Si au XVIe siècle on utilise l’expression « pierre souvent remuée de la mousse n’est vellée » (au sens de revêtue), il faut remonter à la Rome antique, au IIe siècle après J.-C., pour en trouver l’origine. Lucien de Samosate aurait écrit « saxum volutum non obducitur musco» (« la pierre roulée ne se recouvre pas de mousse »). Je retiendrai de ce proverbe la signification suivante : la persévérance et la stabilité sont des éléments de conservation, tandis que l’agitation et l’inconstance ruinent et déconsidèrent les individus. N’est-ce pas une façon d’évoquer le constant engagement auquel la Franc-maçonnerie nous incite ?
En hébreu, la pierre, Eben, est un mot composé des lettres alef, beth, noun, (ן ב א). Alef est la lettre de l’unité non encore manifestée, de valeur 1, elle est de ce fait ce qui était avant le commencement. La lettre beth, deuxième lettre, symbolise la demeure, le monde créé. La lettre noun symbolise l’homme. Eben, la pierre, signifierait : la transcendance trouve ta demeure dans la pierre pour se révéler à l’homme.
Les pierres portent des noms fort différents selon leur formes dans la carrière et d’autres aussi nombreux selon leurs façons. On entend par «façon» la première forme que reçoit la pierre, lorsqu’elle sort de la carrière pour arriver au chantier, ainsi que celle qu’on lui donne par le secours de l’appareil, selon la place qu’elle doit occuper dans le bâtiment.
Pour découvrir les méthodes de maçonnerie, mais surtout les différentes formes de pierres si brièvement simplifiées par les mots de pierre brute, pierre taillée ou cubique si chères à la Franc-maçonnerie, la liste est si longue que l’on se rendra directement dans le remarquable article de L’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, 1re éd. 1751 (Tome 9, p. 809-836) au terme de «Maçonnerie». Quant au mot “pierres”, il fait l’objet d’une érudition indépassable des pages 574 à 603 dans le tome douzième de ce même ouvrage.
À remarquer qu’en hébreu les mots « monument » et « brique » ont la même valeur guématrique 107 !
Deux grands courants initiatiques du perfectionnement de l’être sont proposés par la Franc-maçonnerie : la Franc-maçonnerie chevaleresque et la Franc-maçonnerie des constructeurs pour laquelle, on s’en doute, la pierre constitue un symbole central.
Avant de s’intéresser aux transformations du maçon/pierre au cours de son évolution maçonnique, examinons quelques pierres particulières non sans rapport avec la construction.
La Pierre angulaire
Lapis reprobatus caput anguli, c’est la pierre rejetée, évoquée dans le psaume 118, reprise par les Évangiles et des Épitres, qui la rapprochent du Christ lui-même : «la pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs et qui est devenue la pierre d’angle».
Parmi les Anciens, la pierre angulaire d’édifices importants fut posée avec des cérémonies impressionnantes. Ceux-ci sont bien décrits par Tacite dans l’histoire de la reconstruction de la capitale. Après avoir détaillé les cérémonies préliminaires qui consistaient en une procession de vestales, qui avec des chapelles de fleurs couvraient le sol et le consacraient par des libations d’eau vive, il ajoute qu’après la prière solennelle, Helvidius Priscus, à qui le soin de reconstruire le Capitole avait été confié, «posa sa main sur les filets qui ornaient la pierre angulaire, et aussi sur les cordons par lesquels elle devait être attirée vers sa place. En cet instant, les magistrats, les prêtres, les sénateurs, les chevaliers romains et un certain nombre de citoyens, tous agissant avec un effort et des démonstrations générales de joie, saisirent les cordes et entraînèrent la lourde charge jusqu’à son lieu destiné. Ils jetèrent ensuite des lingots d’or et d’argent, et d’autres métaux qui n’avaient jamais été fondus dans la fournaise»
La pierre angulaire a une forme spéciale et unique, qui la différencie de toutes les autres. Son utilisation ne peut être comprise que par une catégorie spéciale de constructeurs, ceux qui sont passés de l’équerre au compas, de la forme carrée à la forme circulaire.
