ven 22 novembre 2024 - 01:11

La terre et la lumière (2/2)

Suite de l’article d’hier que vous trouverez ici

Ce « vécu ensemble » qui pourrait apparaître comme un conditionnement en loge, à savoir : la solennité, le regard aimable, la bienséance, le silence, la correction vestimentaire, le port de décors ajustés, les déplacements codifiés, le ton de voix calme, l’autolimitation des temps de parole, les gestes rituels synchronisés, sont autant d’éléments symbiotiques qui participent à la construction puis à l’entretien de la fraternité. Il est certain que ce protocole usité depuis trois siècles, devient au fil des tenues une règle de conduite individuelle et groupale. Elle permet la réflexion symbolique qui ne doit rien à la magie ou à la sorcellerie, mais tout à une discipline librement consentie. Et partant toujours respectée.

Cette fraternité maçonnique du XXIème siècle, exercée en milieu protégé, à la lueur intime des bougies, par des individus près les uns contre autres et « synchronisés » par les rituels, renvoie immanquablement à la période dite « opérative ». Au temps des cathédrales. En Angleterre et dans toute l’Europe bâtisseuse, l’élévation des pierres en monuments, avec les risques encourus dans des conditions matérielles précaires, favorise la naissance des confréries professionnelles, communautés fraternelles de « mestiers » et autres guildes compagnonniques du bâtiment. Pilotées par les cultes, elles instaurent un accompagnement à visée d’assistance et de secours mutuels.

Avec cette forme de corporatisme, précurseur du syndicalisme, s’installe et se fortifie une solidarité engageante pour chaque ouvrier vis – à -vis des autres. A l’image d’une fratrie biologique, apparaît la notion d’appartenance à une famille, à la fois identitaire et sécurisante. Puis survient dans le langage de chantier le mot « frère » pour s’interpeller, vraisemblablement emprunté aux moines, lors de la construction des monastères. Un vocable très ancien utilisé par les premiers chrétiens entre eux. Il n’est pas étonnant qu’il ait été repris, avec la symbolique humaniste des outils, dans les Constitutions de la maçonnerie spéculative.

 Rappelons ici, sans chauvinisme aucun, que si ces Constitutions maçonniques sont nées en Angleterre, leur « architecture » est bel et bien française, puisque suggérée à la plume talentueuse du créatif James Anderson par le « penseur » Théophile Desaguliers. Une belle récompense, une revanche même, pour ce pasteur que de voir ses idées philanthropes mises en forme à Londres. Lui qui y est arrivé petit enfant en bateau – chassé de La Rochelle par l’anti-protestantisme – caché par son père dans un tonneau !

Comment ne pas indiquer ici que Desaguliers ne se contenta pas d’une vie d’ecclésiastique mais qu’il l’enrichit avec un superbe parcours maçonnique et une non moins brillante formation scientifique. Celle-ci lui permit de devenir l’adjoint immédiat d’Isaac Newton, le père de l’attraction universelle et de la théorie du rayon lumineux. Deux découvertes que l’on peut comprendre aujourd’hui, coïncidence ou non, comme les deux métaphores génitrices de la maçonnerie spéculative. A savoir, un double concept :

  • La « terre-aimant », généreusement nourricière, imaginée comme le symbole de l’Amour et de l’attirance de l’autre.
  • La lumière, perçue à la fois, avec ses deux qualités constitutives spécifiques, comme l’éclairement de l’esprit et la chaleur fraternelle.

Deux représentations qui n’ont pas échappé à plusieurs historiens et « maçonnologues ». Partant, ils n’hésitent pas à désigner Newton, comme l’inspirateur pour ne pas dire le véritable fondateur de l’Ordre maçonnique mondial ! Même s’il n’a jamais été initié !

De la sorte, la fraternité de choix ramène ici, dans sa pratique même à la fois à l’égalité et à la liberté.

