jeu 25 avril 2024 - 20:04

Ici tout est symbole

Gérard Berliner Les symboles

Nec loquens, nec celans, sed significans (ni parlant, ni cachant mais signifiant, Héraclite). Les symboles reflètent la complexité trop souvent inextricable des choses (Oswald Wirth, Le symbolisme hermétique dans ses rapports avec l’Alchimie et la Franc-maçonnerie, p.8, Dervy)

“Un prêtre du IVe siècle, Rufin d’Aquilée, a montré, dans son Explication du symbole des apôtres, comment ce nom est entré dans le monde chrétien : «Le nom grec symbolon peut être traduit par indicium (signe de reconnaissance), mais aussi par collatio, (assemblage, rassemblement), c’est-à-dire ce que plusieurs rassemblent en une seule chose ; c’est ce que firent les apôtres. » En effet, le symbole des apôtres, aussi appelé Credo, est le regroupement en un seul texte des articles de leur foi” (Académie française, Le discobole, la diabole et le symbole, la parabole).

Le Catéchisme du concile de Trente définit le mot «symbole» ainsi : cette profession de foi et d’espérance chrétienne que les apôtres avaient composée, ils l’appelèrent «symbole», soit parce qu’ils la formèrent de l’ensemble des vérités différentes que chacun d’eux formulât, soit parce qu’ils s’en servirent comme d’une marque et d’un mot d’ordre qui leur ferait distinguer aisément les vrais soldats de Jésus-Christ des déserteurs et des faux frères qui se glissaient dans l’Église pour corrompre l’Évangile.

Par la suite, le nom français «symbole» ajouta à ces sens celui de figure ou d’image qui sert à représenter une réalité, le plus souvent abstraite. On ne s’étonnera pas que ce dernier sens soit assez proche de celui d’«emblème», puisque ce nom est tiré, lui aussi, du verbe grec ballein. Le verbe sumballein, en grec ancien signifie réunir, rassembler, et dérive de bolein, lancer, car sumballein avait primitivement le sens de lancer ensemble. De ce point de vue, son antonyme, diaballein, origine du mot diable, signifie lancer en travers, séparer.

Le mot dérive du grec sumbolon, qui servait à désigner une chose composée de deux parties. Les sumbola, représentaient en Grèce les deux moitiés d’une tablette ou d’un objet quelconque qu’on avait brisé lors d’un contrat et que chacun des deux contractants conservait en souvenir de l’entente. Les symbolon pouvaient également servir de signe de reconnaissance entre deux individus par aboutement des deux morceaux. Le partage en deux permet la reconnaissance et la sécurité à deux personnes ne se connaissant pas : les deux parties de l’objet ou, plutôt, le dispositif lié qu’elles permettent, sont au sens propre un symbole. Les deux parties du sumboleum s’assemblaient par la facette fraîchement apparue, mais comme chacune des parties était en trois dimensions, elles pouvaient se rattacher à de nombreuses autres pierres comme les pièces d’un puzzle, jusqu’à l’infini.

On en voit l’usage avec les objets rattachés aux dossiers d’enfants trouvés ou assistés. En particulier dans cette note jointe à un procès verbal d’admission d’un enfant trouvé (Théodore Deschamps, admis le 14 mars 1809 sous le matricule 956. Archives de Paris), vraisemblablement rédigée par ses parents. Ces derniers espèrent un jour récupérer l’enfant, et ont laissé avec l’enfant une demi-carte à jouer (6 de pique), grâce à laquelle ils pensent pouvoir, le moment venu, prouver leur identité de parents en présentant l’autre moitié de la carte (illustration de l’article).

Si le signe distingue et donc sépare, le symbole, lui, permet la convergence en réunissant ce qui est épars. En favorisant la pensée intuitive, les symboles facilitent le dépassement des limites personnelles, sociales, présentes ou passées et autorisent l’impression de comprendre ce qui est commun à tous les hommes et à toutes les civilisations.

Le mythe, comme le rite, est un mode d’expression propre à un groupe, à une société, à un moment donné. Son apprentissage, sa transmission dans le cadre d’une éducation, ou d’une tradition, crée un type très particulier de lien entre l’individu et le collectif, un lien où la part de l’imaginaire et du sentiment devient particulièrement importante. Ce lien, les penseurs grecs (surtout les néoplatoniciens) lui ont donné un nom : le symbole, rejoignant ainsi l’autre origine du mot, sumbolé, «l’articulation».

