ven 13 décembre 2024 - 14:12

Frères de sang, frères de sens

« Tiens, prends-le dans tes bras, c’est ton petit frère ! »

Le garçonnet, assis au chevet de sa maman souriante, dans une chambre de la maternité, est d’abord tout étonné. Puis ravi de recevoir sur ses genoux, un poupon aux yeux fermés, la peau rose toute fripée et qui émet des sons plaintifs, en se tortillant dans sa brassière. Sous l’œil attendri de papa, attentif de l’autre côté du lit, il ne sait pas trop comment tenir, protéger ce fragile cadeau. Cet autre lui-même en miniature, c’est son frère. Un nouvel être surgi dans la famille, à accueillir, à choyer, à aimer. Dont il est déjà fier, dont il se sent soudain responsable. Avec qui il va falloir vivre, éprouver, partager au quotidien. Un frère, un nouveau mot aussi, qu’il va devoir comprendre.

 Ce frère, ce second de la fratrie, c’est moi ! Qui, en naissant sept ans après lui, a dérangé un enfant déjà grand, dans sa tranquillité. Qui a bousculé son statut d’enfant unique. Et en a fait un frère aîné ! Je ne me suis vraiment rendu compte qu’adulte devenu, de la bienveillance et de la générosité qu’il faut à un frère pour en accepter un autre. C’est-à-dire, en premier lieu, partager ses parents, qu’il avait auparavant pour lui seul. En revanche, j’ai compris très vite en grandissant, que malgré toute l’attention, tout l’amour reçu, le cadet doit de son côté, trouver, inscrire et occuper sa place dans le cercle de famille. Parce que la fraternité ne va pas de soi !

L’expression populaire « se faire violence » est tout à fait descriptive : s’imposer une attitude, une contrainte, une restriction. Si j’ai trouvé ma place au sein de la fratrie, c’est bien que mon frère a cédé une part de la sienne. En se faisant, comme il me l’a dit, « une douce violence », c’est-à-dire, en montrant d’abord une jalousie instinctive puis en me « recevant » progressivement, avec plaisir.

Des fictions aux réalités

Adam et Eve

Si nous nous retournons vers le lointain passé, nous nous apercevons, précisément, qu’au commencement… était la dure violence !

Dès ses premières pages, la Bible la rapporte : Adam et Eve engendrent deux fils, Caïn puis Abel. L’aîné, irascible de caractère, devient un paysan tourmenté et envieux, avide d’agrandir ses terres. Le cadet, doux-rêveur et désintéressé, se fait berger, pour élever paisiblement moutons et brebis. Une inspiration leur dicte un beau jour de se présenter devant Dieu en témoignage d’adoration, avec une offrande. Caïn propose au Créateur une corbeille débordante de raisins, d’abricots, de pommes et de pêches. Abel lui tend deux jeunes agneaux de son troupeau. L’Etre suprême écarte la corbeille de fruits et prend sur son coeur les agnelets. Caïn se sent alors très humilié par le choix divin. Au retour, au coin de son champ, ivre d’une jalousie rageuse, il se jette sur son frère Abel et l’égorge.

L’histoire humaine commence très mal. Elle se poursuit sur le même mode fratricide. Dans la mythologie grecque, avec Etéocle et Polynice, les deux fils d’Œdipe, le premier trucidant le second pour exercer son pouvoir sur la ville de Thèbes. Puis dans l’antiquité latine, avec Romulus fondateur de la cité romaine, massacrant son frère Remus, parce qu’il en a franchi les limites et est ainsi suspecté de vouloir se l’approprier.

En passant des fictions bibliques et antiques aux réalités historiques contemporaines, celles-ci nous rappellent les suites de tueries commises par des armées cruelles, temporairement dominantes, privilégiant une funeste « conception ethnique » au principe de la fraternité universelle. Cette représentation avilissante de races jugées néfastes (par leurs spécificités génétiques, politiques ou confessionnelles) a généré au XXème siècle les génocides arméniens, ukrainiens, juifs, tsiganes, tutsis, entre autres. Autrement dit l’anéantissement de groupes ethniques par un autre. Soit le massacre de l’homme par l’homme. Du frère par le frère.

Remarquons au passage que la jalousie, sous toutes ses formes, – envie, dépit, ombrage – est toujours présente dans le mécanisme haineux puis criminel. Elle en est le moteur même. Qu’il s’agisse des peuples ou des familles ! Et notons que l’antipathie oppose depuis la genèse, les fratries entre elles, bien davantage qu’à leurs parents. Ainsi le principe freudien du meurtre du père, que le fils doit symboliquement tuer pour le remplacer, est largement dépassé par la réalité des millions de fratries qui se haïssent en permanence sur la planète ! Une détestation qui peut passer par la violence tant morale que physique. Et qui tendrait à prouver que, depuis les origines, toute fraternité s’appuie sur un fratricide, davantage que sur un parricide, qu’il soit symbolique, ou malheureusement, réel. Ce qui permet d’évoquer une violence intra-fraternelle fondatrice.