Il s’agissait d’une pierre en situation basse, une pierre qui fait lien à l’angle de deux murs pour en assurer la cohésion. C’est en ce sens que le texte l’évoque aussi comme un fondement. La reprise néotestamentaire va dans le même sens : le Christ est la pierre d’angle sur laquelle nous pouvons désormais bâtir un nouveau Temple, fait cette fois de «pierres vivantes». L’apprenti entrant placé en tête de la colonne du nord, à cet angle-là, participe de la re-fondation permanente de la Franc-maçonnerie.
La pierre angulaire devient une clef de voûte (keystone) au sommet d’un arc dont elle assure l’achèvement. Par sa forme aussi bien que par sa position, elle est effectivement unique dans l’édifice tout entier, et symbolise le principe dont tout dépend. La construction représente la manifestation, dans laquelle le principe n’apparaît que comme l’achèvement ultime. La première pierre, ou la pierre fondamentale, peut être regardée comme un reflet de la dernière pierre, qui est la véritable pierre angulaire.
En architecture, l’achèvement de l’œuvre est la pierre angulaire ; en alchimie, c’est la pierre philosophale. «Sachez qu’on l’appelle pierre, non pas parce qu’elle ressemble à une pierre, mais seulement parce que, par la vertu de sa nature fixe, elle résiste à l’action du feu avec le même succès que n’importe quelle pierre. En l’espèce c’est l’or, plus pur que le plus pur ; elle est fixe et incombustible comme une pierre, mais son apparence est celle d’une poudre fine, impalpable au toucher, sucrée au goût, parfumée à l’odeur, en potentiel un esprit des plus pénétrant…car elle est un esprit ou quintessence. » (Eirenaeus Philalethes, 1664)
La pierre de voûte ne peut être placée que par le haut, par-là elle représente la pierre descendue du ciel.
Poursuivre avec l’approche de la pierre angulaire par Albert G. Mackey, The Symbolism of Freemasonry, chap.XXX, The stone of fondation.
Lire l’analyse de René Guénon, La pierre angulaire publié dans Études Traditionnelles, 1940.
Ne pas confondre pierre angulaire et pierre de fondation.
La Pierre de fondation
Le livre apocryphe d’Énoch parle de la «pierre qui soutient les coins de la terre».
La pierre de fondation est à proprement parler un symbole des degrés supérieurs. Il fait sa première apparition dans l’Arche Royale et constitue, en effet, le symbole le plus important de ce degré. Mais il est si intimement lié, dans son histoire légendaire, à la construction du temple solomonique, qu’il doit être considéré comme faisant partie de la maçonnerie artisanale ancienne.
La Pierre de Fondation a une histoire légendaire et une signification symbolique qui lui est propre et qui diffèrent de l’histoire et du sens qui appartiennent aux autres pierres. La pierre de fondation est unique, elle est supposée avoir été une pierre placée à un moment donné dans les fondations du Temple de Salomon, et ensuite, pendant la construction du deuxième temple, transportée au Saint des Saints. Elle était en forme de cube parfait et était inscrit sur sa face supérieure, à l’intérieur d’un delta ou d’un triangle, le tétragramme sacré ou nom ineffable de Dieu.
Consulter l’incontournable apport de Mackey au mot Stone of fondation dans son Encyclopédie (ici traduction française)
La Pierre de décharge
À l’entrée nord de la cathédrale de Chartes, l’alchimiste se secoue sur une pierre de décharge pour y laisser toute poussière physique ou mentale. On la trouve souvent à l’entrée de lieux de culte. . L’ouverture des travaux ne nous servirait-elle pas de pierre de décharge mentale ?
La Pierre plate
Elle est aussi appelée “pierre métallique”.
C’est la valeur de l’obole recueillie par le tronc de la veuve exprimée en kilos, reprenant le sens primitif de l’obolus. Le demi-sicle d’argent, qui était la base de l’obole des hébreux, constituait une unité de poids et non pas encore une pièce de monnaie. C’est cette idée de poids qui est reprise pour valoriser le tronc de la veuve exprimé en kilos.
