(Une nouvelle de Gilbert Garibal – Partie 1/3)
Je ne l’ai pas vu tout de suite.
En m’affalant sur les coussins du canapé de tweed orange et noir, fatigués comme moi, mes yeux ont d’abord parcouru le petit salon d’attente. Réflexe habituel de la familière des lieux qui vient chez son analyste depuis deux ans, deux fois par semaine. Mardi 19 heures, vendredi 14 heures, indique sans fin mon agenda…
A gauche, le spot halogène qui domine la plante verte, auréole un coin de plafond, et rivalise avec une lampe de céramique jaune, en veilleuse, sur la table basse. Devant moi, deux aquarelles marines, dont une à l’air penché, encadre la porte en verre dépoli. A droite, derrière son panneau de tergal, la fenêtre sur cour reflète un carré de ciel et donne aux murs blancs, la couleur de la météo. Décor fonctionnel, reposant, au fil des jours.
J’aime ce temps suspendu avant ma séance, protégé des rumeurs de Montparnasse. J’ai besoin de ces quelques minutes de quiétude dans ce sas, mon refuge. A la fois mien et partagé avec des patients et des patientes invisibles, qui me précèdent ou me suivent. Que je cherche à deviner. C’est la cigarette au bout filtre, qui m’a alerté. Près d’un mégot de même marque, une « Gitane » à peine consumée, tordue, nerveusement vissée dans le cendrier de terre cuite, sous l’abat-jour. Qui est cet homme, ce nouveau venu qui dérange mon univers feutré de codes et de rituels ? Brun, blond, grand, petit ? Une senteur d’eau de toilette, un curieux mélange de citron et de caramel, picote mes narines, puis m’enveloppe. Il a dû s’asseoir à ma place, côté table basse. Je l’imagine, racontant sa vie, allongé sur le divan, mon divan, là tout près, derrière la cloison. Un sentiment enfantin de jalousie, de curiosité aussi, m’envahit.
Intuition, télépathie, pourquoi je regarde le sol ? Parce qu’un scintillement me taquine la rétine depuis un moment. Et je l’aperçois devant mes escarpins, encastrée dans une rainure du parquet. Une longue épinglette prolongée par une équerre et un compas entrelacés, en métal doré. Que déjà mes doigts soudain nerveux ont extirpée, au risque de me casser un ongle, et présentent à la lumière de la lampe. J’en suis sûr, cet insigne perdu appartient au fumeur de Gitanes !
Brusquement, trop tôt, la porte s’ouvre devant le maître des lieux, le sourire interrogateur, main tendue. Comme chaque fois, à cet instant, j’ai en me levant, l’impression fugace de l’inutilité de la séance. Avec notre bonjour, convenu mais si intense, nos inconscients n’ont-ils pas déjà échangé l’essentiel ?! Je crois même voir monter dans le miroir de son œil bleu, ma soudaine bouffée de culpabilité, juste avant de m’étendre sur le divan. Je ne parle pas à mon psy de ma découverte. D’instinct, ma main gauche s’est refermée sur l’épinglette. Et bien sûr, je me pique le pouce ! …
1er et 3ème mercredis, 20heures. « Olympe ». C’est le nom de ma loge maçonnique, où je me rends deux fois par mois. Avec deux séances d’analyse par semaine en plus, mon agenda m’indique des soirées bien remplies ! Chauffeur de taxi à mon compte – on ne dit pas encore « une chauffeur » ou une « chauffeuse de taxi » ! – à Paris et banlieue, j’ai dû jongler pour répartir mes activités. Entre Boulogne-Billancourt où j’habite, mes « courses » quotidiennes, mon analyse et ma loge, c’est une question permanente d’organisation. J’y arrive ! Avec mon mari, artisan-taxi, comme moi, nous apprécions le dimanche, dans notre appartement, au bord de la Seine. Et encore davantage le week-end complet, lorsque nous nous pouvons en prendre un ! Direction Honfleur ou le Mont Saint-Michel. Chartres ou Reims, selon le coup de coeur ou la saison. Jean-Charles aime la mer, Sylviane les cathédrales. Et je me laisse conduire !