Le symbole ne recouvre pas d’obscurantisme, il dévoile, il révèle une connaissance du monde toujours plus vaste, qu’une parole enfermerait et réduirait dès lors qu’elle se donnerait à entendre sous forme de discours. Parce que le symbole condense en lui un nombre illimité de significations, il est par excellence le support de toute pensée effectivement synthétique et l’instrument de ceux qui travaillent sur eux-mêmes à effacer la coupure qui sépare la réalité du réel ; comme tout est signifiant, il s’agit de retrouver leur rapport. «Si les formes n’appartiennent pas à la perception ou à la pensée à la manière de conditions de possibilité, elles n’appartiennent pas non plus à la chose où elles résideraient tranquillement en attente d’être découvertes. Elles appartiennent à la problématique de la réalisation conçue comme une conquête» (Jean-Louis Brun, Efficience narrative et la transmission des formes de vie : une approche anthroposémiotique de l’autopoièse dans les pratiques ritualisées, p.285).

Les symboles délivrent des messages. Ils sont des ponts entre la réalité vécue et celle de l’univers, des ponts de compréhension, des ponts de sensibilité. Ils permettent de prendre contact avec ce que l’intelligence, dans sa finitude, ne peut pas comprendre. Gilbert Durand le définit comme «un signe renvoyant à un indicible et invisible signifié étant obligé d’incarner concrètement cette inadéquation qui lui échappe et cela par le jeu de redondances mythiques, rituelles, iconographique qui corrigent et complètent inépuisablement l’inadéquation.» L’expression symbolique est appelée «signifiant», elle est liée à des concepts symbolisés, le «signifié». Le symbole aurait deux parties issues d’une tesselle originelle : une première partie qui reste en notre pouvoir, c’est l’objet lui-même et une deuxième partie hors de notre vue, en possession d’une personne tierce : c’est la contrepartie qui ne réapparaît qu’à l’issue d’un périple. Cette contrepartie va se réunir à la première pour reformer le tout originel.

Le symbole est un médiateur, une représentation, une évocation qui dissimule, dans un signifié, un signifiant sédimenté par le questionnement ontologique de ceux qui se penchent sur le mystère de l’être. Le signifiant, c’est la moitié visible du symbole. Le signifié, ce à quoi renvoie le signifiant, c’est la moitié invisible, ineffable, ce qui positivement ne peut être vu, nommé, mais seulement évoqué, suggéré.

Ainsi tout symbole a deux caractères : il est à la fois fragmentaire et complémentaire. Le symbole est  un fragment de vérité qui renvoie à la Vérité, un fragment d’être qui renvoie à l’Être. Et si dans notre vie quotidienne nous vivons dans le fini, la pensée symbolique permet d’accéder à l’Infini. Les symboles sont des catégories de pensée, ils sont indicateurs de comportement.

« Le décryptage d’un symbole, pour être efficace, exige en effet que soit pratiquée une certaine chirurgie: extraire l’os archétypal. Car c’est lui qui donne le sens. Pour ce faire, un peu de doigté est nécessaire. La pertinence veut que l’on se demande quel est l’archétype actif dans cet objet de pensée ou d’expression. Tout ce qui se monte et participe de la métaphore doit être repéré, retenu comme élément significatif. Sa particularité est à relier à celle des indices voisins au sein d’une cohérence généralement facile à pressentir dans une chaîne de signifiants. Voir en quoi la logique interne de l’image passe d’un indice à l’aube, sans se perdre. La continuité de l’expression imagée est déjà libératrice du sens. » (Dominique Aubier).

La représentation de la déité pose la question : «Comment peut-on dire en images ce qui est sans image et prouver ce qui est dépourvu de mode, qui dépasse toutes les pensées et toute intelligence humaine? (Les noces mystiques du bienheureux Henri Suso, L’anneau nuptial de l’éternelle Déité). Ainsi à la Renaissance apparaissent des emblemata, «proposées à la méditation et à la réflexion, non pas sous la forme du décryptage logique d’un rébus moderne, mais plutôt  comme la recherche d’une illumination intérieure». Par exemple en 1548, les Emblemata d’Andreae Alciati.