La Pierre Plate ne peut en aucun cas être utilisée pour pourvoir à des dépenses de fonctionnement de la Loge. Elle est destinée aux œuvres de solidarité, véritable murs du temple de la fraternité.
Par son symbolisme, la pierre se retrouve sous différents noms marquant des étapes dans l’avancée anagogique du maçon : pierre brute, pierre cubique, pierre cubique à pointe, pierre cubique à pointe sub ascia.
De même que dans l’architecture, la pierre est positionnée selon sa nature et sa fonction, la pierre ne se taille pas, ni ne se place dans une démarche strictement isolée, mais grâce à un cadre, un plan architectural dans lequel s’organise une transmission et une réception ; c’est cet accompagnement qui rend possible la construction. On comprend, ainsi, pourquoi le cheminement lithocentrique comme métaphore principale s’est imposé naturellement à la Franc-maçonnerie des constructeurs. La philosophie morale, qui en découle, insiste, dans ce but d’élaboration de l’être, sur la prépondérance d’une démarche axée sur les représentations du dénuement, celles du vide, étroitement associées à l’adaptation de la forme de la pierre, «tailler sa pierre» en étant l’expression la plus explicite. Cette parabole lapidaire est en rapport didactique avec l’expression «enfants de la veuve». Par itérations métaphoriques mettant en œuvre le vide, la pierre, d’abord pierre brute et informe, va pouvoir devenir pierre cubique, puis pierre cubique à pointe pour s’ouvrir et laisser apparaître une étoile flamboyante au cœur de laquelle se trouve la pierre philosophale. Pour passer de la pierre brute à la pierre taillée, l’intervention de l’homme, sa volonté individuelle ou son désir sont impératifs . Or, une telle démarche n’est pas spontanée, elle implique d’être conscient d’un projet d’ensemble ou d’une œuvre à construire.
Tailler une pierre est le premier travail effectué par l’apprenti lors de sa cérémonie d’initiation. Remarquons tout de même un paradoxe : les pierres assemblées lors de la construction du Temple de Salomon ne devaient pas être taillées sur place ! Cela confirme, si besoin était que les travaux du 1er degré ne se passent pas dans le Temple.
Tailler sa pierre c’est lui donner des facettes pour mieux réfléchir la lumière.
La Pierre brute
La Bible privilégie la pierre brute plutôt que la pierre taillée, elle servait surtout à élever des autels (Josué dressa un autel de pierres auxquelles le ciseau ne toucha point, Josué,8,30 et 31). David Lellouche l’explique par le fait que «la vérité avait pour symbole la pierre dure, et la fausseté la pierre tendre qu’on taille» (consacrée par ailleurs au dieu Seth)» (p. 139 à 141 de l’article de David Lellouche
La pierre brute, qui est considérée comme informelle parce qu’elle n’a pas de dimensions régulières et mathématiques, devient, aussitôt que l’ouvrier la considère, l’occasion et le lieu du travail futur, elle est le signe de l’inaccompli.
Le parpaing, perpend esler, corruption de perpend ashlar, est certainement à l’origine de la pierre brute de la Maçonnerie spéculative.
Placée au pied de l’autel ou au pied du tableau de loge, côté nord, la pierre brute, symbolisant l’homme à l’état de nature, est celle du premier degré. L’apprenti peut aussi apercevoir, côté sud, la pierre cubique, idéal vers lequel il devra tendre tout au long de son apprentissage. Passer de la pierre brute, informe et grossière, à la pierre cubique, taillée et parfaite, à l’aide des outils de la construction, tel semble bien constituer le but premier du franc-maçon, appelé à maîtriser ses passions et à les soumettre par sa volonté. Au début, l’apprenti est comme une masse informe, pétri de désordre et en proie à un chaos intérieur. Ce chaos intérieur, c’est l’état originaire du monde selon Hésiode, l’état du monde avant l’ordre, avant le cosmos, c’est à la fois l’ignorance et l’infini, l’apeiron d’Anaximandre, l’égoïsme contemporain.
