mer 11 décembre 2024 - 11:12

De l’imaginaire à la foi

Les forces de l’esprit

La tradition orale – caractéristique originelle de la franc-maçonnerie – a bien entendu ses qualités et ses défauts. Si elle permet la transmission, par le bouche à oreille, de ce trésor qui constitue l’une des pratiques ancestrales de l’« humain » – dans la définition même de notre nature – elle est en même temps le véhicule des « idées reçues » qui traversent le temps et s’y inscrivent ! Comme la moule s’accroche au rocher !

En ce sens, la Psychanalyse et l’Analyse Transactionnelle, entre autres modèles et « théories de l’esprit » sont, à l’image de l’équerre et du fil à plomb, à la fois de précieux outils de « rectification » et de « complémentarité » en maçonnerie. Quoiqu’en disent les détracteurs des sciences de l’homme, dans nos rangs même, qui n’ont généralement qu’une approche par le « on dit », des théories en cause, donc sans implication personnelle. Et qui montrent ici, tout à la fois, intolérance, ignorance et vanité ! Les mauvais compagnons sont nombreux !

Par exemple, dire encore que les rituels maçonniques se suffisent à eux-mêmes, les prendre comme des vérités premières, voire des principes vitaux et sacrés – alors qu’ils sont des conducteurs cérémoniels et des véhicules de morales – est totalement abusif. Et faux ! Ils sont très utiles et respectables, certes, en termes de valeurs, mais absolument insuffisants à la compréhension de l’homme et son fonctionnement. Normal, puisque ce n’est pas leur fonction ! La méthode symbolique est méritoire mais elle a ses limites !

Autre exemple : Continuer d’affirmer de façon péremptoire – en fait par seul « ouï-dire » – que l’esprit est supérieur au corps…alors que les neurosciences ont prouvé leur interdépendance depuis longtemps déjà et qu’elles parlent aujourd’hui de « corps-esprit » jumelés ! Cette habitude du « dire, c’est croire », n’est pas que maçonnique ! L’homme est un animal fictionnel ! Depuis « la mise en place » de la pensée et de l’imaginaire, s’est enracinée dans notre cerveau, une disposition aux croyances. Le domaine du croire précité se décline en « tenir pour vrai », auto-persuasion, autosuggestion (cf. méthode la méthode Coué, moquée en France mais qui prouve son efficacité hors de nos frontières !) convictions, opinions, etc., autant de mots pour désigner les mécanismes « producteurs » de la certitude individuelle. Celle-ci établie – par adhésion personnelle, religieuse ou philosophique – peut s’exercer sans la preuve par le fait : les notions de Dieu, de divin, de divinités, d’Etre suprême, de Principe créateur, de Grand Architecte de l’Univers, ces créations humaines poétiques, en sont le meilleur exemple. Les « forces de l’esprit » peuvent même, à l’extrême, conduire le sujet, au gré de rites lancinants et répétitifs, à des « états modifiés de conscience », tels l’extase et la transe. Il s’agit de fait ici, d’une forme d’autohypnose, provoquée notamment par l’irruption dans le sang de diverses hormones, dont nos propres opiacés circulants (entre autres, les « endorphines » inductrices d’euphorie à fonction antalgique). Sans aller jusque-là, rappelons tout de même que la maçonnerie a elle-même bien « flirté » en son temps avec les pratiques magiques !

Nous le savons, les théories freudiennes (valorisées par Lacan) doivent beaucoup aux légendes de la Grèce antique et à ses philosophes. Lesquels nourrissent toujours la franc-maçonnerie actuelle. Ces derniers, pour leur part, avaient postulé les premiers, avec lyrisme, que nous sommes habités par trois fées turbulentes qui se disputent en nous, mais inséparables : raison, intuition, imagination. Elles sont toujours d’actualité et nous serions à même d’ailleurs de les masculiniser en trois lutins modernes, avec pour nom : le Logicien (rigoureux), l’Expert (averti) et le Poète (rêveur).