1) Egalité dans les loges, où, l’homme étant considéré avant sa fonction sociale, se côtoyaient hier ecclésiastiques et marchands, notables et occultistes, entrepreneurs et aubergistes, puis se rencontrent aujourd’hui, médecins et comptables, garagistes et informaticiens, architectes et policiers. Par l’application locale d’une règle simple, l’abandon des métaux, c’est-à-dire – avec une allusion imagée au temps de l’épée portée par les nobles, « laissée par chacun au vestiaire » – un dépouillement symbolique. Il appelle à la modestie les egos boursoufflés et favorise la mise de côté, sinon l’oubli des ressentiments personnels.

2) Liberté sur le parvis, pour ceux qui n’ont pas satisfait leur quête et qui peuvent, à tout moment, quitter le mouvement maçonnique. A l’inverse, soulignons-le, des dangereux mouvements sectaires captateurs.

Une cérémonie secrète

L’exercice d’une telle fraternité de choix, librement construite et acceptée, est sans nul doute aussi puissant que celui d’une fraternité de sang, quand il est régulièrement renouvelé. En l’occurrence chaque quinzaine. C’est bien entendu la fréquence de rencontre, qui, à la manière d’un jardin bien entretenu, donne sa verdeur à la fraternité, pas la biologie !

Mais malgré tous les soins donnés, des mauvaises herbes ont pu récemment apparaître entre les plantes. La franc-maçonnerie, comme toute organisation, ne comprend pas que des personnes sans défaut. Il a été tentant pour ce qu’il convient d’appeler des « faux-frères » d’assimiler le tableau d’effectif d’une loge ou de plusieurs à un réseau relationnel. Pour l’exploiter commercialement, aux fins d’obtention de marchés, par exemple. Bien entendu, la justice passée, la presse n’a pas manqué, non seulement d’informer ce qui est son travail, mais de souvent majorer les écarts de conduite observés. En multipliant l’accusation par le nombre de francs-maçons. 150 000 francs-maçons en France = 150 000 affairistes ! Ce procédé a profondément attristé, voire même courroucé l’immense majorité de francs-maçons et franc-maçonnes honnêtes.

En vrai, il n’est pas toujours facile de détecter sur le champ – et même impossible – les motivations réelles des candidats qui frappent à la porte du Temple. Qu’il s’agisse de leur aptitude relationnelle, disposition aux certitudes et aux doutes, goût pour le pouvoir, degré de résistance aux frustrations, assiduité, fidélité à un serment. Un extrait de casier judiciaire vierge n’est pas une boule de cristal dans laquelle on peut lire les intentions des demandeurs ! Il est clair qu’une loge n’est pas forcément armée pour deviner les visées commerciales, d’autant qu’aujourd’hui les candidatures spontanées, avec leur part importante « d’inconnu », sont de plus en plus nombreuses. D’où l’importance des encadrements et parrainages avant toute initiation.

Même si le but de la franc-maçonnerie est de permettre au maçon d’acquérir une liberté intérieure, la loge ne doit pas être confondue non plus avec un espace psychothérapeutique. Lorsqu’elle devient un « lieu de soin » pour une personne mentalement fragilisée, les deux parties sont dans le « malêtre » et non plus dans la fraternité. Une loge ne peut, sans dommages, être détournée de son objet initiatique.

 Certes la marge est étroite entre le besoin d’aide et le développement personnel. Les deux passent par « l’affectif ». Nous pensons tous être aux commandes de notre raison alors que c’est le sentiment qui nous conduit ! Encore et toujours ! Le symbolisme peut donner du sens à la vie de l’homme mais non changer sa nature. De la sorte, ne nous cachons pas notre situation de frères ou de sœurs « en quête», en recherche – et pas seulement spirituelle – souvent inconsciente, selon notre histoire. Qui d’un parent, d’un partenaire, d’une famille. Qui de reconnaisance, de gratifications, du pouvoir précité. Qui aussi, de fournisseurs ou de clients, consciemment cette fois, nous venons d’en parler. La liste est longue de nos attentes. Parce que nous sommes des romans vivants. Et partant, au fil des épisodes de notre existence, nous nous affirmons comme des êtres de désirs ! La fraternité maçonnique n’exige pas d’entrer systématiquement dans le désir de l’autre et de le satisfaire, mais d’y être attentif. Point besoin pour cela d’adopter une posture de soignant : il n’est de meilleure oreille qu’un cœur ouvert. Aujourd’hui, on communique de plus en plus mais on se parle de moins en moins. C’est à l’intérieur des loges que nous pouvons apprendre, avec générosité, nous seulement à entendre, mais à écouter. Pour bien échanger à l’extérieur. C’est en regardant en soi qu’on voit mieux le dehors. Précisément, en fermant les yeux, défilent dans ma tête les images d’une scène d’enfance quercynoise très forte :