En voyant la pierre cubique, (illustration du livre d’Oswald Wirth, La Franc-maçonnerie rendue intelligible à ses adeptes), l’initié comprend qu’il devra travailler sur lui-même, se bâtir en se déconstruisant de l’ego, qu’il devra tailler sa pierre. La pierre brute contient le potentiel de cette construction. Pour le REAA, [la pierre brute est le] produit grossier de la nature, que l’art doit polir et transformer. Les pierres non taillées (cailloux, éclats, fragments de marbre, etc.), amoncelées dans la construction des murailles, étaient appelées caementum par opposition à quadrata saxa, les pierres taillées. (Lexique des Antiquités romaines rédigé par Georges Goyau, 1896).
Il s’agit bien de la réalisation d’un travail sur soi, de la réalisation du Soi, du processus de l’individuation, de l’unification de l’être humain. L’unité de la pierre, écrit Carl Gustav Jung, correspond à l’individuation, à l’unification de l’être humain ; nous dirions que la pierre est une projection du soi unifié. Tailler la pierre brute, c’est supprimer le paraître pour de la disponibilité à l’éclosion de l’être.
Le Rituel de Swedenborg de 1870 explique : « La pierre brute est le symbole des vérités fondamentales qui sont à la base de notre nature morale et sur lesquelles toutes les autres s’appuieront par la suite. Ce sont les germes insufflés dans l’esprit du jeune enfant avec lesquels, en les travaillant, l’homme adulte se construira. La pierre brute pourra être polie et taillée car la vérité peut s’affiner, mais jamais elle ne pourra être sculptée. La sculpture la casserait car la vérité, de même d’ailleurs que l’erreur, elle aussi peut être cassée, mais jamais transformée ou falsifiée. » La pierre brute ou chaos humain est soumise à l’action du marteau (désir) et du ciseau (volonté). Le marteau représente, en effet, la force inconsciente massive que l’esprit doit distribuer aux points où l’effort est nécessaire. Le ciseau représente la force organisatrice que l’esprit doit appliquer.
Si les significations données à l’apprenti sont pour le compagnon déjà acquises, l’alchimie va lui permettre d’entrevoir de nouvelles façons de considérer la pierre brute. La pierre brute c’est ce que les alchimistes appellent la matière première, et ils insistent sur ce nom au point de le traduire en latin : materia prima, matière primordiale, la pierre brute est un protolithe : « Comment appelez-vous ce corps-là ? – Pierre brute, ou chaos, ou illiaste, ou hylé. – Est-ce la même pierre brute dont le symbole caractérise nos premiers grades ? – Oui, c’est la même que les maçons travaillent à dégrossir, et dont ils cherchent à ôter les superfluidités ; cette pierre brute est, pour ainsi dire, une portion de ce premier chaos, ou masse confuse, mais méprisée d’un chacun » cite Osward Wirth dans Le symbolisme hermétique, reprenant L’étoile flamboyante Catéchisme ou instruction pour le grade d’Adepte ou apprenti Philosophe sublime & inconnu du baron de Tschoudy.
Une fois taillée dans le silence (les pierres du Temple de Salomon étaient taillées dans les carrières avant d’être livrées sur le chantier de la construction où elles étaient assemblées en l’absence d’outils métalliques) ; le franc-maçon pourra s’assembler par sa vérité avec les autres pierres que sont les membres de la Franc-maçonnerie et, par-delà, avec toute l’humanité.
La pierre brute est placée du côté de l’apprenti au nord. N’oublions pas que la pierre brute est appelée un «bloc capable», ce qui indique que le recrutement d’une «pierre brute» en FM doit vérifier les potentialités du candidat franc-maçon. On appelle «mort», une pierre taillée qui, abîmée ou de mauvaise dimension, s’est avérée impropre à l’emploi prévu.