Constat : nous ne pourrions pas vivre sans notre imaginaire (siège de l’imagination, du rêve, de la création, de l’invention, de l’innovation, de l’enthousiasme). Et cet imaginaire n’est autre que l’irrationnel (à comprendre non comme le contraire de la raison mais n’en relevant pas : les mythes, les légendes et les religions relèvent évidemment de l’irrationnel !). Rêver en restant lucide n’est pas être irrespectueux !

Certes, l’irrationnel a son versant négatif, (superstition, passion excessive, violence, folies meurtrières dont les guerres, etc.), mais il est incontestable que ce même irrationnel a aussi la faculté “d’amplifier l’esprit”. Sans l’irrationnel, la raison s’assècherait : aucune grande réalisation (scientifique ou autre) ne peut faire l’économie de l’imagination et de l’intuition. Sans l’imaginaire, la franc-maçonnerie, campée sur son socle mythique, n’existerait pas ! Einstein le confirme : « l’imagination est plus importante que la raison ! ». Mais poétiser n’est pas raisonner.

Il n’est pas étonnant que de ce milieu psychique en « interactions » permanente, émerge en nous des doutes, des hésitations, des craintes. Alors même que nous devons gérer au quotidien notre peur existentielle, elle-même constitutive de notre Moi. Nous apprenons cette peur dès notre irruption au monde, avec l’intériorisation d’un dispositif de défense propre au vivant : l’instinct de conservation. Autant de choses que les rituels ne disent pas mais qu’il convient de se rappeler ou de savoir en maçonnerie, au XXIème siècle !

Vaincre la mort

En grandissant et adulte devenus, nous avons constamment peur, de la crainte de traverser la rue à celle de tomber malade, donc de souffrir, de mourir. Puis encore, nous avons peur de perdre nos proches : conjoint, enfants, parents, amis.

Nous sommes aussi taraudés par les peurs « modernes », autant d’éventualités qui vont du licenciement au manque d’argent, de la privation de nourriture à la disparition du confort matériel, de la perte de notre mémoire à celle de notre autonomie. Et partant, nous craignions de ne plus exister aux yeux des autres, toujours pour la même raison de sauvegarde : Indépendants par essence, nous sommes dépendants par force ! En vérité, l’être humain n’est pas conditionné à « la perte », comme le sont la plupart des animaux. Nous le constatons aussi, en loge, avec le « manque » soudain dans nos rangs, lorsqu’un de nos frères, l’une de nos sœurs, passent à l’Orient Eternel.

Dès lors, exposés comme tout un chacun aux aléas de l’existence, comment prétendre à quelque certitude, à une « vérité vraie » ? Même les modèles mathématiques les plus sophistiqués sont tous contestables et remplaçables par d’autres. Il vaudrait donc mieux parler de réduire la part d’incertitude (théorie du modèle et de l’écart).

Ainsi pour nous francs-maçons, qui nous inter-enseignons le doute, il convient de nous méfier et même de nous éloigner de toute “attitude de surplomb”. Qui consisterait (au fil de nos degrés encore trop souvent confondus avec des grades !) à nous donner hiérarchiquement en loge des leçons assorties de bons ou mauvais points, et en ville revenus, à vouloir y jouer à toute force l’exemplarité ! A une époque où est mieux accueilli le « passeur » de désirs que le « marchand » de formats ou de modèles. Pour faire image encore, je pense en matière de surplomb précisément, que « notre vérité », ne réside pas forcément dans l’aplomb du fil mais aussi dans ses oscillations « métaphoriques ». C’est-à-dire, au gré du balancier de la vie, dans notre comportement entre la frustration et la satisfaction, la maladie et la guérison, l’orgueil et l’humilité, de la colère à l’apaisement, de la haine à l’amour !