J’appartiens depuis trois mois à la Grande Loge Féminine de France et mes « tenues » ont lieu, dans un temple du siège, à la Cité du Couvent, au coeur du Faubourg Saint Antoine. J’ai mis quelque temps à choisir entre une loge mixte, le Droit Humain, et cette loge féminine. J’ai finalement opté pour la réflexion sur les Droits de la Femme et leur défense qu’on y pratique, plutôt que pour le social en général. J’aurais pu aussi me diriger spécifiquement vers le symbolisme, la spiritualité, l’ésotérisme ou encore la bienfaisance, pratiqués par d’autres obédiences. J’apprécie cette diversité de pensée, mais au vrai, on retrouve plus ou moins les composantes ci-dessus, dans chacune des obédiences maçonniques, convergeant vers le but humaniste qui les unit toutes en France. A travers la trilogie républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité.
C’est mon père qui m’a suggéré, il y a trois ans, de reprendre sa licence de taxi. Et ma mère qui m’a récemment donné envie, comme elle, d’entrer en maçonnerie. Aujourd’hui retraités en pays de Loire, mes parents sont bien contents d’avoir fui la capitale. Mon père marche, jardine et pêche, une façon de communier avec la nature. Ma mère, artiste-peintre à ses heures, poursuit sa recherche spirituelle dans une loge du beau temple de Tours. Et moi, au chômage après deux décennies passées à la comptabilité d’un grand magasin parisien qui vient de fermer ses portes, je suis tout heureuse d’avoir retrouvé, à quarante ans, une forme de liberté en « faisant le taxi ». Tout en faisant aussi le deuil de ces années de salariat, par le biais de la psychanalyse. Les chefs d’entreprise comprennent rarement qu’on n’efface pas un vécu professionnel, avec un chèque de licenciement, même confortable. Sauf, peut-être, quand ils éprouvent un jour, à leur tour, la même douleur morale.
Pour me libérer de ce type d’attachement, le meilleur médecin a été pour moi, avec la verbalisation en analyse, le temps. Il est dans la nature humaine de s’adapter aux circonstances et le jour est venu où j’ai vraiment accepté ce deuxième métier. J’ai étonné mon père et mon mari en affirmant lors d’un déjeuner familial, que je savourais des journées de détente sur le siège de ma voiture ! De fait, en passant d’un écran d’ordinateur à un pare-brise devant les yeux, j’ai élargi ma vue, et progressivement, ma vie ! Crispée au début dans les embouteillages, volontiers agressive avec l’injure facile à l’adresse des automobilistes sans scrupules, je me suis bien calmée, au fil des jours. Fermer son répertoire argotique et garder le sourire, décider de rester « zen » pendant sept heures, jusqu’à devenir indifférente au milieu des fous furieux motorisés…n’est-ce pas le commencement de la sagesse ?! C’est en tout cas indispensable pour conserver sa santé ! Physique et psychique.
En stationnement, j’ai découvert la lecture, je dévore souvent deux livres par semaine. Entre autres, les ouvrages sur la franc-maçonnerie que m’a recommandés ma mère. De ces attentes aux bornes de taxis, est né mon intérêt pour les bâtisseurs du Moyen-Âge ! J’ai du mal à sortir du rêve pour revenir au réel, quand, brusquement, la portière s’ouvre derrière moi. Quelques secondes entre le présent et un futur inconnu. Où veut m’emmener cette dame en manteau de cuir qui s’assoit sur la banquette avec son petit chien sur les genoux : aux Champs-Elysées, avenue Mozart, rue Saint-Honoré ? Quel aéroport, quelle gare va m’annoncer ce jeune cadre décontracté, avec son ordinateur portable et sa sacoche en bandoulière : Orly, Roissy, TGV Gare de Lyon, Montparnasse ? Lorsque je dois ouvrir le coffre, selon l’heure, la forme des objets emballés ou la taille des valises – que les clients prévenants, devant « le sexe faible », chargent eux-mêmes ! – il m’arrive de deviner ma destination d’intermédiaire : Paris ou banlieue, train ou avion. En revanche, je n’ai rien vu venir, sauf des gens anxieux, la semaine où je me suis retrouvé l’accélérateur au plancher, un lundi matin sur l’autoroute de Lille et un vendredi après- midi sur celui de Bordeaux. Pour cause de train et d’avion ratés ! Deux belles courses, certes, même avec des retours à vide : les aléas du métier !