La Pierre cubique
C’est l’hexaèdre régulier, le chef-d’œuvre que doit réaliser l’apprenti. C’est forcément la forme la plus simple, par conséquent la plus harmonieuse : c’est celle dont tous les éléments sont égaux entre eux et semblablement disposés. C’est le cube, élément base de toute architecture, première forme des pierres sacrées
Comme la taille de la pierre brute, la pierre cubique se rattache étroitement au symbolisme des Outils et particulièrement à celui de l’équerre, du ciseau et de la règle. En loge, elle est sur les marches de l’autel des serments, côté colonne du midi. La pierre cubique est à la fois une forme de la pierre taillée et une figure géométrique, le cube, qui permet des spéculations numérologiques (Jules Boucher) et des commentaires analogiques à caractère moral (Ragon). Pour ce dernier, la pierre cubique symbolise les progrès que doivent faire les compagnons : solide le plus parfait, il est « la pierre angulaire du Temple immatériel élevé à la philosophie et l’emblème de l’âme aspirant à monter à sa source ».
Dans ses manuscrits théosophiques du XVIIIe siècle, le frère François-Nicolas Noël montre comment la géométrie plane à deux dimensions fait apparaître les trois dimensions (longueur, largeur, épaisseur), utilisées selon une approche symbolique, qui permettent de franchir les discontinuités du monde apparent, profane, et de passer, par exemple, du cercle au carré, en joignant des points de contacts de cercles emboités pour donner la forme de la [double] pierre cubique. Ou plus simplement, en passant de l’hexagone au losange (le rhombe) et à la pierre cubique.
Par simplification, ci-dessus, schéma d’une approche qui illustre ce passage.
Au RER les quatre angles supérieurs de la pierre cubique représentent l’universalité de l’Ordre et les quatre parties du monde dans lesquelles il est répandu, les quatre angles inférieurs, les quatre vertus qui sont la base de l’Ordre.
Devenu pierre cubique, le compagnon s’offre à toutes les expositions intellectuelles et spirituelles, chacune de ses faces pouvant représenter les 6 orientations de l’univers, Orient, Occident, Septentrion, Midi, Zénith et Nadir. La pierre cubique est une forme d’être pour s’assembler aux autres pierres que sont non seulement les francs-maçons mais tous les hommes et toutes les femmes.
Chaque face, chaque angle, chaque arête est identique aux autres à l’image des hommes en fraternité.
Il y a toujours 3 faces cachées lorsque l’on observe une pierre cubique. C’est avec le levier que le maçon peut faire apparaître celle de dessous.
Déployer la pierre cubique ouvre sur la croix.
La Pierre cubique à pointe
La pierre cubique à pointe ne se rencontre qu’au Rite écossais ancien et accepté et au Rite Français. Rite Français Traditionnel 1783, 1786 et Régulateur 1801. La plupart des autres rites, les rites anglo-saxons, le Rite Français Groussier entre autres, l’ignorent totalement.
La pierre taillée est œuvre humaine, cubique elle est féminine, conique elle est masculine. La pierre cubique à pointe atteste l’alliance entre la dynamique et le statique.
La pierre cubique à pointe est présentée dans la note de bas de page 66 du Recueil précieux de la Maçonnerie Adonhiramite, contenant les catéchismes…de Louis Guillemain de Saint-Victor en 1789 comme un symbole de savoirs et de morale : «les mêmes philosophes qui comparaient l’apprenti à une pierre brute, comparaient alors le compagnon à une pierre cubique en pyramide, afin qu’elle renfermât tous les nombres sacrés ; c’est-à-dire, unité, cinq, quatre, trois fois trois, et par conséquent neuf : de plus pour tailler cette pierre il faut faire usage du compas, de l’équerre, du niveau, de la ligne d’à-plomb ; et comme tous ces instruments sont les symboles des sciences et des vertus, et que c’étaient les moyens que ces philosophes employaient pour faire ce que nous appelons un Compagnon, ils pouvaient donc sans erreur faire cette comparaison morale. Les outils ne signifient rien autre chose que les soins et les désirs.»