Tout comme notre lutte quotidienne pour devenir meilleur apparaît dans l’angle entre les deux branches mobiles du compas. Comme le chemin entre notre besoin éperdu d’être aimé et d’autres êtres à aimer que soi se situe dans l’espace séparant les deux branches de l’équerre. Ou encore, quand il est question de la recherche de l’âme sœur, le parcours menant de la solitude à la rencontre se dessine symboliquement dans la distance entre le maillet et le ciseau ! Pour créer l’œuvre ensemble. Bref, nos tentatives d’accès à la certitude sont dans l’interrogation permanente, dans la patiente recherche, le mouvement productif, dans la preuve par les faits. Non dans le « regardez-moi », la domination, la suffisance. Etre sûr de soi au sens vaniteux, rappelle que cet adjectif est issu du mot « vain » ! A preuve certains tabliers maçonniques : plus ils sont brodés de fils d’or et cousus de fioritures, plus ils nous éloignent de l’humilité (de humus, terre). C’est vraiment en sortant du paraître, que l’on parvient à être !

Ainsi, il s’agit, selon la règle psychologique des 3P, empruntée à l’Analyse Transactionnelle (Puissance, Protection, Permission) de se donner les moyens de penser et d’agir (Le gouvernement de soi-même) de prendre soin de soi (notre vie signifie la survie !) et de s’autoriser à être et à faire (Oser exister !). Ainsi, il n’y a pas meilleure autorité pour tenir les commandes, que soi-même ! Au nom de l’estime de soi et des autres.

Alors et seulement l’appréhension et l’angoisse font place à la confiance en soi, à la maîtrise de soi. La culpabilité s’efface devant la responsabilité, et le sens de la vie devient enfin le sens de ma vie ! Parce que la seule véritable certitude que nous ayons est celle de notre finitude. Donc un encouragement, un engagement, à vivre le mieux possible notre éternité sur terre. La mort des autres, bien entendu, nous renvoie sans cesse à la nôtre. Faut-il la craindre ? Rappelons-nous, en guise d’apaisement, la belle et noble formule d’Epicure : « La mort ne nous concerne ni morts ni vifs. Vifs, parce que nous sommes ; morts, parce que nous ne sommes plus ! ».

Philosopher, c’est apprendre à mourir, nous dit Platon et Montaigne après lui. C’est à dire accepter notre sort et vivre pleinement chaque jour comme s’il était l’ultime.

La franc-maçonnerie propose aussi sa voie pour vaincre la mort, à sa façon. Mais ce n’est certainement pas en créant une rivalité dans la « course aux tabliers » qu’entretiennent encore trop d’organisations maçonniques, qui se détournent de leur objectif spirituel. La compétition est un jeu profane qui les égare ! C’est en remettant à l’Orient de sa loge bleue son tablier blanc à l’Apprenti, qu’il demeurera à vie, que l’Art Royal s’honore et remplit sa vraie fonction initiatique. Et que l’initié devient ainsi éternel !

La création, hasard ou volonté ?

L’origine de la franc-maçonnerie – celle du « mestier » comme celle de réflexion – nous ramenant aux constructions religieuses et aux hommes d’église, il est logique que Dieu – ou l’hypothèse Dieu – soit évoqué ici. Aux bâtisseurs qui ont lancé les cathédrales vers le ciel, puis à leurs successeurs spéculatifs et à nous-mêmes, « penseurs d’aujourd’hui » dans nos loges, s’est posée et se pose toujours la même question : Y- a- t-il une volonté dans l’univers ? Formuler cette interrogation, après la classique question individuelle : Qui suis-je, d’où viens-je ? Où vais-je ? C’est déjà formuler une croyance. C’est se demander, avec l’intelligence dont nous sommes dotés, si l’univers est l’œuvre d’un constructeur et dans l’affirmative qui a créé ce constructeur ? Et si la théorie du big bang est recevable, c’est se heurter à une autre question vertigineuse : Comment quelque chose peut naître de rien ?

Ces questions « philosophiques » de tout temps se posent aujourd’hui à la science qui, devant l’horloge et son extrême précision ne conteste plus le postulat d’un horloger ! Mais si ses progrès fulgurants en termes cosmologiques (découverte de nouveaux univers, notamment) apportent toujours de nouvelles théories, elle reste dans l’incapacité de les démontrer ! Cette volonté à l’origine de l’Univers et son expansion aurait donc un sens. Et qui dit sens, dit conscience pour l’interpréter et en témoigner. Celle du philosophe Baruch Spinoza (1632-1677) l’analyse tel un principe panthéiste qui anime la Nature (comprenant tout ce qui existe) et nous en montre l’harmonie et la beauté. La franc-maçonnerie déiste ne dit pas autre chose quand elle affirme son adhésion à un Principe créateur qu’elle nomme Grand Architecte de l’Univers. Un emprunt au poète Philibert de l’Orme.