La pointe de la lame du couteau Laguiole miroite au soleil. Guidée par ma main droite tremblante, elle est posée sur la chair, déjà enfoncée, à la base de ma main gauche ouverte. Assis à côté de moi sur un tronc d’arbre, mon camarade, l’air grave, fait le même geste avec la lame d’un Opinel, bien appuyée sur la face interne de son poignet. Au signal convenu, un clignement commun de paupières, nous tirons vivement à l’horizontale le manche de nos couteaux, les dents serrées. Et soudain, le sang perle de nos deux coupures que nous rapprochons aussitôt, l’une sur l’autre, pour en mêler le précieux liquide vermeil. Il s’écoule, goutte à goutte, sur la feuille blanche de cahier posée dans l’herbe, comme témoignage de notre cérémonie secrète…

Je me souviens de cet après-midi de fin de vacances où avec ce copain local, nous nous sommes inter-initiés à notre façon dans une gariotte de berger, isolés du monde – et de nos parents – au fond d’un bois. En unifiant ainsi notre sang, selon le rituel des indiens, vu dans un « illustré » de l’époque, nous voulions sceller à vie notre complicité, et devenir vraiment frères de sang, avant de rejoindre nos destinées individuelles. Ce souvenir nous a marqués puisqu’il revient toujours dans nos conversations aujourd’hui, lors de nos rencontres. Après plus d’un demi-siècle d’une relation demeurée intacte !

Je comprends en revivant cette scène que la fraternité sincère, véritable, inconditionnelle, qu’elle soit de sang ou de choix, est à la fois alliance et « reliance ». Parce qu’elle est de l’ordre du sacré.

1 COMMENTAIRE

  1. Qu’il me soit permis, avec respect, de souligner que considérer l’égalité en loge par » l’abandon des métaux, c’est-à-dire – avec une allusion imagée au temps de l’épée portée par les nobles, « laissée par chacun au vestiaire » » ne serait peut-être pas la bonne explication.
    En effet, dans les plus anciennes divulgations maçonniques françaises, imprimées à partir de 1744, il était explicitement précisé que, dans le cadre idéal de la Loge, et pour le temps de ses Tenues, tous les Frères devenaient égaux et on fit choix de l’égalité «par le haut». Tous les Frères étant réputés gentilshommes, tous furent appelés à porter l’épée, qu’ils fussent nobles ou non «à l’extérieur». Tout quidam était annoncé au XVIIIe s. «gentilhomme » (qui vaut deux degrés de noblesse) sauf les domestiques annoncés «particulier» [gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k130898h/f51.image]. C’est pourquoi, en loge les bourgeois purent, dès lors, porter l’épée (réservée aux nobles) et ne s’en privèrent pas.
    Toutefois, il devenait alors difficile de passer l’épreuve d’initiation une épée au côté, au risque de voir un chandelier enflammé bousculé par l’épée du candidat aveuglé par le bandeau. On connaît la peur d’incendie des Anglais depuis le grand incendie de la City de Londres en 1666. Ce serait pour cette raison que le symbolisme de « laisser les métaux à la porte du temple » aurait été inventé, justifiant la privation de l’épée, entre autres. Les gravures maçonniques du XVIII e siècle sont d’ailleurs éloquentes à ce sujet montrant que l’épée n’était pas portée aux initiations du premier degré mais conservée aux autres degrés (worthpoint.com/worthopedia/four-masonic-prints-thomas-palser-310558829)
    Voir l’article : https://450.fm/2021/08/25/linterdiction-du-fer/

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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