi !

-A quoi dans votre vie vous renvoie cet accident ? murmure doucement le psy, assis dans son fauteuil, derrière la méridienne.

Je ne saisis pas tout de suite la question, et pourtant « ça parle » en moi, je ressens à la fois ce trop-plein d’angoisse qui monte jusqu’à ma gorge, et un vide étrange, glacial, dans mon ventre. C’est après cette séance éprouvante, en sortant dans la rue, que me vient une explication. Ma vive culpabilité dans cet accident en a réveillé une autre en moi : malgré toutes les tentatives médicales, je ne peux pas avoir d’enfant, une stérilité peut être définitive qui attriste tant Jean-Charles, je le sais. Même s’il ne montre aucune rancœur.

J’ai piqué l’épinglette trouvée dans la salle d’attente, sur mon tableau de bord, à côté du GPS. L’équerre et le compas entrelacés forment sur leur tige une tête de flèche qui, en soi, indique symboliquement, une direction à suivre ! Je ne sais pas si je rencontrerai un jour le propriétaire de ce petit bijou, collègue de thérapie ? J’aimerais bien. J’ai remarqué que certains, frères ou sœurs, qui viennent nous visiter dans la loge Olympe, portent cet insigne au revers de leur veston. D’autres arborent un discret triangle ou une petite branche de feuilles d’acacia dorées. Il faut vraiment deviner qu’il s’agit d’acacia, je pensais à première vue à une distinction académique ! J’ai téléphoné à ma mère pour obtenir la signification de l’acacia. Réponse laconique de celle qui est aussi ma sœur et ma marraine :

– « On te donnera plus tard la signification de ce symbole végétal, quand tu auras atteint le degré maçonnique correspondant ! »

Très hiérarchisée, la franc-maçonnerie ! Bon, modestie oblige, je saurai être patiente pour en savoir davantage ! Je joue le jeu.

Se taire, c’est gagner en observation, en réflexion, en rêve aussi ! Alors, l’œil devient regard. Alors, l’esprit cherche à donner du sens à chaque objet, chaque forme, chaque couleur. La loge a une configuration rectangulaire avec un sol à damiers noirs et blancs. Une porte à deux battants – encadrée de deux colonnes massives symbolisant celles du Temple de Salomon – en donne l’entrée. Au fond, trois marches permettent d’accéder à l’estrade (appelée l’Orient, pour désigner l’Est) sur laquelle trône une chaire ornée d’un chandelier à trois branches et un grand fauteuil, occupé par la Présidente (Vénérable Maîtresse, ou Vénérable Maître, selon les obédiences), avec à sa droite, le pupitre de la sœur « secrétaire » (« mémoire de la loge ») et à sa gauche, celui de la sœur « orateur » (« conscience de la loge »). Mon œil continue sa promenade : Au-dessus de la Présidente, est suspendu un grand triangle dans un caisson lumineux avec un œil stylisé au centre (symbolisant au choix, l’union des contraires, la conscience humaine, ou l’image du Dieu de chacun). Et de chaque côté, à même hauteur, deux cercles, l’un jaune, l’autre argenté, représentent respectivement, le soleil (la connaissance) et la lune (l’intelligence). Au bas des marches, deux pierres, l’une à droite à l’état brut, informe, l’autre à gauche, taillée en un cube parfait, me désignent l’objectif du travail maçonnique. « Tailler ma pierre » pour m’améliorer, est-ce possible ? ! Je veux l’espérer.

Entre les deux pierres, devant la Vénérable Maîtresse, sur un lutrin de chêne au pied torsadé, trônent les Constitutions maçonniques. Les recouvrent, une équerre et un compas de bois ancien entrelacés. L’image de l’épinglette, trouvée chez le psy, dans la rainure du parquet, passe devant mes yeux.

La salle est meublée de deux blocs de trois rangées de bancs en escalier, l’un au nord, l’autre au sud, où s’assoient les sœurs. Deux groupes sont ainsi face à face – chacun est le miroir de l’autre – et doivent tourner la tête pour regarder vers l’Orient. Aux quatre coins de cette salle dallée, siègent derrière leurs pupitres, contre les marches de l’Orient, la sœur Hospitalière à gauche et la sœur Trésorière à droite. Et de chaque côté de la porte d’entrée, la sœur 1ère surveillante et la sœur 2ème surveillante, chargées de la formation des sœurs apprenties et compagnonnes.