Au Moyen Âge, il y a des hiérarchies, des interdits des valorisations, par exemple le végétal est toujours plus pur que l’animal, les pierres précieuses et plus encore les perles sont plus valorisées que l’or. C’est le matériau qui donne sa valeur à l’œuvre d’art, ensuite son rapport à lumière que l’on appelle l’éclat, la couleur, la forme et tout en dernier le travail de l’artisan. En nous permettant de découvrir le troisième terme entre deux éléments opposés, le symbole nous apporte la Sagesse; en nous transmettant le numineux, l’énergie propre à l’archétype, il nous communique la Force; en conciliant ce qu’il y a en nous de conscient et d’inconscient, le symbole nous invite à l’Harmonie.

La fonction symbolique s’articule en ses sept aspects essentiels : 1) Sa nature : elle possède une portée ontologique, de l’être, qui n’est pas seulement subjective, poétique ou anthropologique. 2) Sa direction : elle «circule» de haut en bas, permettant ainsi de distinguer l’ordre de l’être, et l’ordre du connaître. 3) Son expression : tout y est donné en bloc dès le départ, puis découvert par un processus d’approfondissement. 4) Son architectonique : à la fois fermement structurée, et indéfiniment ouverte. 5) Sa vie intérieure : animée par une différence ontologique entre le symbolisé et le symbolisant. 6) Sa référence absolue : elle désigne une transcendance non symbolisable, qui est en quelque sorte le « plafond » du symbolisme. 7) Sa correspondance avec des états humains, car la connaissance est continûment assimilée et intériorisée : chaque étape ayant des corollaires dans un niveau d’intelligibilité et dans un stade de la réalisation humaine.

Les symboles sont à la fois substitutifs, projectifs, introspectifs.

En littérature, les bestiaires sont des ouvrages où sont catalogués des animaux, réels ou imaginaires, dont les propriétés, généralement merveilleuses, sont présentées comme symboles moraux ou religieux, ainsi dans le Physiologus, texte grec du IIe siècle, propose à la fois une zoologie spiritualisée et une théologie incarnée dans les bêtes, associant des citations de la Bible à des descriptions d’animaux, créant une typologie chrétienne à partir de la juxtaposition d’une image zoologique et d’un emblème christique. Là aussi il y a une hiérarchie que l’on retrouve dans la matière animale des parchemins. Jamais une reliure de livre religieux ne sera en peau de truie. Il sera en agneau, au mieux en cerf (cervus, le cerf et servus, le serviteur, un des surnoms du Christ).

Les symboles, souvent associés aux mythes, disent la voracité, la maternité, la haine, l’amour, la peur, la solitude, et même le meurtre, ils disent aussi l’équilibre, la fraternité, l’harmonie, le mystère. Ils montrent l’homme dans son rapport avec lui-même, avec les autres, et avec le cosmos.

Les symboles ne sont que les vêtements qui habillent les énergies qu’ils représentent. Leur polyvalence les rend toujours délicats à utiliser et l’usage de la seule raison est souvent insuffisant. «La particularité de l’essence symbolique est de traverser tous les sens cognitifs et réflexifs en y laissant une trace «ressentie», que l’objet signifiant soit présent, absent ou substitué. L’expression «ressenti» associée à l’essence exprime qu’il est possible de lire le réel dans une dimension qui ne se borne pas aux limites du sens discursif et de s’affranchir de l’inconstance du sens relatif».

Parce que la pratique du symbolisme en Maçonnerie stimule la conscience par la recherche et la compréhension de la substitution des signes aux choses, du sens aux signes, du symbole au sens, la substitution renvoie à un au-delà, à un invisible. Le sens est ce qui hante énigmatiquement le signe qui lui est substitué.

On pourrait démontrer qu’aucun symbole utilisé en Franc-Maçonnerie n’est de fait spécifiquement maçonnique. Ce qui l’est, c’est le corpus maçonnique dans son ensemble, c’est-à-dire cette capacité qu’a eu la Franc-maçonnerie d’accueillir, et de métisser, surtout au XVIIIe siècle, nombre de symboles ou d’emblèmes tirés de multiples traditions et appareils symboliques qui l’ont précédée. À partir de 1740, la multiplication de Hauts Grades, et avec eux l’enrichissement de la matière symbolique, va nettement faire évoluer les travaux rituels en loge et porter l’attention sur des apports de plus en plus éloignés des considérations opératives et sociales des Anciens Devoirs. L’influence des penseurs ésotériques, comme Martinès de Pasqually puis Louis-Claude de Saint-Martin, va modifier le rôle et la nature de la symbolique pour en faire un objet d’étude à part entière.