 Les successeurs de Freud ont ainsi devant leurs yeux un champ immense d’investigation, s’ils veulent bien passer de l’étude du « meurtre du père » à ceux des fils, entre eux. La fratrie, si elle intéresse les anthropologues, a en effet jusqu’à présent très peu éveillé l’intérêt des psychologues et des psychanalystes. Pour sa part, le philosophe Michel Serres observe même avec pertinence que le processus freudien s’inverse totalement avec le constat des politiciens de toutes les nations, c’est-à-dire les pères, qui envoient se faire tuer dans les guerres depuis des générations, des millions de jeunes soldats. C’est-à-dire leurs fils !

 Si l’on en croit la mythologie et le sens métaphorique à en retirer – sachant que les hommes, pères et fils, sont tous frères – cette folie assassine serait le socle nécessaire de l’apaisement, de l’harmonie attendue après la tragédie : du fratricide, la fraternité ! La rivalité féroce motivant les fratries Caïn/Abel, Etéocle/Polynice, Romulus/Remus, aurait ainsi une issue commune, celle d’avoir permis, par la disparition sanglante de l’un des deux protagonistes, l’épanouissement de la vie sociale. Comme si tout début nécessitait, non seulement une mort, mais un meurtre systématique (un être tué par un autre) pour prospérer et devenir un film à épisodes ! Car le mythe, sachons-le, contrairement au roman, comporte toujours une fin ouverte. Ce qui permet à la légende d’Hiram, pour en poursuivre l’aventure, de devenir le mythe d’Hiram, dans les Hauts Grades maçonniques !

Les religions primitives n’ont pas manqué – devant le schéma répétitif des images mythiques précitées – d’introduire dans leur pratique, autour du « mécanisme fraternel », la notion de « sacrifice », (étymologiquement de sacer, saint, puis de sacrificare, accomplir la volonté divine). C’est-à-dire le principe d’offrande symbolique rituelle à Dieu (donc renouvelée) afin de lui plaire et d’obtenir des faveurs, des grâces, voire pour détourner son courroux éventuel ! Et la religion catholique, à la suite, a vu dans le sacrifice le concept de rachat du péché originel, l’obtention du pardon. La mort du Christ, pour les hommes, ses frères, s’inscrit dans cette vision.

Des frères de hasard

Poignée de mains de la fraternité

La fratrie englobant les enfants des deux sexes, il n’est pas inutile ici de poser la question : Au vrai, qu’est-ce qu’un frère ? Qu’est-ce qu’une sœur ? Les dictionnaires nous répondent : Un frère, une sœur, sont celui et celle nés des mêmes parents. (frère germain, sœur germaine, du latin germanus, qui est du même sang). Une définition dont en déclinent deux autres, pour l’enfant né d’un même père (frère consanguin, sœur consanguine) et pour l’enfant né de la même mère (frère utérin, sœur utérine). Enfin pour être précis, notons que « le Petit Robert » ajoute : Les frères et les sœurs sont des collatéraux parents au deuxième degré.

Au-delà de cette parenté rapprochée, aux appellations quasi « techniques », il est surtout intéressant de pointer dans ces définitions et à notre niveau, ce qui fait la caractéristique de la fratrie, qu’il s’agisse de frères et sœurs, de demi-frères et de demi-soeurs : elle constitue entre des personnes, un lien. Un lien indéfectible, qui peut être tissé d’amour ou de haine, nous venons de le voir, et qui rapproche des frères aimants ou sépare des frères ennemis.

En glissant ici un brin de poésie, je dirai que le lien considéré trouve son origine dans un regard, celui échangé entre les deux parents, dont la rencontre a produit un premier enfant, puis éventuellement un second, et plus, grâce auxquels s’est constituée la fratrie considérée. A l’évidence, sans les parents, pas d’enfants, mais aussi pas de bons liens, sans bons parents. Je veux dire des parents présents bien sûr, mais encore des parents qui veillent à préserver l’harmonie entre les frères et les sœurs. Je prendrai l’image de l’équerre pour symboliser à la fois la verticalité et l’horizontalité que les parents représentent. Verticalité en termes de surplomb d’une fratrie traitée à « égalité d’amour » et horizontalité signifiant l’acceptation du départ, et autant que possible, l’accompagnement des frères et sœurs vers leur destinée.