L’apprentie que je suis, sur son banc haut perché contre le mur, peut ainsi imaginer que la disposition des maçonnes précitées (le collège des sœurs officiers) forme une étoile à 6 branches ! Je remarque qu’au centre de la loge, à même le sol, figure un « tapis de loge », sur lequel sont dessinés tous les symboles représentés dans la salle. Cette petite toile est encadrée par trois colonnettes surmontées de bougies, symbolisant la Sagesse, la Force et la Beauté. Respectivement en pierre ouvragée, en granit et en marbre. Je vois encore, courant sous la corniche, autour des quatre murs tendus de tissu jaune moiré, une corde à douze nœuds ouverts, représentant les douze signes du zodiaque. Et j’aperçois enfin, en levant les yeux, le plafond bleu nuit et clouté de points scintillants. Nous sommes, selon la légende maçonnique, sous la voûte étoilée, dans le Temple inachevé de Salomon. A chaque maçonne de travailler symboliquement dans la loge pour l’achever, c’est à dire, après avoir « taillé sa pierre », bâtir son temple intérieur. A chaque maçonne de s’activer dans la Cité, « pour continuer l’œuvre commencée dans le Temple ». Dit explicitement le rituel. Un beau programme !

Je viens donc dans cette loge tous les quinze jours, lieu à la fois réel et figuratif, une sorte de caverne d’Ali Baba gorgée de trésors symboliques, à contempler, à analyser ! Et, au fil des mots de ce rituel – prononcés au début et à la fin des travaux – pour produire avec ma sensibilité en éveil, des suites de métaphores, à transformer elles-mêmes en actes concrets. Pour, idéalement, me transformer, moi et le monde ! Je commence à m’habituer à ce rythme « dehors-dedans », « dedans-dehors ». J’ai maintenant besoin de ces contacts interpersonnels, généralement chaleureux. De ces visages souriants, graves, interrogateurs, selon le moment, l’humeur, le sujet. Autant de sœurs d’horizons variés, autant de rencontres distantes au début, presque méfiantes parfois, qui, peu à peu, avec un sincère « souci de l’autre », deviennent des vraies relations. A force de s’écouter, on finit par s’entendre !

D’une robe noire à une autre. En pliant et rangeant mes décors vestimentaires dans mon « tiroir maçonnique » à la maison, je pense à l’avocat, désigné par ma compagnie d’assurances et qui m’assiste depuis l’accident. Un homme de petite taille, au sens pratique, l’air résolu. Je n’ai rien dit à la loge, pour ne pas être assaillie de ces questions répétitives, qui ne font qu’entretenir cette douleur sourde en moi. Je sais que le petit garçon, toujours dans le coma, est hospitalisé au CHU Robert Debré, à Paris. C’est tout. J’y pense sans cesse, à ce gosse sur son lit, prisonnier d’appareils et de tubulures, à cette Maman horrifiée que j’ai entrevue, à ce Papa inconnu, meurtri, quelque part dans Paris. Les cruelles procédures administratives m’interdisent de prendre contact avec la famille, et par conséquent d’envisager toute visite.

Coupable, responsable, vie, mort, ces quatre mots valsent dans ma tête, avec une foule d’images ! L’avocat me rassure en revivant dans son bureau avec moi, les circonstances de l’accident. J’exerçais ce jour-là mon métier, correctement, dans les aléas de la circulation. Certes, à la fois sur le plan des faits et du hasard, je n’étais ni au bon endroit ni au bon moment, et l’enfant non plus ! Il a échappé à la vigilance de sa mère, elle n’a pas pu le retenir, je roulais pratiquement au pas sur un sol mouillé pour déposer mon client devant la brasserie, j’ai stoppé immédiatement mon véhicule. Je ne pouvais prévoir cet « imprévu imprévisible » et, techniquement, j’ai bien eu les réflexes adaptés, le client en a été le témoin sans réserve. Mes collègues « taxi », mon mari, mes parents, tous, sont de cet avis : c’est un accident malheureux ! Mais ils ont beau tenter de me convaincre, je ne peux pas vraiment suivre leur raisonnement. La collision d’une tête et d’un phare, un accident malheureux… comme s’il pouvait y avoir un accident heureux ! Quand un enfant est entre la vie et la mort ….