Je ne regrette pas la démarche philosophique dans laquelle m’a entraînée ma mère. Je ne suis pas dupe non plus sur son intention : permettre à l’affective que je suis, de retisser des liens sociaux dans une nouvelle fraternité, en l’occurrence chargée d’une glorieuse histoire. Bien sûr, la maçonnerie contemporaine ne rejoint celle des constructeurs de cathédrales que sur un plan très symbolique ! Hier, ces forçats de la truelle élevaient leurs pierres toujours plus haut dans le ciel, les francs-maçons d’aujourd’hui, eux, essaient d’élever leur esprit, leur âme disent certains, au-dessus des contingences quotidiennes. Il y avait des femmes sur les chantiers d’antan, non seulement au sol, dans les baraques, pour préparer les repas, mais sur les périlleux échafaudages de planches encordées, pour servir les auges de ciment aux compagnons. Il y en a aussi dans les ateliers « spéculatifs » d’aujourd’hui, même si elles ont dû s’acharner pour y accéder, au début du XXème siècle. Machisme oblige !
Longue robe de toile noire, baudrier bleu ciel, rectangle de peau blanche bordé de rouge et ceinturé sur l’abdomen pour tablier, gants de coton blancs : toutes les sœurs sont ainsi parées dans notre loge. L’effet esthétique de ces « décors », ajoutant à la solennité, est indéniable. La robe symbolise l’égalité, le baudrier rappelle le porte-épée du XVIIIème siècle, le tablier signifie le travail et les gants blancs la pureté. Nouvellement assises sur le banc des apprenties, nous sommes quatre habillées de même, sans baudrier toutefois et avec un tablier entièrement blanc, à bavette relevée, en signe de protection plus étendue de l’abdomen. A l’image des jeunes ouvriers protégés par de larges tabliers de cuir sur les chantiers médiévaux, inexpérience commande précaution !
Quatre novices astreintes au silence, pendant au moins une année, selon la règle. Voilà déjà une différence entre la psychanalyse et la méthode maçonnique, parfois comparées. J’en porte témoignage. Sur le divan, je parle, ici je me tais ! Et ma communication avec notre groupe d’une trentaine de « sœurs », seulement par le regard et l’écoute, me fait beaucoup de bien. Après une journée passée à parler voiture, politique et pouvoir d’achat avec les clients, puis à répondre à toutes leurs questions sur la profession, par rétroviseur interposé, cette attitude « taiseuse » imposée en loge aux apprenties, me relaxe merveilleusement !
Je dois avouer que la pratique du rituel, avec les longues séquences « debout-assis », comme à la messe, m’a plutôt dérangée au départ. Je trouvais rigide et compliqué, pour tout dire inutile et ennuyeux, le cérémonial d’ouverture et de fermeture des travaux ! L’allumage et extinction des bougies me semblaient d’un autre âge, les questions-réponses de la Présidente et de son collège, d’un ridicule achevé, sans parler de la déambulation des « sœurs officiers » qui m’évoquaient du mauvais théâtre ! Bref, avec un brin de colère, je me suis demandée ce que je faisais là, dans quoi ma mère m’avait fourrée ? ! Puis, je dois en convenir, tenue après tenue, solennité aidant sans doute, je me suis laissé apprivoiser, j’ai doucement lâché prise en cessant mes comparaisons avec l’extérieur, en dominant mes préjugés-réflexe, en cherchant à comprendre sans critiquer. J’ai de la sorte mieux écouté, observé, réfléchi, j’ai ainsi donné du sens aux paroles échangées entre les maîtresses et les compagnonnes. Petit à petit, j’ai vécu et intériorisé mes gestes au lieu de les mécaniser. J’ai ressenti un réel apaisement.