À l’intérieur de son volume, la pierre cubique contient le pyramidion qui lui permet de devenir pierre cubique à pointe. La forme de chaque face s’inscrit dans un pentagone auquel manquerait un cinquième tétraèdre. Ce vide permet justement, au pyramidion de se dissimuler dans la pierre cubique. Le pyramidion est extrait de l’intérieur de la pierre cubique ; le vide intérieur ainsi opéré devient le plein quand ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Le levier peut servir à extraire le pyramidion de l’intérieur de la pierre cubique. C’est à l’intérieur de la matière que l’on est connecté à l’univers. Par un retournement le maçon opère un changement d’être en choisissant de poursuivre dans la matérialité ou de s’élever vers la spiritualité. «Comme un bloc brut et inachevé, l’homme est extrait de la carrière et, grâce à la culture secrète des mystères, se transforme en une véritable et parfaite couronne pyramidale».
Les tableaux de loge du XVIIIe siècle représentent clairement que tout itinéraire initiatique correspond à la transformation de la pierre brute en pierre cubique à pointe. Cette image de l’ascension vers la transcendance correspond aussi à la recherche de la pierre philosophale.
Pour René Guénon, la transformation de la « pierre brute » en « pierre cubique » représente l’élaboration que doit subir l’individualité ordinaire pour devenir apte à servir de « support » ou de « base » à la réalisation initiatique ; la «pierre cubique à pointe» représente l’adjonction effective à cette individualité d’un principe d’ordre supra-individuel, constituant la réalisation initiatique elle-même, qui peut d’ailleurs être envisagée d’une façon analogue et par conséquent être représentée par le même symbole à ses différents degrés, ceux-ci étant toujours obtenus par des opérations correspondantes entre elles, bien qu’à des niveaux différents, comme l’« œuvre au blanc » et l’« œuvre au rouge » des alchimistes (René Guénon, note de bas de page 191, La Grande Triade.
Cette interprétation pourrait aussi considérer que le pyramidion est ajouté à la pierre cubique pour représenter le fait que non seulement il faut tailler sa pierre mais qu’il faut aussi lui ajouter par le travail, l’écoute de l’autre, ce qui complète notre être pour son perfectionnement.
Le sommet de la pierre cubique à pointe est assimilable à un omphalos, une représentation visible et concrète du centre du monde, d’une ouverture sur le divin, quintessence de l’être, point de rencontre du manifesté et du non-manifesté comme un axis mundi. Le concept de montagne cosmique exprime spécifiquement cette idée d’omphalos, le thème de centralité qui est bien caractéristique du mont Sion. Ce qui est important est toujours central. C’est ce que les cartes du monde médiéval exprimaient visuellement en assimilant Jérusalem avec le centre du monde
L’extraction de la part matérielle laisse place au contact avec le monde de l’esprit. Autrement dit, ayant trouvé le centre de son être, l’initié élève ce centre vers la transcendance pour le faire surgir de la pierre cubique.
« Passer de la pierre brute à la pierre cubique à pointe c’est résumer par ces deux symboles l’ensemble de l’itinéraire initiatique, l’une et l’autre en étant l’alpha et l’oméga. C’est savoir dégager sa personnalité de toutes les gangues d’apparences pour en faire émerger l’être profond. Cela demande au Maçon en quête de vérité et d’unité de savoir pratiquer avec succès le Connais-toi toi-même et de parvenir à trouver l’accès au sommet de la pierre cubique à pointe ou d’accéder à cette transcendance de l’être, représentée sous forme de sublime lumière, d’un rai de clarté que la hache ou le marteau taillant permet de faire pénétrer dans la pierre. »(La pierre cubique à pointe, synthèse de la connaissance de Jeanne Leroy)
La pointe inversée, à l’intérieur, du pyramidion, indique le centre de la pierre. Le franc-maçon travaille au centre laissant à la périphérie les lourdeurs et les rumeurs de la vie. Un des secret des constructeurs serait de rectifier la pierre pour essayer d’en faire un «diamant», jusqu’à en trouver le centre. Ce centre qui, sous une autre formulation et par simple antimétabole du langage codé des alchimistes est ce que la symbolique appelle «la Pierre Cachée» du VITRIOL, indiquant qu’en réalité la quête consiste à rechercher ce qui est caché dans la pierre (Voir l’article Sub ascia sur le journal). Oswald Wirth écrivait : la pierre cubique entamée par une hache, …indique sans doute qu’il faut ouvrir la Pierre, la fendre afin d’arriver à son contenu, à son ésotérisme). «Va vers le courant du Nil, tu trouveras là une pierre ayant un esprit; prends la, coupe la en deux, mets ta main dans l’intérieur et tires-en le cœur, car son âme est dans son cœur.» (Ozime citant Osthanès, un mage légendaire de la Perse antique selon Marcellin Berthelot, Les origines de l’alchimie, p.165.)