Combien de jalousies sont dues à la préférence marquée d’un enfant, qui demeure à vie le « chouchou » ou la « chouchoute » des parents ? Combien de rancœurs naissent du constat par un frère ou une sœur de la non-reconnaissance de sa singularité ? Combien de conflits parents-enfants, trouvent leur origine dans la répétition d’un modèle conflictuel fourni par les parents fâchés avec leurs propres frères et sœurs ? Au vrai le fonctionnement d’une fratrie relève d’une véritable alchimie. Quand, dans « l’athanor familial », bouillonnent tour à tour des émotions et sentiments mêlés, voire des situations contradictoires : amour et tendresse, identification et admiration, rejet et frustration, imitation et complicité, jalousie et tristesse, joie et rire, orgueil et compétition, agacement et fâcherie, générosité et secours, domination et soumission, silence et éloignement, pardon et réconciliation, etc.

C’est bien de cette effervescence des « jeux de la vie » dans ledit fourneau que surgit l’or de la fraternité ! Celle-ci n’est donc pas à considérer comme un alignement permanent de vertus, mais plutôt comme une suite de combats dans le temps. Pour conserver, préserver coûte que coûte – malgré les désaccords voire les ruptures passagères – et d’orages en embellies, ce trésor qu’est l’amour filial entre deux ou plusieurs êtres. Ainsi la biologie n’explique ni ne justifie une fraternité qui perdure. Il n’est pas obligatoire d’estimer quelqu’un parce que nous provenons du même ventre maternel. Rien n’exige en fait de « fraterniser » ! Mais pour paraphraser Montaigne, je pourrai dire : Pourquoi j’aime mon frère ? Parce que c’est lui, parce que c’est moi !

La fraternité ne dépendant pas d’une grâce mais de l’entretien permanent d’un précieux « cordon relieur » par les frères et sœurs de sang, dans ce que nous appelons le « monde profane », comment fonctionne-t-elle en milieu maçonnique, dans une fratrie construite ? Il convient, pour répondre, de revenir à la mythologie et à ses fables, précisément parce que l’imaginaire des francs-maçons y puise du sens. Entre autres, le sens du semblable.

A l’évidence, si maçons et maçonnes sont frères et sœurs, il a existé des parents dans leur histoire ! Selon les légendes et l’ordre « d’entrée en scène » des rites au fil du temps, cette fratrie est fille de plusieurs héros mythiques. Qu’il s’agisse de Noë d’abord, le patriarche du déluge biblique, d’Osiris ensuite, le dieu Egyptien ou encore de Jacques de Molay, le chef des Templiers. Et enfin d’Hiram Abif, l’architecte-bronzier du roi Salomon. C’est celui-ci qui est unanimement reconnu et « opérationnel » dans la plupart des rites. Les maçons et maçonnes sont donc les fils et filles de la veuve d’Hiram : d’où l’expression « les enfants de la veuve », laquelle symbolisant l’institution. Cette fraternité illustre constitue à la fois son fondement et son ciment. Elle est spécifique de toutes les obédiences maçonniques.

Mais qu’en est-il au juste de cette bienveillance en loge « entre des personnes qui n’auraient normalement jamais dû se rencontrer » selon les pasteurs Anderson et Desaguliers, pères fondateurs de la maçonnerie dite « spéculative » (Constitutions de 1723) ? Cette « fraternité choisie », comme on l’a qualifiée, qui est bien davantage une « proximité provoquée » par les circonstances, n’est pas non plus automatique. Prudence oblige ! Il serait faux d’affirmer que dans une loge, les maçons, anciens « installés » et nouveaux arrivants « réservés » deviennent « copains d’enfance » sur le champ. La mayonnaise prend lentement, et c’est bien ainsi ! Pour atteindre la cohésion, ces « frères de hasard » doivent d’abord pouvoir se mesurer, se jauger, bref se rencontrer, au sens noble de ce verbe.Dans une vie, nous croisons des milliers de gens, mais nous en rencontrons très peu !

Sans aucun doute parce que la vraie rencontre, celle qui permet la communication authentique, « la mise en commun » des pensées entre deux ou plusieurs personnes, est un évènement exceptionnel, rare même…

A demain pour la suite…

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Gilbert Garibal
Gilbert Garibal
Gilbert Garibal, docteur en philosophie, psychosociologue et ancien psychanalyste en milieu hospitalier, est spécialisé dans l'écriture d'ouvrages pratiques sur le développement personnel, les faits de société et la franc-maçonnerie ( parus, entre autres, chez Marabout, Hachette, De Vecchi, Dangles, Dervy, Grancher, Numérilivre, Cosmogone), Il a écrit une trentaine d’ouvrages dont une quinzaine sur la franc-maçonnerie. Ses deux livres maçonniques récents sont : Une traversée de l’Art Royal ( Numérilivre - 2022) et La Franc-maçonnerie, une école de vie à découvrir (Cosmogone-2023).

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