Certes, j’apprécie cette vraie compassion sans questionnement de mes proches. Et pour tout dire, cette proximité rassurante et protectrice. Jean-Charles, mon mari, qui peut comprendre mieux que personne mon tourment, est d’avis qu’on en parle le moins possible ! Et il est vrai que multiples ses attentions muettes pour moi, valent tous les discours. Sans le savoir, il vient de me renvoyer à mon travail maçonnique, à ce silence qui m’est précisément imposé en loge, pendant mon année d’apprentissage et que, après tout, je peux prolonger en ville. Notamment, pour ne pas alimenter de conversations passionnées, à même de majorer mon inquiétude. J’apprécie d’ailleurs en ce moment, les passagers taiseux qui empruntent mon taxi ! Je réserve une parole détaillée à mon psychanalyste, c’est très suffisant !

Les autres outils symboliques de l’apprentie maçonne sont la règle graduée à vingt-quatre divisions, le maillet et le ciseau. Cette règle me renvoie à la Loi, que je respecte et que je ne crains pas, mais aussi, en ce moment, au temps. Je dois m’armer de patience, comme celle dont je sais faire preuve dans les embouteillages ! Le maillet m’évoque la volonté, la force, que je dois garder sans défaillance. Et le mordant du ciseau doit m’aider à éliminer les aspérités de ma pierre, telle la sensiblerie à différencier de la sensibilité. C’est à dire, qu’il me faut, tout en affinant mon discernement, bien faire la part des choses. Bref, il me faut raison garder, en cette période difficile. Je ne savais pas que je passerai si vite à la maçonnerie appliquée !

Sous la pluie, la rue de la Gaîté ne mérite pas son nom. Et depuis l’accident, la simple vue de la chaussée mouillée griffe mon estomac. Ce mercredi après-midi, le ballet des néons qui éclabousse de clignotements bleus et rouges laiteux, le miroir du macadam, me paraît sinistre. Et la tête des clients qui se faufilent, inquiets, derrière le rideau des sex-shops, encore plus triste ! Une note apaisante dans cette cacophonie lumineuse, la croix verte de la pharmacie, qui palpite, comme un cœur.

J’entre dans le cabinet du psy, blotti au rez-de-chaussée de l’immeuble sur cour. Je ne sonne plus, il a l’habitude de ses patients qu’il reconnaît à leur pas dans le couloir, m’a-t-il confié. Première porte à gauche. Les coussins avachis par la procession des séants, les deux éclairages étudiés, les trimarans prêts à bondir de leurs cadres, tout est en place. Même le mégot de Gitanes, torturé, écrasé, au fond du cendrier. Même la fragrance de citron vert et de caramel, de patchouli peut être, qui embaume le salon. Je redresse d’un coup de pouce instinctif le tableau qui penche, avant de m’asseoir. L’ordre me conforte. Les rendez-vous sont organisés de telle sorte que je ne vois jamais d’autres analysants. J’ai maintenant l’impression d’être, à distance et l’habitude aidant, dans une pièce de mon appartement !

J’entends une porte qui s’ouvre, l’appui des chaussures sur le parquet craquant du couloir. Des grands pas. Le psy raccompagne son patient vers la sortie. Deux « aurevoirs » masculins chuchotés. C’est sans doute le franc-maçon qui me précède. Et que je ne verrai peut-être jamais. Je pense à son épinglette, piquée sur mon tableau de bord. L’équerre et le compas entrelacés, la droiture et l’ouverture, une règle de vie !