Jean-Marie Ragon, dans son Cours philosophique et interprétatif de toutes les initiations anciennes et modernes de 1841, écrit : « C’est dans le rite français seulement qu’il est question plus amplement de la pierre cubique [à pointe] dont une des faces présente, dans une division de quatre-vingt-une cases, les mots des cinq premiers grades ; et le chapiteau, composé de seize cases triangulaires, formant ensemble un grand triangle, ou delta, emblème de la Divinité, renferme le mot sacré du présent grade. Elle présente sous les nombres 3, 5, 7, 9, 42, consacrés dans toutes les religions et sous les figures géométriques triangle, cercle, carré, qu’affectionnent les initiés de Memphis les attributs de l’intelligence suprême les grandes divisions et les opérations de la nature, les principes des sciences, des arts et de la religion naturelle. »
En 1863 paraît Le rameau d’or d’Éleusis écrit par Étienne Marconis de Négre, qui donne également des explications à cette pierre – dite dans le texte angulaire -, la considérant comme essentielle en Franc-maçonnerie et dont l’une des faces est un chef d’œuvre.
Au 13ème degré du REAA, cette pierre cubique est découverte par Guibulum, Stolkin et Johaben, les Chevaliers de Royale Arche, dans une voûte secrète, au milieu d’un piédestal, et « recouvert d’une pierre d’agate taillée en forme quadrangulaire, sur laquelle il fut gravé à la face supérieure, le mot substitué, à la face inférieure tous les mots secrets de la Maçonnerie et aux quatre faces les combinaisons cubiques de ses nombres, ce qui la fit dénommer pierre cubique. » C’est ce que rapporte le Frère Chéreau dans son texte Explication de la croix philosophique et de la Pierre Cubique.
Pour les Égyptiens, la pyramide constituait l’escalier permettant au pharaon défunt de s’élever jusqu’au dieu Rê, de rejoindre le Principe. La pyramide matérielle devait se compléter d’une pyramide spirituelle non apparente, prolongement des quatre arêtes vers le ciel, et également d’une pyramide souterraine la liant à la Terre et formant avec la première la manifestation de l’octaèdre.
Et si tout cela n’était qu’élucubrations de spéculatifs ?
Jean-Michel Mathonière, essayiste et historien du compagnonnage et plus particulièrement spécialiste des Compagnons tailleurs de pierre, nous en propose une toute autre approche. «La perspective est omniprésente dans les traités de la première moitié du XVIIe siècle, et l’on sait combien elle possède une dimension symbolique. Il en va de même pour tout ce qui touche à la projection des ombres par la lumière, qu’il s’agisse de la mise en scène de l’architecture ou bien de la gnomonique.» C’est ainsi que, pour lui, la pierre cubique à pointe est virtuelle et ne serait que la projection de la pierre cubique sur la pierre brute (celle qui est à tailler) dans l’art de la stéréotomie. C’est à partir du Traité d’Abraham Bosse (1647), où l’on voit des figures clefs de la théorie de la perspective oculaire, que serait originaire la pierre cubique à pointe, symbole de ce secret déformé en Franc-maçonnerie.