Rappelons au passage que les « promoteurs » de la franc-maçonnerie, James Anderson et Jean-Théophile Desaguliers, ont eu, pour leur part, le mérite de “mettre de côté” leur formation et exercice protestants, afin de proposer aux premiers adhérents une religion naturelle, (ou loi naturelle) croyance fondée sur les données de la raison et de la conscience individuelle, sans le concours des églises. Ce concept d’un dieu personnel, totalement éloigné du « socle biblique », a évidemment été vite déconsidéré par les courants théologiques…et les premiers francs-maçons français, qui ont installé au gré des loges, dès 1725, une maçonnerie chrétienne. Aujourd’hui, les notions précitées de « « Grand Architecte de l’Univers » ou de « Principe créateur », qui n’existaient pas à l’époque, ne sont guère éloignées de cette religion naturelle, quand elles sont proposées comme symboles à interpréter librement. Il nous revient d’ailleurs de réfléchir sur la différence entre un dieu symbolique et un dieu révélé, les deux relevant de la fiction, tout respect gardé pour les religions dites du « Livre ». Ce Livre étant celui de la religion considérée, mais en aucun cas le « grand livre de l’humanité », comme certaines obédiences persistent encore à l’affirmer, à propos de la Bible. Fiction n’est pas réalité, encore moins vérité !

On peut aussi s’étonner du désir des Obédiences et Suprêmes Conseils ayant opté pour un dieu symbolique et espérant fébrilement, malgré tout la « reconnaissance » de la Grande Loge Unie d’Angleterre qui exige de ses « délégations internationales », la croyance en un Dieu révélé ! Comme s’il était vital de recevoir cet « adoubement » d’une instance qui montre ici une belle intolérance et atteint le grandiose en s’identifiant à la main de Dieu ! Fiction, encore et toujours !

On ne peut toutefois pas parler de croyances et de religions sans aborder ce qui peut dans un pays, les faire cohabiter pacifiquement et les séparer de l’autorité publique : la laïcité. C’est ce principe de séparation de la société civile et de l’institution qui permet la liberté de conscience. Non seulement, la laïcité n’interdit pas les religions, mais elle en préserve l’existence. Tout comme, de la même façon, elle doit préserver les non-croyants et les agnostiques, de toute ingérence de la religion dans la vie civile. Il y a un droit à la croyance, comme il existe un droit à la non-croyance. A part le Grand Orient de France, les obédiences françaises sont bien trop silencieuses sur ce point !

Certes, il est clair que si les croyances se sont aujourd’hui diluées, le fait religieux ne peut être balayé d’un revers de main. Ce serait du même coup, geste impensable, rejeter les initiés (es) qui la fréquente : l’église, le temple, la synagogue, la mosquée, ont leur place dans la cité, comme la loge y a la sienne ! Les religions sont utiles depuis des siècles et le seront encore, qu’elles soient appréhendées comme moteur qui dynamise et aide à vivre ou « consolatum », qui apprend à mourir, deux aspects de la condition humaine. Priver l’homme de religion, serait l’amputer de lui-même, disent en chœur philosophes et poètes, après Benjamin Constant. Comme priver l’homme de franc-maçonnerie, serait le priver d’un outil puissant, producteur de liberté !

Nous venons en loge, ce lieu d’intelligence collective, pour nous transformer, avec l’idéal de transformer le monde. En clair, pour y cultiver ensemble une « raison raisonnable », intuitive, imaginative. Au total altruiste. N’est-ce pas là notre croyance même, puisque croire c’est aimer ?!

Sans être une religion la franc-maçonnerie est bien en soi, une forme de miracle ! Celui de traverser le temps, à son rythme, depuis le Moyen-Âge !

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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