Mon « écoutant » s’assoit sur son fauteuil de velours grenat assorti à la méridienne. Je m’y allonge, en même temps. Une différence encore avec la franc-maçonnerie. En loge, on se lève pour parler, au présent, par interventions brèves, concises. Ici, en psychanalyse, on s’étend pour dérouler sa vie, avec force détails. Puis remonter patiemment le passé jusqu’à l’enfance. Je ne comprends pas l’opinion de ces sœurs et de frères que j’ai entendu qualifier la psychanalyse de « philosophie du désespoir », – rien que cà ! – alors que moi je viens y chercher, et y trouver, précisément de l’espoir, au long des séances ! En fait, nous ne devrions émettre que des propos prudents, sans jamais rien affirmer, sur ce que l’on ne connaît pas, ou mal. Comme nous y invite le rituel maçonnique, lors de toute prise de parole. Laquelle est retenue, filtrée, par le geste symbolique d’une main sous la gorge.

Quels étaient vos jeux préférés pendant votre enfance ?

La question claque derrière ma tête comme un coup de fouet, et me tire brusquement de ma rêverie maçonnique. J’ai toujours du mal à démarrer mes séances, d’autant que l’analyste, patient, me laisse le premier mot.

Mon projecteur mental colore le plafond d’images en rafales. Je me revois fillette – nattes brunes, blouse à carreaux bleus et ceinture, et chaussettes et chaussures de tennis blanches – en train de jouer dans le square Desaix. Près de la rue Clignancourt, où habitaient alors mes parents. Les diapos défilent, je commente, plein d’émotions. Les deux gardiens à casquette, en bleu marine, l’air sévère, toujours en train de siffler, le doigt pointé sur un gosse : interdiction de marcher sur les pelouses ! Ma mère sur le banc vert avec des voisines, goûters de petits pains au chocolat, verres d’eau à la fontaine, marelles sur le sable, cordes à sauter, rondes…et ballons des garçons qui roulent dans nos jambes…A cette image, une main invisible me serre le ventre, je suis inondée de sueur, je sens des larmes sur mes joues…je prends un kleenex dans la boîte, à gauche de ma tête, à côté du coussin…Angoisse. Je cherche de l’air.

– « Respirez bien, profondément, encore, allongez vos bras, détendez-vous ! » dit doucement le psy.

Je m’apaise. Passe devant mes yeux la basilique de Montmartre. Je suis sur l’esplanade qui domine Paris, et, appuyé sur la rambarde, je scrute une capitale toujours neuve de détails, pendant que ma mère, assise sur son pliant, peint sa toile hebdomadaire. Mon père, cigarette aux lèvres, me désigne les grands monuments, la silhouette noire et fuselée de la Tour Eiffel, le cube blanc du Trocadéro, le dôme vert de gris des Invalides, les tours crénelées et roses de Notre Dame au soleil couchant, et tout au fond à gauche, l’étendue sombre du bois de Vincennes. Suprême récompense, quand le chevalet maternel est replié, nous prenons le funiculaire jaune pour « descendre en ville », boire, pour ma part, une grenadine !

J’ai l’impression d’avancer quelques instants dans le ciel bleu. Souvenir d’un Paris en cinérama, aux pans de murs entiers dédiés au cirage Lion noir, au bouillon Kub, à Byrrh, l’Apéritif. Familières tâches de couleurs – au temps où la réclame ne s’appelle pas encore publicité – sur les immeubles gris qui paraissent tout proches, dans une ville aux contours nets, distincts, propres. Aujourd’hui celle-ci est plus étendue, plus claire – ravalements obligent – mais nappée jusqu’à l’horizon, d’une immense gaze tremblotante de pollution verdâtre. Les pubs lumineuses, à la gloire de l’informatique japonaise, culminent et courent sur les toits des tours en lettres de feu, comme pour tenter d’échapper à l’emprise asphyxiante de la rue. Retour sur images. Retour sur l’autre côté de la Butte, montée à bicyclette de la rue Caulaincourt, descente de la rue Lepic. Nostalgie d’une époque légère, insouciante, joyeuse comme mes douze ans, qui ne reviendra plus. En me relevant, je reste assise un moment sur le bord du divan, un peu étourdie. La séance, nourrie d’allers et retours du monde adulte au pays de l’enfance, m’a fatiguée. Le psy m’offre un grand verre d’eau, avec son plus beau sourire. J’ai mal à la tête en remontant dans mon taxi.

La suite et fin, semaine prochaine

(Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre)

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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