En fait, la Pierre cubique à pointe, qui orne le Tableau de Loge au Rite Français Traditionnel et au REAA, n’est pas une Pierre nous explique Jean-Michel Mathonière ! Il s’agit d’une méprise des spéculatifs. Les découvertes qui ont été faites font état d’une simple projection des ombres que l’on retrouve dans les Traités de perspective des XVIe et XVIIe siècles. Il ne s’agit donc pas d’un volume en plein, mais bien d’arêtes. C’est la projection de la lumière (divine en l’occurrence) d’un octoèdre (l’air) qui donne une pierre cubique à pointe ! Cette projection de lumière était considérée par les opératifs comme étant divine, tout comme la «divine projection» qui trace une perpendiculaire de la pointe de la pierre à sa base, sauf que les opératifs terminaient leur trait au centre de la pierre à l’aide d’une étoile. Les spéculatifs ont repris cette perpendiculaire sans en connaître la véritable signification, car l’aboutissement de cette perpendiculaire au centre de la pierre, est un point de fuite ! Cette divine perpendiculaire est, en fait, un trait de perspective qu’on trouvera représenté dans les traités de perspective du milieu du XVIIe siècle, notamment celui de Vignole, mais également dans Le livre de l’Architecture de Philibert de l’Orme et dans les traités de perspectives et de stéréotomie, tel ceux d’Abraham Bosse ou dans Manière universelle de Mr Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral, 1648) . Une preuve de plus que cette Pierre cubique à pointe n’est pas un volume, mais bien une suite de points de fuite (au sol, projection des ombres).
À bien considérer la forme d’une pierre cubique à la fois dans le plan et dans son volume, c’est-à-dire par un tracé en perspective, on s’aperçoit que la lumière, par l’ombre qu’elle crée, fait apparaître la pierre cubique à pointe.
Toutefois une interrogation surgit, la pierre doit-elle être nécessairement taillée afin de la rendre propre à l’usage auquel on la destine ? La pierre brute n’est-elle pas apte, dans sa singularité, ses aspérités et son opacité, à trouver une place dans l’édifice, ne serait-ce que par le rapprochement avec les autres pierres ? Faut-il lui donner nécessairement un aspect autre, la rendre homogène, la standardiser pour l’insérer dans le dessein collectif de la construction du temple de l’humanité ? Ce faisant, ne risque-t-on pas ainsi de lui retirer ce qui fait sa beauté ou son originalité ?
La réponse : et s’il ne s’agissait pas de tailler SA pierre pour se transformer mais de passer du travail de découverte de la pierre brute au travail sur la pierre cubique ? C’est faire grandir la pierre cubique déjà en soi pour remplir les «boursouflures de l’ego» par de la consistance d’être fraternel et spirituel.
Si tailler une pierre est une soustraction, tailler sa pierre est un remplacement en soi de ce à quoi on renonce pour accueillir l’élargissement d’une conscience plus éveillée et plus spirituelle jusqu’à ce que sa forme remplace la pierre brute.. Chaque être humain est un trésor enfouis dans une cage de préjugés historiques, marqué par sa famille, la société, sa culture, son histoire. C’est pourquoi, il convient de penser que celui (ou celle) qui taille sa pierre, n’est ni dans le renoncement ni dans l’abnégation de ce qu’il est. Il est dans la conversion de son être, parvenant ainsi à la découverte de ce qui est caché en lui pour faire résonner, dans sa conscience, l’écho de l’unité de l’esprit et de la matière. Comme dans la pensée de Jung, il s’agit d’intégrer ses polarités en croissance spirituelle.
«Tu dois devenir l’homme que tu es. Fais ce que toi seul peux faire. Deviens sans cesse celui que tu es, sois le maître et le sculpteur de toi-même», aurait pu écrire Friedrich Wilhelm Nietzsche (Ecce Homo, 1888, dont le sous-titre est : Comment on devient ce qu’on est (wie man wird, was man ist).
Quel superbe article !
Bonjour, je m’appelle Christian Sauvage et je travaille actuellement sur la pierre cubique.
Je cherche depuis pas mal de temps la logique du placement des planètes, (PJ) sur la pierre cubique
Devant mon désarroi, je cherche un spécialiste susceptible de m’expliquer.
Merci pour votre suivi.
Cordialement