«Les symboles peuvent s’étudier en vertu d’une explication morale telle qu’elle est souvent présentée dans les rituels et notamment dans les rituels anglo-saxons ou quasi-théologique comme le fait le  Rite Écossais Rectifié. Cependant les explications qui feraient correspondre à chaque symbole un principe moral ou métaphysique ne résument pas l’intérêt qu’ils  présentent et présentent l’inconvénient majeur de fermer la réflexion en en fixant définitivement le sens.»

Chaque décor, chaque mot, chaque geste à l’intérieur du temple recèlent encore d’innombrables richesses qui attendent d’être recueillies. Comme l’écrit Paul Ricœur : «Au contraire des philosophies du point de départ, une méditation sur les symboles part du plein du langage et du sens toujours déjà là; elle part du milieu du langage qui a déjà eu lieu et où tout a déjà été dit d’une certaine façon; elle veut être la pensée avec toutes ses présuppositions. Pour elle la première tâche n’est pas de commencer mais, du milieu de la parole, de se ressouvenir.»

Symbole n’est pas emblème, symbole n’est pas attribut, symbole n’est pas allégorie, symbole n’est pas métaphore, symbole n’est pas analogie, symbole n’est pas parabole, symbole n’est pas apologue.

Comme «les docteurs du Talmud, pour qui la période miraculeuse est close; le raisonnement remplace l’inspiration divine; le commentaire livré à la libre interprétation des rabbins supplée à la loi révélée»; les herméneutes des symboles ouvrent tout questionnement sur l’ontologique. Bel exemple de tolérance : le Talmud rapporte avec soin les opinions individuelles, même lorsqu’elles ont été repoussées par la majorité des docteurs, afin de laisser à chacun le droit de rechercher ce qui lui paraît de plus vrai dans les assertions contradictoires des docteurs. C’est à la raison humaine qu’il appartient de les comprendre et de les l’interpréter.

Peu de mots ont reçu autant d’extension que le mot symbole, la comprendre avec le texte fondamental de Goblet d’Alviella, La migration des symboles.

Il est habituel dans le cadre de l’initiation d’apporter au nouvel initié un référentiel symbolique traditionnel. Si un sens lui est proposé, cela ne devrait pas être de manière définitive, mais plutôt comme une invitation à parcourir un nouveau chemin, dont la pertinence ne lui apparaîtra que plus tard par son travail personnel, avec une perspective infinie car toute catégorie d’existants est, de proche en proche, en relation de correspondance avec toutes les autres. Chaque symbole, apparemment séparé, ne se suffit pas nécessairement par lui-même, c’est pourquoi il renvoie à un ou plusieurs autres faisant éclater le carcan du mot seul qui l’exprime, permettant «de passer d’un sens à un autre, mu par un élan, une sorte de ricochet du raisonnement et de l’imaginaire». Alors se créé un réseau fluide en surface, de symbole en symboles, dynamique plus souvent subreptice, qui fait converger vers une unité, par analogie, congruence, correspondance, opposition, rapprochement, complémentarité, similitude, mêmeté, ipséité, un rassemblement de ce qui était en apparence épars. En somme, la Franc-maçonnerie offre une “intersymbolité” à explorer dans sa structure holarchique. L’holarchie est une hiérarchie de holons, c’est-à-dire d’éléments qui sont à la fois un tout en eux-mêmes et une partie d’un système plus vaste (mot créé par Arthur Koestler dans son livre The Ghost in the Machine). Par exemple, le mythe d’Hiram qui est un mythe complexe car composite, renvoie à d’autres récits traditionnels et peut être décomposé en plusieurs thèmes mythiques, ses holons.

Dire en FM qu’ici tout est symbole c’est comprendre l’holarchie de l’ensemble des degrés d’un Rite, voire de tous les Rites maçonniques.

Conférence du 22 janvier 2022 à l’Université maçonnique , Symboles et rituels, en quoi sont-ils spirituels ?  (une petite erreur de diction. En entendant le mot “phénoménologie”, comprendre qu’il s’agit de la “phénoménalité”)

Épanadiplose de cet article : vous entendrez à nouveau, à la fin de la conférence, le texte de Gérard Berliner


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Solange Sudarskis
Solange Sudarskis
Maître de conférences honoraire, chevalier des Palmes académiques. Initiée au Droit Humain en 1977. Auteur de plusieurs livres maçonniques dont le "Dictionnaire vagabond de la pensée maçonnique", prix littéraire de l'Institut Maçonnique de France 2017, catégorie « Essais et Symbolisme ».

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