Alors, dans ce cadre de boiseries foncées, bancs, lutrin, chaire, pour moi à forte évocation cultuelle, où évoluent et s’expriment les sœurs m’est apparu – non une divinité – mais une évidence. La répétition, paroles et gestuelles, caractérisant l’exercice des rituels maçonniques, relève d’une pratique que j’ai eu l’occasion de lire, et même d’utiliser seule : la méthode Coué ! En effet, celle-ci, raillée parce que méconnue en France, consiste à faire passer des messages de « réassurance » par leur redite litanique, du conscient à l’inconscient. (Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux). Contrairement à la psychanalyse qui elle s’attache, par le questionnement du « meneur de jeu », à faire revenir à la conscience de l’analysant, des souvenirs heureux ou douloureux, enfouis dans son inconscient. Une seconde différence donc, importante, avec la psychologie des profondeurs, chère à Freud. Ainsi je pense, s’installent dans l’inconscient du franc-maçon, de la franc-maçonne, les valeurs humaines verbalisées, puis mémorisées, à même d’être restituées par l’action, dans la Cité.
Giboulée de mars, violente. 11heures du matin, un mercredi. Il fait presque nuit. Je suis au volant de mon taxi, sur le périphérique sud, emporté dans la procession de voitures luisantes, sous l’averse. Les lanternes s’allument, une chenille de phares blancs illumine la voie opposée, un sillage de feux rouges embrase ma file. « Porte de Saint-Cloud ! », m’a ordonné mon passager, monté à Ivry. Le ciel est pommelé de nuages lourds et bas aux reflets d’étain, qui se vident, comme des outres. Les aiguilles d’eau crépitent sur le pare-brise, par rafales, puis explosent en myriades de bulles éblouissantes. Des colliers de perles s’entremêlent et escaladent les vitres embuées. Je devine au loin le haut bâtiment gris cylindrique de TFI, qui vient vers nous. Le pare-brise dégoulinant le déforme, il ondule et coule, comme de la glycérine sur le verre. Les essuie-glaces crient, grincent, s’affolent, le va-et-vient de leurs deux longs doigts de caoutchouc, semble dire un non têtu aux giclées d’argent. Journée liquide. Je sors du périh’ au moment où la pluie déroule un dernier voile de tulle, dans la timide trouée de soleil. Je ralentis, avance doucement, à l’écoute de mon client.
– Arrêtez-moi, devant Le Cardinal, la brasserie, là, à droite…
– Bien, Monsieur !
En plein tournant, à cinq mètres devant mon capot, le ballon jaune jaillit du trottoir, rebondit dans le caniveau, roule sur la chaussée ruisselante, le petit garçon en ciré rouge lui court après les bras tendus, veut le rattraper, mon pied écrase le frein, la voiture se cabre sur le pavé…Le choc ! Inévitable. Une fraction de seconde, je vois le visage effrayé d’un ange blond tout bouclé qui passe devant le phare droit, sa petite main touche le capot puis disparaît…Frein à main. Je sors d’un trait, me précipite, l’enfant est là, allongé sur le sol, maculé de boue, les yeux fermés, devant le pneu près du trottoir. Une plaie sur le front, il saigne. Cris déchirants de la maman, elle saisit son fils dans ses bras, l’emporte dans la brasserie, regard affolé de mon client sorti près de moi, attroupement devant la voiture portes ouvertes. Reproches, injures, me tombent dessus, je me sens mal, mes jambes se dérobent, je vais m’évanouir, le client me soutient jusqu’à mon siège…
(Tiré de l’ouvrage : Au cœur de la Franc-maçonnerie « Huit récits contemporains » Éditions Numérilivre)